2009

Reliefs 2009

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Jean Prod’hom


A l’abri




Il arrive parfois que l’homme particulièrement choyé par le malheur songe avec une relative fierté que la Providence l’a choisi parmi tous ceux de son espèce comme le plus apte à supporter les gros pépins qu’elle a placés sur son chemin, alors qu’elle aurait pu tout aussi bien les attacher – avec un égal succès – aux basques d’inconnus. Maigre consolation pour cet élu de la seconde espèce... lorsqu’une tuile, pour faire bon poids, lui tombe sur la tête.
L’homme se retrouve si défait, si humilié qu’il en arrive à s’interroger sur l’identité du démon qui l’a un jour égaré, il se sermonne, met en cause son père et sa mère, ses amis, le passé et l’avenir. L’air s’opacifie, sa tête aussi, il n’en sortira pas.
Soudain un éclair, une idée d’enfant attardé venue de nulle part bouleverse l’horizon, chasse de son cerveau les maux qui l’assaillent, transfigure son visage: « Ce n’est qu’une mauvaise pièce de théâtre et il existe d’autres théâtres! » L’éclair disparaît, l’homme s’est ressaisi.
Courte rédemption! les tuiles de son toit sont patientes. Allongé dans la nuit, les mains croisées sur le ventre, il fait le mort avant de s’abîmer dans le sommeil que la Providence, il le sait, ne visite pas. Petit miracle pour cet élu de la seconde espèce.

Jean Prod’hom

LIII



Comme souvent en fin de semaine on se retrouve à midi au café, dans un délicieux jardin d’hiver ouvert sur l'abattoir et l'église, à deux pas de l'arrêt de bus qui ramène de l'école deux fois par jour nos enfants. C'est l'occasion de parler en famille de choses et d'autres en buvant un sirop et en croquant quelques chips au soleil.
Lili et Louise ont participé ce matin à leur premier cours d'éducation sexuelle. Leur maman est curieuse, un peu inquiète aussi de l'écoute parfois approximative de notre cadette.
- Alors, comment on fait les bébés?
- Le bébé sort par le bourillon! répond fièrement Lili.
Une ombre passe en coup de vent, on s'arrête de croquer les dernières chips sur lesquelles nous nous étions tous précipités. Ce silence soudain plonge dans le doute celle qui, du haut de ses cinq ans, croyait avoir réglé pour toujours les mystères de la naissance. Lili est vexée comme un pou et le silence se prolonge.
Pour détendre l'atmosphère sa mère prend les devants et rappelle aux deux aînés qui en savent un petit bout sur la question et à Lili qui a décidément besoin d'un solide complément à ses apprentissages scolaires du matin de quel événement majeur le bourillon est la trace. Pour conclure, elle précise que c'est moi, le père, qui ai coupé le cordon ombilical. Je relève la tête, fier, sans être toutefois complètement persuadé que mes trois enfants ont conscience de l'énormité du geste et de mon héroïsme.
- Enfin, les bourillons de Louise et d’Arthur! ajoute Sandra pour conclure. Car toi, Lili, tu es arrivée si vite que ni papa ni le docteur ne sont arrivés à temps! C'est une infirmière qui s'en est chargée.
- Et toi, maman, t'étais où?

Jean Prod’hom

Dimanche 27 décembre 2010



- Le Précambrien désigne de façon informelle l'ensemble des trois éons précédant l'éon Phanérozoïque. C'est la plus longue période sur l'échelle des temps géologiques, puisqu'elle s'étend de la formation de la terre, il y a environ 4,560 milliards d'années, à l'émergence d'une abondante faune d'animaux à coquille rigide qui marque, il y a 542 Ma, l'entrée dans l'ère Paléozoïque et sa première période, le Cambrien. Tiens! une échelle contre le cerisier.
- Oubliée après la cueillette!

Jean Prod’hom

Eclaircissements lexicaux



RÉDEMPTEUR:
il est à l’origine d’une belle plus-value dont il est difficile de calculer le montant

REGRET:
un pardon de boudoir qui peut ne jamais sécher et y croupir

RÉFECTION:
elle instille le doute sur la valeur du premier ouvrage

RÉJOUISSANCES:
elles nous font regretter parfois la rusticité des formes simples

RÉNOVATEURS:
contradiction dans les termes, il ne faut jamais trop y croire

REPENTIR:
une très vilaine forme de pardon

RESSENTIMENT:
l’affaire exclusive des ruminants qui apprécient ce qui a macéré

RESTAURATION:
affaire de has-beens qui s’incrustent

(à suivre)

Jean Prod’hom

Le jour le plus court



à Juliette Zara (Enfantissages)

Lili s’est réveillée bien après le lever du jour, elle est assise sur l’édredon et on devine derrière les rideaux le soleil qui est revenu. Elle se saisit d’une petite valise reçue la veille, Secrets de Magicien, qu’elle a placée vers minuit à la tête de son lit, on n’est jamais assez prudent. C’est à ce moment seulement qu’elle ouvre les yeux, puis la valise dont elle vérifie avec soin le contenu, non, rien n’a disparu pendant la nuit.
Elle lance alors au ciel quelques mots secrets, les mots d’une autre langue et tout s’enchaîne comme dans un rêve, elle fait disparaître les doigts de sa main gauche, puis ceux de sa main droite, et tout son corps disparaît sous l’édredon. Demeure une tête d’ange sur un coussin multicolore. Lili dort au milieu d’un jeu de cartes truquées, ses paupières de porcelaine tournées vers une paire de huit et un valet de coeur.

Jean Prod’hom

LII



Projection hier au café de la Croix blanche. Un habitué présente sur l'écran plasma de la grande salle le petit film qu'il a réalisé la semaine passée à l'occasion d'un voyage de contemporains à Prague. Il est midi, l'heure de l'apéro. Le son est si mauvais et la salle si mal obscurcie qu'il eût fallu s'armer de pamirs et fermer les yeux pour entendre et voir quelque chose.

Jean Prod’hom

Enfantissages



Louise n’est pas rassurée, moi non plus: malgré les flonflons, les chants et les luminaires, tout concourt à la faire douter du Père Noël. Qu’il existe soit, mais sur quel mode? Elle est sur le point de trancher le noeud. Quelques promesses pourtant l’encouragent à ne pas engager trop tôt la rupture. Elle s’interroge, comment quitter le bateau la tête haute? le doute l’assaille. Elle demeure silencieuse un long moment au bout de la table, prostrée, elle semble étudier dans le désordre les possibilités qui s’offrent à elle, elle semble vouloir sauver le Réveillon encore une année. Mais les marges sont étroites et le temps presse. Elle relève enfin la tête, sa décision est prise.
- Je mettrai mes chaussettes devant la cheminée.

Pendant ce temps Arthur lit près du poêle un roman qu’Yves lui a offert pour Noël. Je lui demande.
- Ça te plaît?
- Trop bien ce livre ! C’est l’histoire d’un garçon. Un peu plus âgé que moi. Très peu de temps après sa naissance, son père et sa mère meurent dans un accident d’avion...
J’ai compris, je vous donne les coordonnées de ce roman de formation, il plaira sûrement aussi à vos enfants: Anthony Horowitz, Alex Rider, tome 1: Stormbreaker (Poche)

Jean Prod’hom

Une leçon de Robert Walser



Sans politesse, il n’y aurait plus de société, et sans société, plus de vie. Sans doute: s’il n’y avait que deux ou trois cents personnes vivant dispersées sur la terre, la politesse serait superflue. Mais nous vivons si étroitement les uns à côté des autres, pour ne pas dire les uns sur les autres, que nous ne tiendrions pas même un jour sans les formes de la prévenance et de la gentillesse.

Rober Walser, « La politesse » in Les rédactions de Fritz Kocher


Et sans pardon, il n’y aurait plus d’avenir...
Demander ou l’accorder, c’est la passe par laquelle le collectif reconnaît à chacun d’entre nous la possibilité de dire à l’autre, dans un échange sans témoin, qu’il existe d’autres voies que celles qui ont été empruntées, qu’elles ne se valent peut-être pas et qu’il aurait pu en être autrement. Sans pour autant que ceux qui se trouvent dans cet accident du temps n’aient en vue l’aveu ou le regret.
C’est comme si, au coeur de la parole échangée, l’un et l’autre de ceux qui font vivre le pardon reconnaissaient dans l’événement sur lequel ils ont buté la pierre d’angle d’un scandale qui ne peut durer. Mais le mur est immense – leur corps le dit – ils sont tous deux les lésés, avec les autres qui regardent ailleurs, de ce qui affleure depuis toujours, de la violence qui cimente les piliers du réel et les terrasses de l’histoire.
Car l’objet autour duquel besogne le pardon est à l’origine de l’immémorable qui revient. La violence guette et l’événement singulier pour lequel on le demande et on le reçoit rameute ce qui précède, et y passe tout ce qui fut.
Pas de déni pourtant, ni réparation, prescription, oubli ou réconciliation. Le pardon est une chicane – un accident topographique – qui conduit nos vies à reconnaître d’un mot l’impossible concours de circonstances qui nous a fait être là au bout du temps, et qui en appelle à une nouvelle alliance, entre nous, celle des premiers venus. C’est ainsi et par eux que l’homme garde intacte la possibilité d’un avenir. Le pardon, figure par laquelle on resserre la gerbe de ce qui fut par l’un des brins du hasard, dit deux fois oui à ce qui précède pour concevoir ce qui viendra, on n’en pouvait plus d’aller de la sorte.

Il m’arrive souvent de remonter et descendre la rue dans l’unique but de rencontrer une personne que mes parents connaissent afin de pouvoir la saluer. Ai-je une façon gracieuse d’ôter mon chapeau, à vrai dire, je n’en sais rien. Il suffit que j’éprouve à saluer tout simplement. Ce qui est particulièrement charmant, c’est d’être aimablement salué par des personnes adultes. Comme c’est merveilleux d’ôter son chapeau devant une dame et de voir ses yeux se poser affectueusement sur vous. Les dames ont des yeux si bons et leur hochement de tête est une récompense extraordinairement gentille pour un travail aussi minime que celui d’ôter son chapeau.

Rober Walser, « La politesse » in Les rédactions de Fritz Kocher


L’appel de ce qui n’est pas encore et pour lequel oeuvre le pardon est si puissant qu’il arrive parfois qu’on le demande ou qu’on l’accorde sans que rien dans le ciel ne l’annonçât. Le pardon, – petit ou grand – est, comme la politesse, de la famille des éclaircies, c’est l’une des leçons posthumes de Robert Walser.

Jean Prod’hom

Dimanche 20 décembre 2009



S’en approcher d’abord, s’en étonner un peu, à peine. Mais quoi qu’il en soit aller au-delà des calculs, par-delà ce qu’on avait cru bon laisser en réserve pour si jamais. Dépasser le seuil comme si de rien n’était et continuer dans l’incertain, jusqu’au lieu où la question de savoir d’où l’on vient et où l’on va s’effiloche comme un songe mité. Tout ceci n’a plus sa raison d’être, réjouis-toi, tu y es presque.
De ce lieu sans main courante aller encore un peu le sac à dos des hésitations oublié dans la caillasse, laissées au col les oeillères qui emprisonnent les tempes, et se retrouver avec presque rien tout autour, là où coulent les eaux des hautes vallées, là où le pas lisse le chemin de halage.
Car plus rien n’est comme on le croit, c’est le coeur qui cartographie le coeur lorsque tout redevient comme aux premiers jours, lorsqu’on s’avance désencombré, sans regret pour ce dont on s’allège, en disant les mots simples qu’entendra à coup sûr celui qui viendra par après sur les rives de Constance ou au fond de Réchy.
On se retrouvera dans une dépression du jour et la neige se souviendra. On ira encore, allégé, on ne sera pas seul puisqu’on n’y est personne.

Jean Prod’hom

L’air libre



Mon frère ne sera jamais pour moi que cette question
qu’il n’a pas voulu se poser.

Jean-Louis Kuffer


On a tous au moins un frère ou une soeur du même jour. C’est sur eux que le destin répartit équitablement l’héritage des deux parts qui nous constituent. Quant à l’enfant unique, pour son bonheur ou son malheur c’est selon, il invente le frère ou la soeur qui lui manque pour se décharger à raison de moitié d’un leg qui ne trouvera sa vérité qu’à la fin, lorsque l’énigme grossie d’un pas sera reconduite dans la génération qui suit ou que plus personne ne sera là.
Mais l’affaire n’emprunte pas en toutes occasions les mêmes routes, on simplifie parfois la donne avec le risque que les rejetons boitent. Les histoires locales et les vies minuscules l’enseignent: le poisson est souvent noyé si bien que la chatte est incapable de retrouver ses petits. C’est ce qui advint aux Sérusier de Pra Massin.
Corentin, troisième d’une fratrie de quatre, fut oublié des circonstances à cause d’une santé précaire qui le fit passer pour mort d’abord, convalescent ensuite jusqu’à ce qu’il parlât et qu’on dût admettre qu’il était bien malgré tout un Sérusier – ce qui ne changea rien, ni à son sort ni à la place que celui-ci lui avait octroyée.
Aucune part ne revint en effet à Corentin, il ne s’en plaignit pas et continua à mettre bout à bout et côte à côte les morceaux de la réalité qu’il rencontrait sans jamais qu’aucun d’eux ne prenne le pas sur les autres. C’est son frère jumeau aidé par deux soeurs tout à son service qui fut désigné par les circonstances pour assurer l’avenir imaginaire de tous.
Malgré la donne initiale qui avait adouci l’énigme en la fixant quatre fois pour un quart à des corps bien circonscrits, l’héritage était lourd, si lourd que le frère de Corentin se retrouva seul bâté de trop. Ses soeurs sans avis sur la question se réjouissaient benoîtement du monde dont elles se croyaient chargées d’assurer la pérennité autant qu’elles seraient là. Quant à Corentin, désoeuvré, il ne demandait rien, il allait par monts et par vaux sans se soucier de quiconque sinon de ceux qu’il croisait lors de ses interminables randonnées.
Comment alléger son fardeau? Le frère de Corentin n’eut pas le choix, héritier sans qu’il le voulût il dut accepter son destin en lui subordonnant celui des siens, le destin de ceux qui n’en ont pas. Il promit de raconter leur vie.
Il mourut avant d’avoir accompli sa promesse. Aujourd’hui Corentin arpente les jolies collines de l’autre côté de Pra Massin, nourri par les hospices, il n’a jamais rien su de la promesse de son aîné qui se sera posé une question que lui-même jamais ne s’est posée. Comment l’aurait-il pu sachant qu’il était lui-même cette question?
Il n’y a plus de Sérusier à Pra Massin, mais certains s’en souviennent, ils se souviennent de Corentin sur la route du refuge qui parlait à voix basse, des jolis sapins qui souriaient à son passage lorsque la neige tombait ou rejoignait le ciel en virevoltant. Parce que les Sérusier, c’est Corentin.

Jean Prod’hom

LI



Avant d'entrer dans le café il boutonne son duffle-coat à double tour pour que rien ne s'en s'échappe, l'homme est intègre. Il tapote ses nombreuses poches pour s'assurer qu'il a tout, demeure immobile sur le seuil une seconde encore.
Il s'avance alors d'un pas décidé, s'assied à la table ronde et commande un café. Le temps passe, pas un bruit, il est seul et personne ne l'a visiblement entendu.
Il jette un coup d'oeil à sa montre bracelet, déboutonne son duffle-coat et se lève. Il vérifie le contenu de ses poches pour s'assurer qu'il n'a rien volé, jette un coup d'oeil en arrière, par habitude, ouvre la porte et disparaît sans un mot.

Jean Prod’hom

Dimanche 13 décembre 2009



Les enfants dormaient le nez collé aux fenêtres, biscômes, briques rouges et façades de contes de fées, pignons, rêves et colombages, la brume se la jouait coquette en dansant sous les réverbères. C’était comme on l’avait toujours raconté mais fallait pas se tromper. Ça crachinait jusque dans les coins et les chiens pissaient aux devantures des magasins. Les deux miséreux à l’angle de l’église s’enlisaient, effrayés par les employés du commerce mondial qui allaient et venaient en fumant comme des locomotives, tête baissée, poursuivis par leurs dettes, ça ne traînait pas, ils opinaient en secouant leurs mains, ils soupesaient leur avenir caché au fond de leurs poches. Tintaient parfois quelques sous, alors ils payaient à gauche encaissaient à droite, opinaient encore pour faire bon poids. L’eau ne coulait plus dans la fontaine, les pavés de la place serraient les dents, les enseignes de carnaval avaient été soldées et les saucisses noircissaient sur le grill. La nuit, si noire que plus personne ne la voyait, avalait la brume qui s’était enroulée aux réverbères. Pas de pardon cette année-là, ni répit ni trêve, l’avenir était sombre, Niendorf était à l’avant-garde.

Jean Prod’hom

Avec Robert Walser



A côté de l’établissement thermal Jakobsbad se dresse une bâtisse baroque qui fait penser à un cloître, probablement un asile de vieillards.  Moi: « On entre pour voir? » – Robert: « C’est sûrement beaucoup plus joli vu de l’extérieur. Il ne faut pas chercher à percer tous les secrets. C’est une conviction qui m’a guidé ma vie durant. N’est-il pas merveilleux que tant de choses, au cours de notre existence, demeurent mystérieuses et inaccessibles, comme cachées derrière des murs couverts de lierre? Cela leur donne un charme indicible mais qui se perd chaque jour davantage. Aujourd’hui, tout est devenu objet de convoitise, de brutale prise de possession. »

Carl Seelig
Promenades avec Robert Walser


Robert Walser vécut de juin 1933 à Noël 1946 dans l’hospice cantonal d'Appenzell Rhodes-Extérieures, interné contre sa volonté. C’est sur « une étroite passerelle de silence » tendue entre Hérisau et Saint-Gall que Carl Seelig rencontra le poète en juillet 1936.
Les bouches se délient et Robert Walser lui raconte vingt ans durant, par petits morceaux, sans nostalgie ni complaisance, sans regret, sans ressentiment non plus, avec une incommensurable distance la vie d’un homme qu’il connaît bien, lui-même, à Bienne, à Berlin, à Berne, un homme qui s’est imposé à ceux qui l’ont rencontré et à ceux qui ont lu ses écrits par son étrange présence au monde, insubordonné, vivant discret et immense dans les marges de son temps.
Seelig raconte leurs longues promenades autour de Saint-Gall, Will, Gossau,Trogen, Teufen,... leurs haltes dans les Krone, le vin, la bière, la fatigue, quelques mots essentiels, les séparations à la gare et les retrouvailles. Robert Walser n’a pas d’âge, il émeut comme un enfant blessé, un enfant malade, délaissé, un enfant qui ne se plaint pas.
C’est, je crois, un peu à cause de Robert Walser que le temps s’est arrêté aux alentours d’Hérisau.
J’ai lu ce matin les dix premières des quarante-six promenades de l’hommage que lui a rendu Carl Seelig. Le soleil brillait d’un pâle éclat, comme une jeune fille un peu anémique. Rien de triomphal dans son rayonnement, plutôt quelque chose de tendrement mélancolique, d’hésitant, comme s’il était sur le point déjà d’abandonner à la nuit le charmant paysage. J’ai hâte d’arriver à demain, j’ai rendez-vous avec cet ami d’André Dhôtel sur les rives du lac de Constance. Oui, c’est vrai, j’avais toutes les dispositions voulues pour devenir une sorte de vagabond et je ne luttais guère contre cette tendance.

Jean Prod’hom

L



Ce soir, parents, enfants et enseignants se retrouvent dans une salle du vieux collège du village pour le Noël des tout petits: on égrène nos meilleurs voeux en nous serrant la main, on échange sur le seuil des sourires sincères et chacun en appelle à la bonne volonté de tous en levant son verre à la venue de l’an neuf.
C’est au tour de nos chérubins. Ils récitent sous le gui quelques poèmes pour l’avenir de la terre, chantent aussi et en choeur la naissance du petit enfant Jésus:Tout est calme, reposé, entends-tu les clochettes tintinnabuler... Mais qui est donc ce garçon grimaçant au premier rang qui fait de l’ombre à ma fille?

Jean Prod’hom

Epuisement



C’est le soir, il a payé son écot mais il ne perd rien pour attendre, le monde est injuste. C’est en effet l’instant qu’a choisi une kyrielle de petits fantômes pour visiter ce qui lui tient lieu de tête. Ils y déposent sans ordre l’ombre empoisonnée des tâches quotidiennes dont il ne se souvient déjà plus mais auxquelles nos vies sont suspendues.
Les fantômes ne se retirent pas pour autant après la livraison de leur poison, ils s’acharnent. Pire, chacun d’eux feint la retraite avant de revenir à la charge. Ils virevoltent en tous sens avant de mêler leurs membres et leurs voix pour faire de la tête qu’ils on colonisée une boule solide et spongieuse, mélange de paille de fer et de chiffons de verre auquel s’accrochent des tiques qui lui sucent le sang. C’est en vain qu’il tente de les écarter et d’organiser leur campagne en un cortège organisé. Il se résout donc à les accepter. Et il les nomme, et les nommant leur retire un peu de leur virulence, jusqu’à ce qu’ils soient là, tous là, nommés et affaiblis. Il monte alors à l’étage où il les plonge dans les eaux de la nuit. Ils se noient et lâchent sa tignasse. Libéré il s’endort.
Son sommeil n’eût pas été aussi paisible s’il avait su que cette victoire n’était que la première d’une interminable bataille qui finirait mal. Et qu’il avait laissé en arrière, sur le fauteuil du salon dont il venait de s’arracher, une foule de fantômes qui, après avoir repris leur souffle, se gavaient du venin de ce qu’il avait cru avoir fait bouger tout au long du jour, puis avancer comme un enfant qui file sur sa trottinette.

Jean Prod’hom

XLIX




Ce matin il fait un temps à se balader. Anatole me propose d'aller faire quelques pas du côté de la Mussilly. On quitte donc la terrasse déserte du café en direction de la déchetterie. Anatole en profite pour me raconter ses dernières infidélités et me présenter l'enjeu de sa prochaine publication qui fait état des études – il n'en a recensé aucune autre que les siennes – sur les représentations de Charles le Téméraire dans la peinture vaudoise du XXème siècle. Et puis il m'avoue au détour de la laiterie que les charges du château lui pèsent parfois. Soudain on entend le chant d'un coq, rauque et lointain, vieux coq vraisemblablement, un cri désespéré. Anatole respire profondément et sourit.
– Tiens! la basse-cour s’éveille!
Je rectifie.
– Non! c'est Jean-Rémy qui marque son territoire.

Jean Prod’hom

Procession



lI le projette avec force par-dessus le chemin, par-dessus les aulnes et la viorne, dans les herbes qui bordent la rivière. Il jette un coup d’oeil à gauche puis à droite avant de se faufiler, son corps le suit. Où est tombé le galet? Et l’enfant dans l’herbe folle? Il cherche, s’empare du bel ovale qu’il glisse dans sa poche. Le galet fait le dos rond, il suit l’enfant qui lui serre la main.
Une voix de jadis, buissonnière, accompagne leur course capricieuse sur le dos des talus, le long du ruban liquide qui se déroule dans les mousses et les feuilles mortes. C’est une parabole sur la pente de laquelle l’esprit de l’enfant glisse de clos en clos. Sa main se desserre et le galet luit à nouveau.
Tous trois descendent au village dont on aperçoit le clocher, l’enfant, le galet et la rivière, c’est une foule qui s’en va, sans détour, qui grossit loin de toute demeure et qui sourit gorgée de promesses. Le temps s’enroule autour du petit groupe avant de rouler dans la plaine. Leur insouciance les met à l’abri du pathétique.
Ils n’interrompent pas leur course, filent, rameutent les riverains et vont rejoindre les pluviers et les barges à queue noire du delta.
Resté en arrière, près de la retenue, le silence fait miroiter dans le ciel le souvenir des forces qui vont, les nuages qui viennent.

Jean Prod’hom

Ce n’est pas rien



Tirée vers le bas, pressée vers le haut, humilité et ambition, modestie et pénétration, elle toussote. Elle cherche la ligne de faîte où demeurer, elle tâtonne. Elle persévère aujourd’hui avec la folle obstination de celle qui sait que ce à quoi elle tient a disparu un nombre incalculable de fois, C’était en d’autres lieux et ils sont morts. Tout compte fait il convient de poursuivre sur cette ligne de partage qu’elle tire à elle chaque matin lorsque le soleil l’attend sur le seuil pour accompagner ses premiers pas dans la démesure du jour et à laquelle une foi très ancienne l’a convaincue de demeurer fidèle.
- Je ne te lâcherai pas tant que tu me chercheras, dit la montagne.

Jean Prod’hom

Dimanche 6 décembre 2009



Insipide la pluie crépite sur le toit des maisons; ne surnage dans la boue des bas-côtés de la route aucun des souvenirs que la terre a bus avec les derniers tas de la première neige. Sans goût les hommes laissent des traînées, comme sur un tableau noir mal lavé que la chaleur du poêle n’arriverait pas à sécher, ils font les essuie-glace sans rien vouloir savoir du jour.
On ne voit rien dans cette nuit, on a beau fermer les yeux, rien. Pas même le coeur d’un arbre foudroyé qui flamboierait, quelques coings luisants près d’une fontaine, une grappe de raisin dans la pénombre, les ruchers de la terre.
Pourtant qui tend l’oreille entendrait, tout là-haut sur le plancher d’un coin des combles, un enfant assis en tailleur qui chantonne en nommant son frère et sa soeur. Ils surgissent d’entre les pages d’un album de photographies que l’enfant tient comme un accordéon.

Jean Prod’hom

Corentin



Lorsqu’il pleuvait on le savait à l’abri, au fond de l’écurie vide à Pierrot, dans l’ombre du réservoir éventré de la Verne, sous l’auvent de l’ancienne école, ou dans l’un ou l’autre de de ces lieux abandonnés dont personne ne tient plus le registre, pas même la vieille de Pra Massin qui avait décidé de terminer la partie qu’elle et ceux de sa parentèle avaient commencée il y a plus de cinq cents ans dans le hameau. « Si je ne le fais pas, qui le fera à ma place? »
Quant à Corentin il avait une douzaine d’années et vivait seul avec sa mère dans l’étroite partie habitable de la ferme communale que les autorités avaient destinée au seul entreposage de ce qui ne sert plus, barrières, pare-neige, piquets et vieux outils mêlés à quelques betteraves desséchées, gros dés immobiles au pied de vieilles balles de foin, galets, galets qu’on aurait dit polis par la mer, galets mêlés à la terre humide.
Comme la poudre de chocolat que la mère de Corentin préparait tôt le matin. Ils s’asseyaient côte à côte, accoudés au panneau de formica vert pâle, ils buvaient à petites gorgées le lait chaud de cet automne-là avant que la mère ne se rende dans la petite ville éloignée d’une trentaine de kilomètres, où plusieurs familles lui avaient confié l’entretien de leurs petites maisons. « Je reviens ce soir. »
Plus rien ne retenait Corentin dedans. Il coiffait comme à l’accoutumée son bonnet de laine à visière et mettait le nez dehors. Pas un regard en direction ni ciel ni des nuages, pas une hésitation non plus. Il allait coûte que coûte en direction du bois, à l’orée duquel il s’engageait sur le chemin des Censières, après la patte d’oie.
Corentin se promenait avec des écouteurs sur les oreilles, il n’écoutait rien en particulier, ou plutôt il écoutait tous les programmes que la radio nationale émettait. C’était tout ce qu’on avait trouvé pour que Corentin ne se perde plus dans les bois et qu’on ne soit plus obligé, comme autrefois, d’organiser des battues pour le ramener avant la fin de la journée à la Léchère.
De toutes façons on s’inquiétait moins, tant sa taille et sa connaissance du pays l’autorisaient à passer une nuit dehors sans qu’on s’en inquiétât: Corentin avait grandi et il reviendrait bien.
Qu’au début de ce siècle une telle vie soit possible, c’est cela qui étonne. Qu’on rencontre encore aujourd’hui de telles poches d’insubordination c’est, avant qu’on ne les vide, ce que je veux comprendre, ce que je veux raconter.

Jean Prod’hom

XLVIII



Ce soir, on inaugure au café le coin des petits: moquette rose, chaises importée de chez Liliput, vieille table basse de l'école du village, chips, quelques pièces de lego, un pot d'eau, une belle boîte de biscuits bretons qui cache cinq crayons de couleur – pas de papier –, Tintin en Amérique, deux verres en plastique de couleur, un vieil album Spirou et les trois enfants des voisins qui en ont profité pour regarder une vidéo tranquilles à la maison. Les trois bambins trônent au milieu du nouveau temple et chantent à tue-tête un vieux tube de Claude-François.

J'ai besoin qu'on m'aime,
Mais personne ne comprend
Ce que j'espère et que j'attends.
Qui pourrait me dire qui je suis?
Et j'ai bien peur
Toute ma vie d'être incompris
Car aujourd'hui je me sens mal aimé.

Le bistrot tremble sur ses fondations, les habitués se dévisagent, ils se demandent si les patrons ont eu une bonne idée et quand tout ça va s'arrêter.

Je suis le mal aimé.
Les gens me connaissent tel que je veux me montrer.
Mais ont-ils cherché à savoir d'où me viennent mes joies?
Et pourquoi ce désespoir caché au fond de moi.

Tous les visages sont tournés vers cet espace stupidement concédé à la modernité, ils cherchent l'identité du meneur.

Oui je suis mal aimé, c'est vrai,
Je suis le mal aimé.
Les gens me connaissent tel que je veux me montrer.
Ont-ils cherché à savoir d'où me viennent mes joies?
Et pourquoi ce désespoir caché au fond de moi.

Silence lourd et assassin lorsque les trois klaxons en terminent avec la rengaine de Cloclo. Les enquêteurs ont eux aussi terminé et le verdict est prononcé: il n'y a malheureusement pas qu'un seul mal aimé dans l'équipe des trois petits malfaiteurs. Pour retrouver le café d'avant il faudra, et c'est un peu regrettable, les supprimer tous les trois.

Jean Prod’hom

L’automne à Pra Massin



On lui avait remis autrefois solennellement des interrogations, l’homme, la vie, le bonheur, l’amitié, elle n’en avait alors pas plus saisi le sens que plus tard la question de l’être, qu’elle avait tenues à bonne distance des années durant.
Elle en percevait l’écho aujourd’hui, lorsque fourbue, assez démunie pour tendre l’oreille au murmure de ce qui s’éloigne, elle croisait le cours tortueux d’une rivière au-dessous des brouillard de novembre, jaillissant hors des ronciers au détour d’un chemin, débordant sans ralentir, des perles plein les poches. On n’est jamais aussi près du plus lointain que lorsqu’il nous hèle dans le brouillard de novembre.

Jean Prod’hom

Dimanche 29 novembre 2009



Le bois mort rode sur l’aire de pique-nique et la fumée se mêle aux doigts calcinés des frênes, les taupes taupinent et les corneilles mastiquent les restes de la belle saison, entre les vieux tonneaux, quelques citernes rongées par la rouille et les pneus orphelins de la décharge de Montgesoye. Les cris des tronçonneuses trouent les collines dont on voit déjà les collets.
Le désespéré d’Ornans s’acharne sur une lyre prisonnière de la roue à aubes en miettes du moulin à Faux, les yeux exorbités, la luette frémissante, bris de céramique, fers forgés et radiateurs.
La Loue file sans broncher vers le Doubs, elle emporte le ventre d’un poisson en loques qui a rendez-vous avec le sud, le bus Besançon-Pontarlier est vide, les casques d’une douzaine de motards sont alignés sur l’unique table de la terrasse du restaurant-pizzeria-grill-salon de thé-glacier-crêperie du Dolmen. Et tandis que je fais les comptes près de Vuillafans, entre le barrage de Bersaillin et celui de Pasteur, j’aperçois sur la rive gauche de la rivière qu’elle touche à peine une plume blanche. Elle déjoue les plans de la providence et remonte muette la pente de la Loue.

Jean Prod’hom

18



C’est autour d’un axe invisible situé à l’angle de l’angle mort du jour que courent les aiguilles de nos heures. Elles balaient morceau par morceau les choses qui s’enfuient d’orient en occident avant que la nuit, la nuit, l’angle de l’angle mort du temps ne remonte la belle machine.

Jean Prod’hom

Ça roule



Vite, vite filer, filer au nord. Et filant au nord croiser ceux qui filent au sud. Pourquoi vont-ils à contre-sens? Satanée route, petites têtes agitées amoureuses de la Costa Smeralda, amateurs de fin de semaine, dépassements, coques et restes, rouge écrevisse. Filez au delta, traîtres, filez au mur mou des rêves fades.
Demeurer donc coûte que coûte à droite et sourire à la farce.
Rester ferme, danger, sourire à ceux qui dépassent par la gauche, ils filent au nord, les laisser filer, ne pas vouloir les rattraper, qu’ils se débrouillent à Frederikshavn, il n’y a rien, la Baltique peut-être.
Au milieu de la nuit sur une semi-autoroute, perdu, sans Eléonore, dépassé par les croisés, j’attends le soleil. Et si le soleil ne revenait pas?

Jean Prod’hom

XLVII



La gamine file à la cuisine le poing fermé, elle serre un crucifix, j'aperçois brièvement la tête du Christ qui brille et ses deux bras cloués sur la croix. Je me lève du fauteuil où j’étais confortablement installé et la suis. Qui a pu lui faire un tel cadeau? Sa mère a bien sûr servi la messe autrefois, mais ceci n'explique pas cela. Je constate alors qu'il s'agit d'un tire-bouchons.

Jean Prod’hom

Dimanche 22 novembre 2009



Il ne la voit pas venir, c’est à peine un pincement, et la gorge qui se resserre, comme quand un argument affûté n’a pas porté, pas prêt à renoncer pourtant, certain de trouver son salut dans le salut de l’autre. L’aigreur s’invite alors et l’imparable qui aurait dû faire mouche s’allie aux mots doubles qui se fichent dans le vide avant de lui revenir nus et sans écho.
Il insiste, veut y parvenir. Et il s’enferme dans le tunnel dont il est seul à connaître la carte, il raccommode ce que nul autre ne voit, il remaille les mots défaits au fond des impasses, défait lui-même de n’avoir su forcer le destin, incompris des ligues du monde. La détresse l’oblige à faire marche arrière, mais la retraite est impossible.
C’est l’épuisement qui le fera capituler, le détournera des pages des mauvais jours. Et l’ambition de maîtriser le monstre qu’un hasard a fait naître mais que plus rien ne nourrit s’effondre avant de disparaître, il regarde les chaînes dont il a poli les inaltérables maillons s’enfoncer dans la terre meuble, il crache les fers d’angle, les tenons et les écrous dont il avait la gueule pleine.
Et tout s’en va d’un coup, il cesse de pleuvoir et les mots redeviennent ce qu’ils étaient, chants et rumeurs. Il aperçoit sur la table une carafe, vide, au cou de laquelle cliquette un chapelet, le col s’évase, le souffle du dedans se mêle au vent du dehors, le temps reprend forme et son âme va à la houle.

Jean Prod’hom

ἰδιώτης



Que les chaînes de particularités – qu’un jour ou l’autre chacun d’entre nous découvre dans l’image que lui renvoie le miroir – trouvent leur explication détaillée et leur réponse ultime dans une double hélice conditionnée par le terroir, le temps, la gens qui l’a vu naître, c’est un fait acquis pour autant que je puisse le comprendre.
Mais que ces particularités trouvent leur origine, aussi et en bloc, dans l’idiot qui nous précède et qu’on loge, nous ne le concédons qu’avec peine, craignant que celui-ci n’ait pas dit son dernier mot, barre la route à notre belle avancée, et, nous ravalant, replonge nos pas dans la boue et les flaques de notre première condition.
Nous l’avons en effet tiré derrière nous cet idiot, comme une indigne casserole, comme le soc d’une charrue dans un sol inculte qu’auraient tirée un lourd cheval de trait. On nous a invités à l’abandonner pour accéder au plus vite à la langue du pays et disposer des forces de la raison.
J’en perçois pourtant aujourd’hui la présence dans mon dos qui tout à la fois me pousse à sortir à l’air libre, les mains dans les poches, les poches vides, et me tire en arrière vers le silence stupéfait qui précédait ma rencontre avec le langage et la raison.
Cet idiot, je le comprends mieux aujourd’hui et m’en réjouis, à la condition qu’il prenne un jour les devants. Et les devants il ne les prendra que s’il parvient à traverser le dédale de pièges, le champ de mines que ne cesse de semer l’hydre sociale pour que nous nous détournions des vues singulières et rejoignions au plus vite l’espèce. Car c’est l’idiot dont nous sommes issus et dont nous avons voulu nous dégager au forceps qui assurera notre seconde naissance, par-delà l’Etat auquel le Grec l’opposait, pour rejoindre ce lieu privé où la confiance qui nous habite nous permet d’honorer à nouveau ce que nous cachaient les légendes, le babil et les refrains du siècle, en habitant l’insignifiance sans laquelle les escargots font les morts et les choses ne se montrent pas. Monde d’avant les métiers. d’avant les vertus, monde fait de bric et de broc, ignorance et noviciat.
Idiot comme le paysage regardé derrière le carreau de la fenêtre, lampe allumée et bouche bée tandis qu’il pleut.

Jean Prod’hom

Dormance



la lune
comme de la glu sur le pré
blanc d’oeuf
imperceptible risée
sur ce qui reste de l’étang
le souvenir d’anciennes présences
les tétards et la salamandre
des cendres un texte à peine
qui laisse deviner
aux abords du champ de ruines
les petites mines d’antan
petits riens enfouis dans le sable
la transparence à peine entamée
lors même que le jour s’est tu
à Trieste et sur le Risoux
qu’avais-je espéré
serre-joints et serre-livres
tenter de dire cette misère
aura bercé mes ardeurs
la nuit est là et il ne reste rien

Jean Prod’hom

17



Comme ces chiens orphelins, solitaires, rêveurs, décidés, qui traversent jour et nuit le quartier qu’ils n’ont jamais quitté. Ils s’éloignent des hommes qui n’en ont cure sans jamais s’arrêter. Tout droit et en tous sens.
C’est qu’un vent de travers creuse leur flanc et les pousse contre d’autres récifs si n’était leur âme droite qui agit comme un safran en les orientant tout droit, en avant d’une mer sans île.
Ils courent, ils courent de travers en tendant simultanément une oreille du côté de ce ce qui ne cesse de les inquiéter, l’autre en direction de ce qui ne se présentera jamais. Toute une vie.

Jean Prod’hom

XLVI



- Pourquoi le coq chante-t-il à n’importe quelle heure du jour, lorsque l’homme dort encore, sans égards pour les rêves de celui auquel il doit sa vie de roi de la basse-cour?
- Pour rappeler à l’homme et vomir à sa face ce que celui-ci a fait avaler de force à son amie l’oie.

Jean Prod’hom

Noyer la source



Pour écarter les obstacles qui se dressent sans cesse au devant de nos désirs de bien faire, ou écourter la durée des détours que leur franchissement nécessiterait, on se glisse au plus vite au plus court dans le sillage qu’ont laissé d’anciennes solutions – résolution conviendrait mieux ici – dont l’efficacité tient en leur acceptation collective. On décline ensuite l’invitation que nous adresse leur réapparition régulière, insistante, à faire demi-tour sur le champ et remonter héroïquement, le temps qu’il faudra et avec les peines qui accompagnent immanquablement une telle entreprise, jusqu’à leur source. Avant que celle-ci ne disparaisse sous l’incessant babil de ceux qui tiennent les cols et les détroits: désormais se taire et tarir l’eau des moulins.

Et d’ici là, sans qu’on n’y parvienne jamais, aller sur les traces de ce qui précède l’émiettement, du côté de cette force invisible qui maintient sans qu’on l’ait fait suffisamment remarquer le delta et la source, en nous gardant comme de la peste des anciennes résolutions qui mènent au pied d’un barrage où l’eau s’amoncelle jusqu’à noyer la source.
Pour que nous ne soyons pas un jour riches d’innombrables solutions à des questions qui ne sont plus à notre disposition.

Jean Prod’hom

A bonne distance



Ainsi les hommes filent : et si les hommes étaient faits d’étoffe indémaillable, nous ne raconterions pas d’histoire, n’est-ce pas ?

Pierre Michon
Les Onze

A nous éloigner du pré carré auquel on est attaché, à considérer de là-bas ce qui nous fait demeurer celui qu’on suppose être, là où on croit être, on est de suite frappé par la simplicité des alentours, sa cohésion, le silence du pays dans lequel on n’est plus. Il s’éloigne continûment, comme ces taches de lumière projetées sur l’écran noir de nos paupières et qui s’échappent plus vite encore lorsqu’on veut les retenir.

Aurait-il été préférable de continuer à vivre dans le monde que l’enfant s’était fait? La vérité, c’est que ce qui l’a poussé à devenir plus que jamais le maître du monde l’en a éloigné, il a suffi qu’un jour il s’éloigne du pré carré... on ne se fera pas, on ne se refera pas.
On n’a guère le choix, se démailler pour rendre au monde ce qu’on avait cru lui dérober, et se tenir à bonne distance du grand pré dont on se croyait l’unique possesseur, garder à bonne distance la tombe qui rendra à la terre son silence et sa vérité lorsqu’on s’en ira pour de bon. D’ici là filer l’histoire de cet éloignement qui nous défait, car c’est lorsque on ne tient plus à rien que nos existences ne tiennent plus qu’à un fil. Et le monde s’en va alors de ce pas.

Jean Prod’hom

Dimanche 15 novembre 2009



Elle dépose avec gourmandise dans le creux de sa main de minuscules fraises des bois qui ne peuvent plus attendre, mûres, fermes, tendres qu’elle entasse avec un soin prudent, plusieurs dizaines, hésite à rompre le délicat équilibre, en rajoute une, deux, trois avant de jeter la tête en arrière et de les engloutir d’une seule fois. Elles ne disparaissent pas mais enflent ses joues qui rosissent, ses paupières se ferment sous le poids de la gourmandise, c’est le plaisir qui se répand, enfle de l’intérieur, persévère un instant.
Puis elle se remet à la tâche, une à une pour une seconde poignée.
Dans le creux de la main le mariage du vice et de la vertu, de la prudence et de la gourmandise.

Jean Prod’hom

Mur de Claro

à Joachim Séné



Je me livre à des ajustements continus pour demeurer en équilibre, à bonne distance de tout et de rien, que ce soit dans les lieux discrédités, les lieux quelconques, les Champs-Elysées, que ce soit là où on est séparés, de midi à minuit, sur les chemins de crête qu’emprunte l’esprit lorsqu’il dispose enfin de la plus étroite des marges. Abandonné le haut et le bas, le rêve de rejoindre les constellations d’où l’on voit le grain rejoindre l’ivraie, loin des poussières et des lettres qui avalent nos existences et leur livrent l’inconfortable sensation que quelque chose nous a déjà filé entre les doigts.
On ne soupçonne pas en ces lieux de tels dangers. N’est-ce pas? Lorsque le vrai n’offre plus l’intérêt que le culte collectif d’une raison étroite lui a prêté: il aurait pu en être autrement.
Ensemble le concept enveloppe ce qui est et ce qui aurait pu être, nous voici plongés aux sources. Je n’avancerai plus comme le cheval de l'échiquier qui ânonne masqué, caché derrière le roi, la reine et les fous. Je resterai quelle que soit ma crinière à mi-chemin des nuages et du bitume.

Jean Prod’hom

Repiqué
Alain Veinstein
"Jacques Dupin",
Du jour au lendemain
France Culture
15 juin 2007

XLV



Les vastes maisons de luxe que désertent toute la journée les géants de la finance pour piller les richesses du monde ont infiniment moins de valeur que les taudis de quelques mètres carrés que ne quittent pas du matin au soir les miséreux.
Deux solutions à cette situation inacceptable: la première consiste à remettre les vastes maisons de luxe aux miséreux et les taudis aux riches qui ne sont jamais chez eux, la seconde à augmenter significativement les loyers des taudis et abaisser drastiquement ceux des maisons de luxe. Comme je le craignais, la seconde solution remporte les suffrages.

Jean Prod’hom

Un détour par le ciel



Je cherche un chemin praticable à travers l’hétéroclite qui se renouvelle pour mon malheur à chaque instant sous mes pas: aucune ouverture, seulement du bleu, de la ferraille, du léger, du jaune, la fatigue, du rouge, de la monnaie, puis de la vapeur d’eau, un brouillon, quelques promesses, la crasse du clavier, une haie de thuyas, le lourd, le chaud, l’ennui, des containers, une branche du bouleau qui se balance, le silence, des raisins secs, la nuit, le chuintement d’une chasse d’eau, des horaires, deux nuages joufflus, l’inquiétude qui me saisit de ne pas être à la hauteur, le claquement des mocassins de Michel, un arc-en-ciel, l’après-midi, le soupir de ma voisine, les feuilles mortes, une bibliothèque, l’interminable,... Submergé.
Pas de répit, je le dois, j’insiste, je survis, aucune raison que ça ne s’arrête, damné, je n’en ferai donc pas façon.
J’aperçois soudain l’ouverture qui me guettait du coeur de cette grande décharge qu’est le monde, elle est comme celle du sous-bois dans laquelle disparaît le merle des Censières. Je le suis, m’envole et surplombe l’hétéroclite qui s’apparie morceau par morceau. Je ne distingue bientôt plus les coutures des pièces éparses du puzzle mais un nouveau chemin que je rejoins, saute du sommet de la haie à la branche du bouleau en jetant un coup d’oeil du côté d’une salle presque vide où j’aperçois les yeux heureux d’un homme qui rit de mes cabrioles. J’en rajoute un peu, saute du coq à l’âne, froisse les feuilles mortes, monte sur le dos de l’arc-en-ciel. Il rit, lance quelques raisins secs par la fenêtre, je l’ai raccommodé avec l’hétéroclite.

Jean Prod’hom

Miserere mei



J’avais enfilé mes lourdes chaussures, noué leurs lacets noirs dans l’obscurité du vestibule. J’avais saisi mon P220 Pist 75 de chez SIG Sauer qui attendait sur la commode au fond du corridor, glissé mon couteau vert olive et une boîte de 24 cartouches 9 mm dans un sac de service. Les deux enfants dormaient, leur mère aussi, je les avais embrassés avant d’enfiler mes gants. Je descendis comme un soldat les douze marches de granite jauni creusées par les années, la rampe de cerisier avait couiné et la porte avait grincé. Dehors il faisait cru et la bise eut tôt fait de me faire oublier la douceur des draps, la nuit, le frémissement des corps lorsque j’avais effleuré la joue de chacun d’eux.
La rue était déserte, le sol détrempé. On entendait pourtant par le soupirail du numéro 2 de la rue la concierge tisonner le foyer de la chaudière et une lumière plissait les yeux derrière le rideau de fer de la boulangerie.
Je longeais les derniers bâtiments qui jouxtent la rue du Valentin lorsque j’entendis sous le platane qui se dresse au haut des escaliers Hollard cinq voix qui m’arrêtèrent tout net. Je m’appuyai contre le platane et écoutai. C’était les premières mesures de l’Ave verum corpus de la Missa Solemnis pro Defunctis que Lodovico da Viadana a écrite pour moi au début du XVIIème siècle.
Je ne me rendis pas à Bière, je ne revis ni ma femme ni mes deux enfants. J’erre depuis ce jour-là rongé par quelques voix et l’assurance que tout cela c’était hier.

Ave Verum Corpus natum de Maria Virgine Vere passum, immolatum in cruce pro homine, Cujus latus perforatum unda fluxit cum sanguine, Esto nobis praegustatum in mortis examine. O Iesu dulcis, O Iesu pie, O Iesu, fili Mariae, Miserere mei. Amen.



Jean Prod’hom

Dimanche 8 novembre 2009



Dehors presque rien, ça siffle, ça souffle et la terre fait le dos rond. Les labours expirent comme de vieux volcans. C’est que le réel hésite ce matin, étouffé par l’air humide qui pèse sur ses reins découverts, il est sur le point de renoncer.
Silence dans le poulailler. Pas de lumière, des ombres, des restes de rêves qui rampent, un volet qui grince, des chimères dans les ornières, à peine quelques fantômes et quelques réverbères, vieilles boules fades sur de vieilles échasses, les pieds dans la boue, qui crachotent un orange de rouille sans goût. Ils ne réclament plus rien depuis longtemps.
A 7 heures 40 un fonctionnaire commande leur extinction dans l’un des sous-sols de la ville déchirés par la lumière des néons. Le jour frémit à ce pâle éclair puis remet la tête entre ses épaules. On ne le reverra pas d’ici demain.

Jean Prod’hom

Un mot au bout de la langue



Mémoire, petite mémoire, celle qui laisse filer dans ses larges mailles le fuyard auquel le plein accès est refusé parce que le nom qui le désigne manque à l’appel. On n’en garde que l’empreinte et l’assurance de son existence, sans que sa disparition n’ait d’effets notables sur le reste du lexique, ses voisins de gauche et de droite, les mots qui lui sont subordonnés ou dont il dépend. La perte est sèche mais le sommeil remaille en une seule nuit les défauts du filet. Le lendemain lorsqu’on veut en disposer le mot est à sa place, la découpe est demeurée intacte. Seul l’amour-propre est blessé de n’avoir su poser la main sur ce qui était devenu sa proie. A moins que...
A moins qu’il ne nous faille retrousser la métaphore: les mailles du filet sont ces mots qui creusent le plein, ils aèrent nos esprits alourdis et leur offrent un peu de ce vide sans lequel on n’irait pas de l’avant – mais où ? Et la perte de l’un d’eux – inquiétante – ronge une partie de ce à travers quoi s’écoulent des morceaux du temps et la liberté d’en faire façon.
En perdant un mot on laisse la terre nous ensevelir, on peine à respirer, on meurt un peu.

Jean Prod’hom

XLIV



Il ne lui restait plus qu'à brûler les lambris et les poutres de la petite maison qu'il occupe à la lisière du bois pour combattre le froid et attendre les beaux jours. Mais par où commencer? Le vieux a hésité trop longtemps, il est mort dans la nuit de mardi à mercredi. Personne n'est mécontent, surtout pas celui qui occupe la place près du poêle au fond du café qui désormais lui appartient.

Jean Prod’hom

Le regard éloigné



De la route qui conduit de Lucens à Yvonand, entre Cremin et Prévondavaux, j’aperçus très distinctement dans le ciel qui laissait le jour filer à l’ouest le ventre immobile d’un omble chevalier dont la tête et les nageoires s’enfonçaient dans la nuit. Je ne songeai qu’un bref instant enfourcher l’animal pour m’assurer que d’autres régions aux tropiques de l’univers ne me livreraient pas des trésors intacts. Je décidai de ne pas troubler le silence des mers et des cieux, de consentir aux formes les plus malheureuses de mon existence historique de ne pas succomber aux promesses rêveuses, de me satisfaire de ces brefs intervalles entre chien et loup à l’occasion desquels il nous est donné de saisir l’essence de notre existence « dans ce qu’elle fut et continue d’être, en deçà de la pensée et au delà de la société: dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos oeuvres; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis; ou dans le clin d’oeil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat ».
L’omble chevalier avait disparu derrière les bois de Prévondavaux et rien n’avait vraiment changé dans l’aquarium, je pouvais seulement me reprocher ne ne pas avoir regardé assez le ciel, le ciel et ses nuages.

Jean Prod’hom

Dimanche 1 novembre 2009



Prétendre que le quartier n’a pas changé et que je le retrouve comme il était autrefois ne me le livre pas plus qu’il ne m’en éloigne. Indifférent à l’idée qu’un jour je pourrais souhaiter revisiter ce que je ne songeais pas même quitter, je n’y étais pas plus présent autrefois que je ne le suis aujourd’hui tandis que je cherche les signes d’une irréfutable présence, le nom d’un rêve gravé dans la pierre qui m’auraient aidé à saisir un instant, cet instant qui m’avait vu m’arrêter un dimanche matin au bout d’un trottoir, un ballon à la main.
Ce n’est pas à pied que je reviendrai sur mes pas, mais en suivant les traces de cet absent dans la mémoire duquel je me glisse pour n’y rien trouver qui relève de ce qui fut. La mémoire de l’absent est vide comme la mienne. La rue est déserte, intouchée, le temps s’est glissé avec les mauvaises herbes entre les pavés du trottoir, pas de saisons, pas l’ombre d’un dimanche matin, aucune question, pas même les rebonds d’un ballon dont je percevrais l’écho et que je renverrais à l’enfant qui joue, mais des pierres qui ne nous ont pas vu passer, qui n’ont pas bronché, qui ne bronchent pas, nous n’y étions pas, l’instant dure intact et montre du doigt la marée qui pousse et reprend tout.

Jean Prod’hom

Petit Pierre, Aloïse, Laure, Carlo, Richard...



Silencieux, buissonniers, iconoclastes, secrets, libres, orphelins, capricieux, assassins, incendiaires, solitaires, passionnés des dentelles, mie de pain, tamis, scotch, galets, morceaux de gomme, sucre cuit, chiffons, barres de métal, papiers peints, manche de cuiller brisé, moules, feuilles écrasées, teintures pour cheveux, débris d’avion, vernis marin, vernis à ongles, ciment, tissus rapiécés, cabanes, bobines, peurs, ressorts, boîtes de conserve, calicots, accordéons, stylos à bille, enveloppes, tranchet de cordonnier, bris de verre, lacets de chaussure, journaux, plaques de liège, sciure de bois, coquilles d’oeuf, rubans, tissus, colles, souches, vis, papier d’emballage, peinture à l’huile, tôles, crayons de couleur, pâte de dentifrice, transistors, cailloux, peluches, blanc d’œuf séché, laine, tessons, couteaux, balais, anses de pot de chambre, prises électriques, poignées de porte, souvenirs, médicaments, rouleaux à pâtisserie, transistors, bois flottants, sable, fil de fer, bidons, ampoules usagées, briques, mines de plomb, os, branches, cartons, feutres, ombres, bouts de ficelle, couvercles, bouchons, graffitis, clous, papiers coupés, coquillages, caramel, bigorneaux, encre d’écolier, calendriers, craies grasses, tuyaux en plastique, coraux, suc de pétales, fils de soie ou de coton pêle-mêle, cousant ensemble une certaine idée de la douleur, la force des vertus, la loi des échanges, quelques espèces d’oiseaux disparus qui chantent dans des aquariums, les vaches à la lisière du bois quand il pleut, les bielles, l’asymétrie de nos jours et la symétrie des visages, les exploits de Don Quichotte, les rebellions silencieuses, le manège des us et des coutumes, la résurrection des mandorles, le chants des vagabonds, nos existences prophétiques, les tours de la fortune, le temps libre, la multiplication des Olympes, les révolutions discrètes, la guerre, la nécessaire exactitude, les gondoles à Venise, les trésors des décharges, l’inadmissible pauvreté, la misère muette et sèche, demain.

Jean Prod’hom

Les mots sonnent vide



A l’horizon, des mots de pierre tout juste bons à fabriquer des rhéteurs, ils sonnent vide. C’est toujours comme cela, à quoi bon alors. On est sur le point de renoncer, de tout jeter par-dessus bord. On permute les galets, on dit que c’est la dernière fois, on s’obstine, mais aucun subterfuge, aucune ruse ne nous évitera, vaurien, une cuisante défaite, nous voici à deux pas d’une froide insomnie.

Soudain la volonté qui s’arqueboute contre le vide pour garder un oeil sur le désir qui s’éloigne, se retire et laisse la place à un, deux, trois, quatre galets imperméables encore il y a un instant. Ils se déclaquemurent, s’amolissent, décollent du lieu où ils adhéraient. Pourquoi je l’ignore. Ils se vident du vide que leur coque retenait et s’avancent liquide au fond d’un maigre sillon qu’ils creusent et qui s’aventure dans une nuit sans limite, l’irriguent de proche en proche, en tous sens. Le corps et l’âme se glissent à leur suite et distinguent ébahis une carte dans la nuit. Ils sont quatre, quatre mots qui s’avancent ensemble pour dessiner un instant le chiffre de ce qui sera à la fin.

Ils ne demeurent pas dans leur combinaison initiale, l’un quitte la scène, puis c’est au tour du second, recouverts un instant par ceux qui veillent au guichet et qui se mettent à clignoter. Le ciel allume ses bougies, la nuit se peuple. Je les aperçois qui reviennent pour me diriger, ils essaiment leurs humeurs et quelques-uns des secrets qui se terraient derrière leur coque, déclenchent un incroyable anticyclone qui balaient la nuit de l’épaisse brume qui ralentissait mon avancée. J’y vais à tâtons, de mot en mot, de galerie en galerie de perspective en perspective: nuit noire de haute pression piquée de mille feux qui dessinent une carte vivante de ce que je ne peux nommer. Rien de sert de semer des cailloux, il y a plus urgent, tout va si vite.

On sortira plus tard les yeux éblouis, comme la taupe de sa galerie, les mains presque vides. Aux lèvres pourtant quelques mots, les mots sont isolés d’un vide sanitaire qui tient leur coeur au chaud. C’est le jour, inutile de se retourner, la carte s’éloigne à mesure qu’on tente de s’en saisir, comme un parfum, comme le rêve à la sortie de la nuit. On n’en saura pas plus.

Notre vie est double et chacune d’elle est la vérité de l’autre, elles nous disent dans l’alcôve chacune leur tour ce qui leur manque, elle nous disent aussi que nous ne serions rien si nous ne les traversions pas toutes deux quotidiennement. Chacune accueille le rêve immémorable de l’autre et le rêveur avance, dans ce jour comme dans cette nuit, sans petit carnet pour noter ses rêves.



Repiquage RSR1, Presque rien sur presque tout
Antonio Tabucchi, vendredi 25 octobre 2009

Jean Prod’hom

XLIII



Le Conseil a décidé de dresser sur la place de l'église une fontaine. Dans sa séance du 25 octobre il a en effet voté à l'unanimité la proposition du municipal des eaux et forêts. Son choix, sur catalogue, s'est porté sur un panda couché sur le dos qui crachera chaque jour vers le ciel un filet d'eau de couleur différente. Toutefois, ajoute le municipal, l’installation ne fonctionnera ni en hiver à cause des risques de gel ni en été à cause du manque d’eau.
Qui oserait avancer encore que nos villages meurent?

Jean Prod’hom

Négociation (pièce en un acte)



Pierre-André Tomb
Salut Christophe!

Christophe Dar

Salut!

Pierre-André Tomb
Ecoute!
A l’époque j’ai su convaincre Fernand de ne rien verser sur la place, certains gestes portent trop loin tu le sais. Cette fois la ligne rouge a été franchie, alors que tout le monde était d’accord avec les vingt-huit millions proposés pour stabiliser la situation. Tout aurait pu se terminer dans la paix. Sauf que vous, petite bande, amateurs, manifestants, marginaux je n’ose pas le dire, mais enfin il faut le dire, vous avez balancé des bottes sur la ministre.

Christophe Dar
Non mais tu rigoles Christophe. Nous marginaux, je ne sais pas si vous avez ouvert les journaux depuis deux mois? Il y a des actions dans toute l’Europe. Il te faut raconter les choses qui existent. Ne m’interrompez pas. On est viables et on ne demande qu’une chose, la force obligatoire, ce n’est pas rien mais c’est ainsi. Et puis on n’a pas dit qu’on ne voulait pas les vingt-huit millions, on a dit que ce n’était pas ce qu’on voulait obtenir en priorité. On veut la force obligatoire. Rendez-vous compte, à un mois et demi de Copenhague on vient nous dire que c’est normal d’écluser la poudre qu’on a en trop. Je ne veux pas te répondre, Christophe Dar, je n’ai pas besoin de te répondre, Christophe Dar, je ne suis pas à l’école, il y a bien longtemps que je ne vais plus à l’école. On ne dit pas qu’on ne veut pas cet argent, mais on dit qu’on ne le veut pas sous cette forme. Moi la ligne rouge je la connais mais elle n’existe pas ici. La seule ligne que je connais bien, parce que je suis moniteur d’auto-école, c’est la ligne blanche, et cette ligne blanche n’a pas été franchie, sinon on aurait eu des gendarmes sur le dos. On n’a pas été sifflés. Total, on va devoir changer notre fusil d’épaule.

Christophe Dar
Non mais... Monsieur, Monsieur Tomb, vous nous dites...

Pierre-André Tomb
C’est pas Monsieur, on se tutoie Christophe.

Christophe Dar
Alors Pierre-André, tu viens de dire que vous ne refusez pas ces vingt millions...
.
Pierre-André Tomb
Non!, mais cette mesure n’est pas utile. D’ailleurs, tu n’as pas répondu à ma question. Combien va-t-on toucher avec cette mesure? Rien! Cet argent va à d’autres, inutile donc.

Christophe Dar
Pierre-André!

Pierre-André Tomb
On est prêt à y renoncer à cet argent, ça ne pose pas de problème, on dit simplement qu’on veut la force obligatoire. Alors si Monsieur Dar dit... si Christophe dit, on se tutoie: « On ne leur donne pas ces vingt millions mais on leur donne la force obligatoire », on résout le problème en moins de trois mois sans problème. Cette rébellion est partie du fond des vallées. on a fait des séances tout l’hiver, disons tout l’automne. Si on obtient la force obligatoire, et je l’ai dit on la veut la force obligatoire, on renonce aux 28 milliards...

Christophe Dar
La force obligatoire, c’est un autre sujet, mais la ministre me l’a dit, elle est prête à donner la force obligatoire, pas à toi, pas à vous, mais à tous.

Pierre-André Tomb
On l’a veut chez nous!

Christophe Dar
Non à tous. C’est comme ça.

Pierre-André Tomb
Nous on veut la force obligatoire chez nous, c’est comme ça.

Christophe Dar
Pierre-André, tu ne peux pas tout attendre de la ministre, ça tu le sais très bien.

Pierre-André Tomb
On le sait très bien, on ne demande pas grand chose.

Christophe Dar
Tu ne peux pas avoir le beurre et l’argent du beurre.

Pierre-André Tomb
Je ne suis pas d’accord avec ce qui est train de se passer, c’est faux, on a été devant nos acheteurs, devant les gens qui étaient chez nos acheteurs et on a demandé un franc... Vous m’entendez? Suis-je connecté? Je veux juste être clair. Il est convenable de donner la force obligatoire à tous.

Christophe Dar
Je ne comprends pas ta méthode, Pierre-André, mais je comprends votre désarroi. J’ai gardé des contacts très étroits avec le milieu, et je le garderai toujours, je l’ai toujours défendu, et ça Pierre-André, tu le sais. C’est une affaire de gestion, et là Pierre-André, tu as raison, Mais il faut déjà que vous vous mettiez ensemble et que vous soyez d’accord entre vous. Et vous ne l’êtes pas, alors vous jetez des bottes à notre ministre.

Pierre-André Tomb
Non non! c’est pas tout à fait juste, mais c’est très bien que tu remettes, Christophe le débat au milieu de la place. J’ai des amis partout, il y a très longtemps que je suis dans le milieu, et puis il y a très longtemps que j’y suis toujours, c’est peut-être la différence, je me bagarre pour les jeunes. On doit prendre nos responsabilités. On demande simplement de travail. Et on n’est pas seul, avec ceux du nord, on a un tout petit... une passerelle, sur cette passerelle un huitante pour cent des postes est en train de passer dessus. Je pense que d’ici quelque temps la passerelle va se consolider et puis on aura un sérieux pont. Et nos organisations, Monsieur Dar, nos amis seront en demeure de se positionner, si elles ont un peu de peine, c’est parce qu’elles savent bien des choses.

Christophe Dar
Notre ministre écoute toutes les organisations, j’ai pas son agenda en tête...

Pierre-André Tomb
Je voudrais dire qu’elle nous a refusé une entrevue.

Christophe Dar
Pierre-André, tu le sais très bien, si notre ministre rencontrait toutes les organisations, qui sont organisées, il faut le reconnaître, comme l’état-major de l’armée mexicaine, elle y passerait son temps.

Pierre-André Tomb
Mais deux mois de manifestations, la police mexicaine ne serait pas capable de l’organiser. Faut pas rêver!

Christophe Dar
Vous êtes la mouche du coche! Moi ce que je voudrais entendre de votre part, Pierre-André Tomb et les autres, c’est que vous fassiez quelque chose pour trouver une solution loin des mots.

Pierre-André Tomb
On a écrit une lettre ce matin à la ministre, j’espère qu’on pourra lui présenter notre solution, claire et précise.

Christophe Dar
Salut Christophe!

Pierre-André Tomb
Salut!

Christophe Dar
A la prochaine, à demain matin!

Pierre-André Tomb
Ciao!

Christophe Dar
Ciao! Merci!



Repiquage RSR1, Forum, lundi 26 octobre 2009
Jean Prod’hom

Dimanche 25 octobre 2009



Je veux avant de m’endormir me saisir de l’un ou de l’autre des innombrables bris égarés du passé que la marée du jour a poussé jusqu’ici, en faire un feu aussi vif que bref en éclairant du bout des lèvres l’un ou l’autre des secrets dont il est l’inconscient messager – bientôt je l’espère avec la même désinvolture que l’ivraie lorsqu’elle écrit en coup de vent dans le ciel ce qui n’est plus.
Les braises tiédissent vite, la nuit s’installe, je me retourne, prends un livre, épais, au feu persistant. Sur le Jadis. Petit Carême. Petit traité. Vie éphémère. Mais c’est encore la nuit tout autour. Je l’éteins et m’endors.

Jean Prod’hom

Le jour pour quelques heures encore (monologue)



Ecoutez! L’accès à la lumière est une chose très importante. Tout ceci a d’ailleurs été fixé de manière très claire dans des dispositions légales et la troisième ordonnance règle cette question. L’idée centrale c’est que chacun durant sa journée ait un accès de manière suffisante à la lumière du jour. Ce principe on y tient, et on y arrivera si tout le monde met de la bonne volonté.
Cette ordonnance prévoit les situations où il n’y a pas d’accès direct à la lumière. Mais on ne répétera jamais assez que les postes de travail qui n’ont pas de vue sur l’extérieur et où la lumière fait défaut doivent rester l’exception. Vous dites que les postes de travail sans éclairage naturel se sont multipliés ces dernières années, mais ce n’est toutefois pas de notre faute si on fait des surfaces en sous-sol. Ce sont les architectes.
Voici le principal: « On doit pouvoir se rendre au moins jusqu’à une fenêtre de manière périodique .» Ça c’est l’aide-mémoire qui le dit. Et puis les ouvriers peuvent toujours demander à leur patron: « Puis-je aller faire un tour à la fenêtre? »
Ces pauses compensatoires de vingt minutes, c’était difficile dans beaucoup de situations. C’est une réalité. Ne peignez pas le diable sur la muraille, on trouvera d’autres solutions. Pour l’instant, je le répète, l’aide-mémoire règle la question. Il rappelle aux personnes concernées « l'importance de la lumière du jour » et valorise « la recherche consciente, périodique et autorisée par l'entreprise de la lumière du jour et de la vue sur l'extérieur".
On saisira mieux la vérité de cette formule. Plus tard. Pour l’instant faisons au mieux. Bien sûr, vingt minutes de pause on comprenait mieux. Mais l’idée à la fin, je le répète, c’est que chacun durant sa journée de travail ait accès de manière suffisante à la lumière. Ce principe reste valable, n’est-ce pas? on est bien d’accord sur ce point. Et puis il faut rester flexible, chaque situation doit faire l’objet d’une appréciation. Soyons déjà heureux avec ce qu’on a.
Le jour, le jour, le jour... Pourquoi tout serait-il toujours donné tout de suite à tout le monde?

Jean Prod’hom


Repiquage, RSR1, Forum, vendredi 23 octobre 2009

Croix de fer si je mens je vais en enfer



Que de temps, que de forces avant d’en comprendre assez, faire bonne figure et obtenir une place, une situation, là où on cherchait tout autre chose. On se décide pourtant à monter dans le train, fermement résolu à en descendre un jour: plus tard. Promis! on reprendra l’affaire là où on l’a laissée.
On se retrouve alors vicaire parmi les vicaires, satisfait de l’un des strapontins proposés par Rome. Les années passent, fatigantes fins de journée. Visage dans les mains on essaie de comprendre ce dans quoi on est embarqué. C’est donc ça, on aboie parfois. Et puis la raison raisonnante convainc les derniers récalcitrants, non pas de renoncer définitivement à la partie que l’enfant avait initiée autrefois, mais de différer encore les retrouvailles avec cet impossible bonheur, arrimé à la traîne d’un présent auquel au fond on ne croit pas. Noire et mortelle tentation, on a fait son trou.
Pour ne pas avoir à pleurer le strapontin repris, pour ne pas avoir à éviter les chausse-trapes d’une organisation sociale aux larges mailles qui y précipite ses perditos, se dessaisir de l’esprit de sérieux qui conditionne le respect des appareils et des carrières, écouter celui qu’on raille, celui qui ne comprend pas et celui qu’on ne comprend pas, demeurer en retrait du grand jeu, ne pas laisser filer le temps.
Ne pas différer d’un jour ce qui doit être désentrepris pour retrouver la grande affaire là où on l’avait laissée il y a longtemps.

Jean Prod’hom

XLII



Assis sur le banc de la Mussily d’où j’observe depuis une dizaine de minutes la patience d’un chat blanc qui braconne à la lisière du bois, j'entends le bruit lointain d’un moteur. Le chat a levé la tête tandis qu’un homme sort d’un 4x4, c’est Jean-Rémy qui rentre du travail, il ne m’a pas vu. Il appelle l'animal qui a repris son affût, une fois, deux fois, d’une voix mielleuse et aigre, presque bêlante, ce chat lui appartient.
– Minet, minet!
Rien n’y fait, l’animal a les yeux fixés sur une taupinière. Jean-Rémy lève alors le bras et fait le geste sans équivoque du dresseur de fauves à qui on ne la fait pas. Ça ne suffit pas, Jean-Rémy hurle, une fois, deux fois, sans succès, Jean-Rémy crache de dépit.
Sans comprendre, je me lève et m'éclipse discrètement. Le chat non plus ne comprend pas, mais lui il reste.

Jean Prod’hom

La mère d’Anne et Benoît Joseph Labre



Depuis 1550, sainte Anne, Marie et le Christ couronnent la colonne qui surmonte le bassin en pierre de grès coquillier de la Molière sis sur la place du Petit-Saint-Jean dans le quartier de l’Auge à Fribourg. Mais qui est l’inconnue voilée avec laquelle sainte Anne a conversé tout au long de l’été 2009 lorsque les rideaux étaient tirés? Emérencie?
Marie qui craint l’esclandre prie de tout son corps le Christ de se taire; grognon il n’en pense pas moins:
- Qui que tu sois et d’où que tu viennes, sache qu’ici qu’il n’y a plus de place pour toi!




Une notice indique que Saint Benoît Joseph Labre a séjourné à Fribourg en 1775 et 1776. Le portrait qu’en propose le peintre de l’Ancien Couvent des Augustins ne ressemble pourtant pas à celui qu’en a fait André Dhôtel, ce n’est pas non plus le plus misérable des mendiants canonisé en 1881 par Léon XIII après qu’un bon samaritain l’eut ramassé agonisant – il avait moins de quarante ans – sur les marches d’une l’église de Rome, mais un homme dans la force de l’âge, propret, qui dispose sans aucun doute d’un domicile fixe et d’un bel avenir devant lui.




Jean Prod’hom

Même s’il en fut autrement



La conscience, incapable de fixer l’essence du réel et des événements qui le constituent, s’attarde sur les formes qu’il conviendrait de lui prêter et la place qu’il serait bon de leur attribuer pour qu’ils rejoignent la chaîne sans histoire des raisons d’un discours qui temporise et dans lequel on rabâche ce qui aura bel et bien eu lieu.
L’histoire est cette tentative aveugle de fixer dans le tunnel noir d’un genre ce qui, sous toute vraisemblance, a eu lieu au grand jour, elle n’est en définitive rien d’autre qu’un échec raisonné qui a porté ses fruits: le monde est un monde réduit à la conscience de l’homme.
Mais le filon est fragile, les refrains liturgiques qui accompagnent cette messe ne tiennent plus en respect le réel qui bouillonne. Le monde et nos vies ainsi conçues tiennent à un fil, l’insatisfaction et la frustration guettent. Il est plus que jamais indispensable de raconter ce qui aurait pu être et qu’un concours de circonstances nous a fait manquer, de retrouver en chaque événement, en chaque chose, les autres qu’ils auraient pu être et dont le possible est gros, ... même s’il en fut autrement.
Qu’on soit de la Mecque, de Jérusalem ou de Rome, c’est peut-être la voie douce pour inventer une autre manière de faire l’histoire,... et pour qu’il en soit autrement.

Jean Prod’hom

Dimanche 18 octobre 2009



Le corps frissonne lorsque l’acier raie la pierre, mais rien n’arrête un Deutz Fahr X730. La coutre fixée au sep tire un trait profond dans le pré, elle fixe la bande verte que le soc décolle par en dessous et que le versoir soulève, retourne et déverse sur le côté. Une fois, deux fois, dix fois, ligne à ligne, le pré avec ses indigestes lampées disparaît sans un bruit, sans la moindre résistance. Ondule une mer nouvelle qui s’étend, noire, tendre, grasse, que le soleil fait moutonner. Aucun nuage dans le ciel.
A 17 heures, le Deutz Fahr X730 vrombit une dernière fois et les trois cents chevaux virent au bout du champ. L’acier de la charrue jette un ultime éclat, le silence se cale entre les choses, dans le ciel, le long des sillons. Ça a pris l’après-midi. Le champ labouré ne bronche pas, il attend, se demande si tout cela est bien terminé. Puis on entend les cris des enfants.
Lorsque la herse aura passé demain on aura enterré l’été.

Jean Prod’hom

Vie parallèle



Nos vies se déroulent à l’intérieur de corps qui vieillissent, pétris dans une matière qu’on partage avec ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on aime, ceux qu’on oublie et le milieu qui les accueille tous: on est de la même veine.
Et pourtant, suite à un miracle dont je peine à établir les circonstances, chacun creuse qu’il le veuille ou non son sillon dans une représentation qui est sienne: c’est le timbre de ta voix, ses amers, mon lieu de résidence, sa passion, tes enfants, mes faiblesses. Nous vivons des vies parallèles, c’est notre lot.

Car si nos vies en croisent bel et bien d’autres, elles n’en demeurent pas moins marquées par la finitude. Nous ne disposons en définitive que d’une maigre perspective, unique et particulière, celle qui nous a été octroyée à la naissance, qu’il nous est proposé, parfois, de croiser et dont nous sommes libres d’en faire le gras filon.
Seul le fou additionne ses babioles pour retrouver le monde d’où il a été exclu, mais rien ne t’interdit de vouloir y voir plus clair en prolongeant les lignes interrompues par la cassure de ta venue au monde.

Né d’un ventre, en un lieu unique, constitué de la chair des autres, tu te sépares un jour, t’arraches, chassé plutôt. Et te voilà livré à l’embarras d’abord, morceau d’un tout à la dérive, déchiré, embryon de conscience qui doit se ressaisir – mais comment? –, seul et abandonné. Tu regardes hébété la meute qui t’ignore, la meute qui s’ignore, la bête qui s’arrange des mille compromissions.

C’était un dimanche après-midi de l’arrière-été, sur le trottoir d’une petite ville de province, en face d’une boulangerie devant laquelle une voiture avait failli autrefois te faire passer de vie à trépas, à la hauteur de hautes barrières de fer forgé limitant un clos réservé à des chats abandonnés que nourrissait une concierge ivrogne. Tu allais en direction d’un passage pour piétons, en direction d’un portail et d’une barrière d’acier longeant un mur de pierres de granit grossièrement jointées, il devait être 13 heures, tu avais terminé le repas dominical, et on t’avait autorisé contre toute attente à sortir rejoindre tes copains de quartier, pour monter au petit terrain où tu avais l’habitude de jouer les jours ouvrables.
Mais dehors il n’y avait personne: François, Claude-Louis, André, Michel, Christian n’étaient pas au rendez-vous. Eux que tu croyais libres de toute contrainte, ils devaient être encore à table, souriants, heureux avec les leurs, sans aucune pensée pour toi. Ne t’étais-tu pas trompé de part en part? Ils ne désiraient peut-être pas quitter le giron familial. Ils ne souhaitaient peut-être pas faire bande à part. Tu les avais rêvés et avec eux une autre vie, une autre meute. Tu avais voulu quitter un groupe pour un autre et tu te retrouvais pris au piège entre deux. Tu commençais à en prendre conscience, et quelque chose comme une nouvelle conscience naissait.
Loin de tout, des appartenances qui barrent l’accès à la conscience de notre finitude, tu te retrouvais abandonné dans un vide sidéral, aucun bruit, aucune âme, aucune voiture, pas de vent, effroyablement seul sous un ciel d’acier.
Te restaient pour seul compagnons le dimanche et le bruit d’un ballon que tu frappais sur le macadam du trottoir, à peine un rythme dont le pavillon de tes oreilles rassemblaient les lointains échos. Tu avançais seul et divisé comme dans un tunnel ouvert de tous côtés, saisi par cette phrase interminable que tu écrivais sur le sol avec un ballon, que te renvoyait le monde dont tu avais été chassé et dont tu essaies encore de déchiffrer le sens.
Ce jour-là tu étais venu au monde pour la seconde fois, libre. Une chicane t’avait introduit dans le monde des vies parallèles où l’on avance à l’estime, les yeux grand ouverts, dans un noir éclairé par l’acceptation de ta cécité et la nécessité de dire ce dont tu avais été arraché, quand bien même tu devines aujourd’hui que tu n’en auras certainement pas fini lorsque une autre chicane te sommera d’abandonner une entreprise qui s’avère chaque jour davantage au-dessus de tes forces et t’invitera à rejoindre ce que tu n’as bien sûr jamais complètement quitté.

Jean Prod’hom

XLI



Cathy a beau nous répéter que c'est en raison d'une chute faite la veille après sa victoire au tournoi de cartes que l'on peut voir les empreintes de ses mains et de ses chaussures dans le béton frais du perron de l'église, personne ne la croit, on la soupçonne en réalité d'avoir voulu réaliser un rêve, un vieux rêve d’adolescente.

Jean Prod’hom

Pourquoi tout cela dérape-t-il?



Les bibliothèques qui accueillent aux quatre coins du monde les hommes, muets, penchés comme des statues de pierre sur des liasses de cendres ne sont-elles pas les preuves vivantes de l’harmonie préétablie?
Et toutes ces vies parallèles sans portes ni fenêtres que réunit un instant le métro dans les tréfonds de la ville, puis qu’il dissémine l’instant suivant sous le ciel n’en sont-elles pas d’autres?

Que se passe-t-il là, en ce lieu, en ces lieux, en tous les lieux: ni vus ni connus et sans accroc, des êtres finis, complets, suffisants, à l’image de la substance, pas l’ombre d’une menace, miroirs vivants de l’univers et images du paradis: foi, espérance et charité discrète, prudence, tempérance, force et justice.


La gloire de Celui qui meut le monde entier
Pénètre l’univers, mais brille davantage
En un certain séjour qu’il ne fait dans les autres.

Jusqu’au ciel qui reçoit le plus de sa splendeur
Je parvins, et je vis des choses que ne sait
Ni peut conter celui qui revient de là-haut:

En approchant de l’objet de ces voeux
Notre intellect se perd en tel abîme
Que ne peut l’y suivre notre mémoire.

Dante
Le Paradis, Chant I



Craintif je renonce pourtant à chercher dans la foule, dans la bibliothèque, dans le métro celui qui se serait perdu lui aussi en un tel abîme. Vertige: un seul regard et c’en est fait de l’harmonie préétablie.

Pourquoi donc – on ne saurait dire où ni quand – tout cela dérape-t-il?


Voici encore, en cette matière, ce que je veux te faire connaître. Les atomes descendent en ligne droite dans le vide, entraînés par leur pesanteur. Mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s'écarter un peu de la verticale, si peu qu'à peine on peut parler de déclinaison. Sans cet écart ils ne cesseraient de tomber à travers le vide immense, comme des gouttes de pluie ; il n'y aurait point lieu à rencontres, à chocs...

Lucrèce
De rerum natura, Livre II


Jean Prod’hom

ἦμος δ᾽ ἠριγένεια φάνη ῥοδοδάκτυλος Ἠώς



L’aurore et le crépuscule sont avant tout lumière, c’est pour cela que la première ne meurt pas mais s’évanouit dans la clarté du jour et que, ajoute le mythographe, le second est tué par la nuit.

L’aurore et le crépuscule font de l’horizon la ceinture de nos jours attaqués de toutes parts comme les terres par l’océan.

En dépassant chaque jour les limites qui lui ont été assignées la nuit ronge nos jours. C’est le prix pourtant que nous devons payer pour qu’elle mette à notre disposition l’air qui leur manque. Quant à l’art – toujours sacré – il n’est rien d’autre que cette nuit dont nos rêves ont besoin pour que nous ne succombions pas aux sombres conséquences du coup dur d’Eden.

Jean Prod’hom

Dimanche 11 octobre 2009



La pluie sur les tuiles chante le même air qu’autrefois. Mais si un matin on s’y abandonne un peu plus longuement, c’est parce que le corps et l’âme ne croient plus devoir céder au premier appel des sirènes. Les merveilles promises sous d’autres cieux nous tirent certes hors de chez soi et on feint de s’y rendre, sans pourtant ignorer que ce qu’on va chercher si loin derrière les crêtes demeure en retrait et attend son heure lorsqu’on s’éloigne.
Ne pas répondre au second ou au troisième chant des sirènes n’aurait pas plus de chance de voir aboutir notre désir de comprendre ce qui a été que de céder aveuglément à l’appel du lointain, si bien qu’on est tout naturellement amené à emprunter un chemin médian, un chemin qui nous éloigne un peu de ce vers quoi on va, pour être en mesure de reconnaître ce qu’on cherche, et qu’on entend là, tout près, lorsque la pluie chante un air sur le toit, le même que celui d’autrefois.

Jean Prod’hom

Dimanche 4 octobre 2009



Sur les bancs de bancs de l’Ancienne Académie, la question de l’âme et du corps me semblait d’un autre temps et n’effleurait que l’épiderme de ma raison, je n’y croyais pas. Un vieux bonze pourtant de la Faculté des Lettres de Lausanne prenait l’affaire très au sérieux et clignait des yeux lorsqu’il l’évoquait: Daniel Christoff était un homme sans âge, insoumis aux modes du jour et souriait un peu moqueur lorsque les béjaunes levaient l’étendard de la modernité. Stupéfait, admiratif un peu aussi, j’ai vécu plusieurs années sur le seuil, à mi-chemin de l’un et des autres.
Tout compte fait j’y suis demeuré. Je continue en effet à ne pas comprendre cet homme solitaire qui avait trouvé un abri dans l’absconse, fragile et peut-être impossible histoire de la philosophie – dont l’édifice tout entier est menacé, je le crains, d’effondrement –, et j’admire l’indépendance de cet esprit qui est allé mine de rien à contresens de la bienséance à laquelle tendaient les modernes, courageux blancs-becs, pugnaces et simplistes.
Descartes a creusé le gouffre qui sépare l’âme et le corps, le langage et le monde, les perception et la mémoire et il a tenté d’y répondre. Qu’en penser?
Si l’âme s’efforce d’habiter aujourd’hui le corps et croit parfois le tenir en laisse, le corps de son côté supporte la situation sans broncher comme un simple faire-valoir. Mais il dira son dernier mot lorsqu’il se retirera de la partie, au tout dernier moment, comme un fond de tiroir vermoulu, d’où s’échapperont libres je l’espère les secrets de nos fonds de tiroir.

Jean Prod’hom

XL



Les tenanciers d'une excellente auberge que je fréquente en début de mois demandent à leur fidèle clientèle d'aller se servir directement sur la longue planche recouverte d'une nappe blanche qu’ils ont installée sur deux chevalets à l'entrée des cuisines.
Ce que je craignais est donc arrivé... Un jour, on nous enverra manger directement dans la chambre froide!

Jean Prod’hom

Noble aliénation



L’insouciance tu y as songé toi aussi lorsque tu dévorais à Sils Maria les opinions et les sentences mêlées du voyageur et de son ombre. Mais qui des mortels, je te le demande, a goûté un seul jour à ses divins bienfaits?
Tu ne regrettes pourtant pas ce rendez-vous manqué et les années ont atténué les effets dévastateurs d’un souci qui ne t’a jamais quitté, un souci qui a mis ton esprit à dure épreuve en te contraignant, pour respirer un peu, à lever la tête vers l’autre région, celle où il n’est pas interdit de reprendre et de repriser le bégaiement des choses. Tu as sauvé ainsi une existence qui s’effritait comme un morceau de mauvaise molasse.
Les années s’en vont sans que les soucis ne desserrent pourtant leur emprise, c’est un soir d’automne et tu n’y peux rien. C’est dans un nichoir vide creusé au vilebrequin, oasis blanche et solitaire aperçue derrière les conventions de nos vies accablées que tu as tracé quelques chemins maigres en prenant appui sur ce presque rien que tu aurais sans doute, insouciant, ignoré.
Depuis une mandorle a remplacé le nichoir et l’oasis, l’habitent désormais, souci vivant, souci tremblant, une ou deux choses nimbées d’une brume protectrice qui rappellent la bienveillance des anges et l’inachèvement de nos entreprises.

Ce qu’on doit attendre du langage, c’est de nous déraciner de nos habitudes: rien d’étonnant s’il échoue à nous restituer une large tranche de vie enchaînée à l’obligation de présence, à la promiscuité bureaucratique, aux besognes fastidieuses, lesquelles jour après jour mettaient l’esprit plus bas que terre, l’humiliaient en un mot, car il n’y en a pas d’autre.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom

Même s’il en fut autrement



En se dotant d’un langage dont l’une des caractéristiques essentielles est de maçonner ses oeuvres au marteau et au fil à plomb avec la même obstination que celle qui habite le soleil lorsqu’il se rend à l’ouest, l’homme a perfectionné son aveuglement tout au long d’une histoire née et bâtie au forceps.
Mais ce même langage, et c’est une autre de ses caractéristiques, en nous permettant de ressaisir à nouveaux frais et autant de fois que nous le souhaitons non seulement ce qui a eu lieu mais ce qui aurait pu avoir lieu, ce qui aura lieu et ce qui pourrait avoir lieu, nous conduit au seuil d’une autre scène sur laquelle le passé livre à l’avenir et l’avenir au passé ce que chacun d’eux aurait pu être s’ils n’avaient été réduits à chevaucher un fil.
On découvre alors que le pertuis par lequel chacun d’eux rejoint l’autre en laissant une empreinte de son passage ne se définit pas négativement par sa pure inexistence, à peine un palmier dans le désert, mais s’impose par sa densité extrême, innombrables fils d’acier obligés par un anneau – l’écriture? – à se concerter pour rassembler le réel et le possible sans lequel le premier ne serait pas et faire voir, ou entendre, les innombrables et mystérieuses voix issues des quatre coins du temps.


Subordonner la recherche du passé à une reconstitution scrupuleuse serait en méconnaître l’enjeu, ces forces potentielles qu’un coup de dés malchanceux ne suffit pas à ruiner. L’imagination venue ultérieurement combler la perte, loin de porter atteinte à la vérité intime de l’être, ne la dévoile que mieux...

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom

Clairière



La vieille de Pra Massin était de son temps, mais la résolution des multiples problèmes qu’elle n’avait jamais manqué d’honorer et dont elle n’aurait voulu pour rien au monde s’affranchir ne lui offrait que des demi-satisfactions. Elle se pliait – librement précisait-t-elle – aux us et coutumes qui maintiennent ensemble, autant que faire se peut, les hommes et le monde dont elle était la scrupuleuse héritère, mais elle y creusait en même temps, de l’aube au crépuscule, des sillons dans lequels elle glissait les graines de ce qui croît à l’ombre de ce qu’on croit être. Elle trouvait ainsi l’air qui lui manquait pour continuer sa tâche, percer l’épais rideau des bois et des habitudes, et dessiner dans cet au-delà sans ordre des collines broyardes le lieu qui accueillerait une image satisfaisante de l’éternité.

... pourvu que la vie reprenne ses droits et que soient permises toutes les audaces sans lesquelles il n’y pas d’aventure digne de ce nom, c’est-à-dire assez grisante pour que celui qui s’y jette en perde le sens de la mesure jusqu’au contrôle de sa direction, l’égarement étant devenu son état naturel, le seul où il respire, libéré de cette peur que les peureux appellent prudence.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom

Avant de l’avoir atteint



Quelles raisons étions-nous en droit d’invoquer lorsque nous faisions croire à ceux qui le voulaient bien que nous étions arrivés là où personne encore n’était parvenu encore, sinon celles – habituelles et inavouables – qui nous conféraient le droit de nous réchauffer entre nous, attablés au fond d’une tiède impasse, chantonnant la mélodie de rêves surannés? Pourquoi tout cela l’avons-nous cru nous-mêmes si longtemps?
C’est au contraire de n’y être pas qui nous réjouit aujourd’hui, non pas faute d’avoir essayé ou même d’avoir ménagé notre peine pour nous retrouver dans le dédale des anciennes routes et des sentes invisibles tracées par les égarés, mais parce que c’est ensemble, venus de l’inédit et allant nulle part, sans jamais ne nous être rien dit, que nous nous retrouvons sur la possibilité même, jamais établie, que nous nous sommes déjà rencontrés ou que nous allons nous rencontrer un bref instant, au carrefour des innombrables chemins qui nous éloignent de ce qui n’est en définitive qu’un – mais bien utile – leurre confit.


... tout comme un alpiniste encore inexpérimenté, plutôt que de se risquer à l’aborder de front, contourne la montagne abrupte dont il vise le sommet, quitte par excès de prudence à voir la nuit tomber avant de l’avoir atteint.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom

XXXIX



Michel et Marjolaine, enseignants à la retraite, reviennent de leur semaine en Provence, ils montrent leurs photos et racontent leurs joies à ceux qui sont là, j'en suis.
– C'était à Grignan! un magnifique spectacle en plein air, Phèdre monté par un groupe de rap!
– Non chérie, c'était à Valréas! il s'agissait de Britannicus présenté par des amateurs de slam!
Ce léger désaccord n'effraie pas nos deux jeunes retraités qui ne semblent en effet pas douter une seconde d'avoir assisté ensemble à un même spectacle, je suis réellement soulagé.
Et puis la succession de quarante ans de vie commune a obligé chacun d'eux à mettre de l'eau dans son vin et à accepter la vision du monde de son partenaire. Des visions du monde somme tout fondamentalement différentes et, chemin faisant, toujours plus personnelles.

Jean Prod’hom

Commémoration



Un homme et une femme chargés comme des mules se retournent; ils hésitent un instant avant de déposer tout leur barda, s’assoient sur la dune. Ça remonte à tant d’années, chacun d’eux s’en souvient, il en reste quelques miettes en équilibre quelque part et la respiration de l’océan qui les maintient en éveil.
Les enfants sont trois et oeuvrent depuis le matin à l’édification d’un château de sable. C’est l’heure maintenant du bilan, les vagues se préparent à lancer leur assaut, sans arrière-pensée, c’est cela qui étonne, sans savoir – est-ce possible? Les enfants vont en tous sens, anticipent, sautent, s’agitent, s’avancent, sourient, crient, reculent, esquissent quelques pas d’une danse archaïque. Les vagues lèchent bientôt les avant-postes de l’ouvrage, ses contreforts, rongent ses fondations, creusent enfin ses douves avant que d’un coup tout ne sombre.
C’est fini, il ne faudra rien d’autre, il n’aura manqué de rien, silence, comme si rien n’avait eu lieu. Les enfants rassemblent le peu qui leur reste, rouge, bleu, vert, rejoignent leurs parents qui se sont remis à respirer et qui se lèvent. Pas un coup d’oeil en arrière, ils basculent ensemble derrière la dune qui les avale. L’océan lui lance un dernier assaut avant d’aller jouer ailleurs, la plage redevient pure mémoire.
Tous nos jours sont à cette image, châteaux en miettes engloutis dans le ventre de la mer qui ne remonteront pas à la surface et quelques mots qui moulent l’empreinte de ce naufrage. Mais d’autres enfants – ou les mêmes – viendront en septembre prochain, et ceux qui seront à leur tour sur la dune ne détourneront pas non plus les yeux de ce qui recalibre leurs insensées ambitions. Enfoui quelque part un mystère, un mystère qui transite d’été en été, de jour en jour, une même alchimie qui réconcilie sans pitié nos rêves de sable avec le fer de l’océan.


Perpétuer, du moins pour un temps, ce que la mort s’apprête à réduire en poussière, tel est parmi d’autres le rôle du langage.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable

Jean Prod’hom

Réhabilitation des cendres



Je sus d’expérience durant ce rude hiver-là qu’après la combustion du bois demeurent les cendres. Que je retirais chaque matin du foyer, je croyais bien faire. Il vaut mieux pourtant, me rappela la vieille de Pra Massin qui m’apportait quelques oeufs ce matin-là, ne pas les retirer après chaque utilisation de ton poêle. Au contraire, il convient d’en laisser un bon tapis qui peut atteindre les trois-quarts de la hauteur des amenées d’air percées dans la chamotte. Un épais lit de cendres améliorera ton feu! lança-t-elle en s’éloignant dans la bise noire qui ne nous avait pas lâchés de la semaine.

Ainsi qu’avec l’âge s’évanouit la puérile ambition de parcourir la vie en souverain, le feu de la mémoire qu’attisait par en-dessous le souffle de l’invention langagière s’est brusquement éteint. De cette matière informe il ne reste, à quelques éléments près, qu’un univers mort, comme est mort le cerveau frappé d’amnésie, et il y a si peu à en tirer qui ait force d’évidence que mieux vaudrait la jeter tout uniment au rebut. Elle y croupira dans l’oubli, mais est-ce pertinent si on pense que les choses sans intensité mettent en valeur celles qui en ont, que c’est leur fonction et peut-être leur nécessité.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom

Dimanche 27 septembre 2009



Ne t’inquiète pas, la partie n’a pas commencé, avant on ira à l’océan avec nos cerfs-volants, on ramassera des coquillages, on construira des châteaux, on rira lorsque la vague huileuse et sans âme, puissante, obtuse écartera en les caressant les rêves auxquels on n’a jamais cru. Et on recommencera bien avant que la partie n’ait débuté, aussi longtemps qu’il le faudra. Au risque de prolonger jusqu’à la fin la folie des commencements.
On laissera sur la grève les quelques pierres avec lesquelles tu aurais pu élever des palais ou construire des digues. Ces pierres te serviront peut-être un jour à en jeter d’autres pour passer des gués ou remonter des fleuves dont tu ne soupçonnes pas l’existence.
C’est plus tard, c’est beaucoup plus tard que le sablier commence son décompte, c’est trop tard lorsque les dés ont été jetés et que tout est sur le point de finir. Demeure en retrait, détourne-toi de ceux qui te demandent, à toi qui l’ignores, qui tu es, d’où tu viens? Qui le sait. C’est lorsque la partie est jouée que le sablier met en scène l’inexorable. La partie n’a pas commencé.
Tu as le visage de personne, à peine un nom qui te distingue des autres, visage de pierre que nos rencontres attendrissent. Je te reconnais pourtant, temps béni d’avant les promesses. Il ne saurait en être autrement, tu n’es pas seul. N’obéis pas aux princes, aux otages du temps, au règne des fins, à ceux qui surveillent tes engagements.
Ne passe pas du règne des commencements à celui des fins, demeure à l’écart de l’étroite logique du temps, à côté du cou du sablier.
Et recommence s’il le faut, recommence depuis le commencement avec l’exigence des fins.

Jean Prod’hom

16



Parfois constant.

Jean Prod’hom

XXXVIII



Deux hommes ont entamé le quart d'heure de plaintes qu'ils se réservent chaque jeudi soir tandis qu'une jeune fille s'ennuie ferme à leurs côtés. Elle pense à son week-end, à l'argent qu'elle n'a pas, indispensable pourtant au vendredi soir d'enfer qu'elle se promet au Dam. Elle finit par prêter l'oreille aux propos des deux geignards qui, sur l'tinéraire sans borne de la plainte, embrochent une revenante: la question des femmes et de l'argent. Ils listent sans pitié les dépenses excessives et inutiles de leur femme, puis de la femme en général. L'oreille de l'adolescente frémit alors et leste comme l'écureuil de la Caisse d'Epargne s'engage dans la brèche qu'elle n'espérait plus. Je la vois venir.
– Vous n'y connaissez rien, les femmes sont discriminées, c'est dégueulasse! elles ont beaucoup plus de frais que les hommes, c'est injuste!
– Allez! allez! sourit le premier.
– Ecoute-la! somme le père qui déteste qu'on plaisante avec sa fille.
– Vous êtes nuls! reprend la fille, vous n'avez pas conscience de toutes les inégalités, les femmes sont discriminées dans tous les domaines: l'épilation, jambes et aisselles; le maquillage, rouge à lèvres, mascara et blush; la mammographie non remboursée avant 50 ans; le shampooing, couleur et brushing; les cosmétiques, crèmes de jour, de nuit et démaquillant...
La fille s'interrompt d'elle-même, ni son père ni son ami ne semblent convaincus, son intervention ne va pas suffire... Exaspérée la fille lance alors:
– Et en plus la femme dépense plus!
Les deux croquants se regardent un instant, le père est médusé par l'irréfutable, l'argument a fait mouche, sa fille ira loin, il en est certain désormais. Il ouvre alors son porte-monnaie et lui glisse dans la main avec un sourire de fierté un gros billet bleu.
Elle ira loin. Au moins jusqu'au Dam.

Jean Prod’hom

Disposer de ce qui ne nous appartient pas



Il convient de demeurer le témoin scrupuleux des circonstances si souvent quelconques de nos existences. S’en détache parfois une lueur, un bris du temps. Qu’il soit aux yeux de celui qui n’a plus rien à perdre et qui l’attend une apparition dont il aurait préparé la venue ou un aléa qui l’aurait pris à revers importe peu car il vient et ne demande rien. Il règne un instant sans partage, bien au-delà de l’horizon, en éclairant étale ce qui l’a vu naître.
Le légataire aura tout loisir d’engager les travaux, tailler, élaguer, déplacer, jusqu’à la nuit et loin des fastes des bandes passantes, écimer, soulever pour déployer les secrets des circonstances transfigurées par ce brin d’éternité, lueur, levier et clé d’une nouvelle alliance déposés dans le passé révolu continué de ce qui aura été mais qu’aucune parole prophétique ne dira jamais: l’énigme incarnée, qui se maintient éveillée dans le futur antérieur.

Jean Prod’hom

Dimanche 20 septembre 2009



C’était il y a près de dix ans aux Posses près de Villars, sur le chemin qui menait au campement et que nous empruntions pour la dernière fois: nous rentrions crasseux chargés comme des mules, avançant péniblement sur ce chemin entaillé par deux profondes ornières dans lesquelles nous risquions de nous tordre une cheville à chaque instant. Ça causait de tout, ça causait de rien. C’est dans la longue courbe précédant le carrefour de la route cantonale que B. a quitté la file indienne et s’est arrêté au bord de la ravine pour laisser passer ses camarades. Je fermais la marche.
Il a souri, a dit au revoir et s’est avancé sans se retourner dans le pré fauché. J’ai fait alors une photo, celle que j’ai sous les yeux, en songeant à tous ceux qui nous quittent. Il s’est éloigné en traînant deux volumineux sacs plastique noir qui contenaient les déchets du campement. Je ne l’ai jamais revu.
Cet après-midi j’ai eu beau chercher dans de vieux cartons, je n’ai trouvé que les photographies de ceux qui sont partis, aucune de ceux qui sont arrivés. Si pourtant, les images de mes enfants au premier jour.

Jean Prod’hom

(FP) La tête hors de l’eau



Sous les ronces et les genêts, les chênes verts, la bruyère, les bouscas qui colonisent les alentours des Plantiers, de Peyrolles et de Saint-André de Valborgne, on peut apercevoir les ruines des innombrables murettes de pierres sèches que la terre secondée par les orages finit aujourd’hui d’avaler et de digérer. Ces murettes entouraient les bancels étagées sur les pentes ingrates des serres qui apportaient aux Cévenols de la Vallée Borgne les céréales, le vin, les châtaignes, les mûriers, les fruitiers et la luzerne dont ils avaient besoin.
C’est en relevant ces pierres qui tendaient à rejoindre naturellement les lits de la Borgne et du Gardon de Saint-Jean que ceux des Plantiers ou de l’Estréchure rapprochaient leur tête du ciel. (P)

Tout ce qui est court le risque d’emprunter le chemin de la plus forte pente, vers le saumâtre des estuaires. L’eau vive relève la tête à l’image de la fleur de lys ou de la phrase de Nicolas Bouvier.

C’est un mille-pattes qui circonscrit sous la ligne de cendre de l’écriture les chambres où se fait le mélange de l’air et du feu. C’est la tête de ce même mille pattes qui, en cherchant de quoi respirer au-delà des cendres, allège le mot et empêche la phrase de piquer du nez.

Quand, dès le VIIe siècle, ce christianisme ardent, exigeant, têtu, rehaussé de prodiges qui rappellent ceux des lamas tibétains ou des chamanes mongols, revint sur le continent comme un boomerang porté par le zèle évangélique de ces athlètes de Dieu et de ces champions du jeûne, il ne fut pas le goût de tout le monde. Cette vaillante bouture d’un lointain miracle, ce Christ frais comme l’aubépine que les moines irlandais tutoyaient affectueusement et appelaient « le Grand Abbé », cet ascétisme un brin sorcier, inspirèrent les plus grandes réserves à la pourpre cardinalice et aux prélats romains nourris de juridisme judéo-latin, de pâté de truie et de Frascati.

Nicolas Bouvier
Journal d’Aran et d’autres lieux
Voyageurs Payot, 1990


Jean Prod’hom

4X4



L'idée l'emballe, pas l'idée de l'adultère car c'est un homme à principes, mais rejoindre la chambre 807 du Lausanne-Palace, où l'attendrait sa maîtresse, en 4x4, ça aurait quand même une sacrée allure.

Jean Prod’hom
18 avril 2009

XXXVII



A entendre tous les jeudis soir le récit des petites souffrances que s'échangent les habitués du café, j'en viens à me demander si un gros pépin autour duquel graviterait toute une vie ne vaudrait pas mieux qu'une série sans fin de petits qui la rongeraient morceau par morceau?
Je crains pourtant qu'il n'y ait pas de juste milieu et que nous soyons condamnés notre vie durant, au mieux et au pire, à passer d'un gros pépin initial à des petits, et de petits à un gros pépin final. J'aurais voulu négocier avec la providence, mais c'est une histoire d'avant la providence.

Jean Prod’hom

De manque en manque c’est tout



Chaque phrase conduit à une impasse dont est grosse la phrase qui suit. Celle-ci tente de la contourner sans y parvenir jamais, condamnée à se heurter à un nouveau manque. On en appelle alors à une troisième phrase qui charrie le tout, et ainsi de suite: c’est l’effet gigogne.

On parle, on dit, on écrit de manque en manque avec le secret espoir de tout dire, par petites touches. Et on n’y arrive pas.

Le texte est le souvenir d’un manque inaugural qui a essaimé en chacune de ses parties et en chacune des parties de ses parties. Il a l’allure d’une courbe de Koch réalisée dans la nuit dont on n’aurait ni la force ni les moyens de polir les angles et les segments, une courbe de Koch qui partirait en vrille.

Le fruit prolonge le rameau, le rameau la branche. Mais que devient le fruit? - Il ne prolonge rien, il recommence tout.

Egaré sur une petite place au coeur d’un labyrinthe d’où fleurissent d’innombrables allées aux ramifications sans fin. Elles conduisent chacune à une impasse chargée d’obscurité. Il suffit de lever les yeux pour voir le ciel, c’est tout.

Jean Prod’hom

Pour ne plus trembler



Si l’on exige de nos livres qu’ils fassent bonne figure et serrent les coudes sur les rayonnages de nos bibliothèques, c’est d’abord pour répondre à la crue qu’ils provoquent dans l’étroit espace physique mis à notre disposition, mais c’est surtout pour atténuer le gouffre qui les sépare en réalité, dans lequel roule un impétueux courant qui les maintient à bonne distance les uns des autres et qu’aucun livre n’a su piéger.
On se résout alors à passer sagement de l’un à l’autre, à cloche-pied, comme l’enfant sur les chiffres de la marelle ou le voyageur sur les pierres du gué en espérant rejoindre un jour sans trembler le ciel et l’autre rive.

« Quand vient le soir, je rentre chez moi et je me retire dans mon cabinet. Sur le seuil, j’ôte mes vêtements de tous les jours tachés de boue et de sueur pour revêtir les robes de cérémonie de la cour du palais, et dans cette tenue plus solennelle, je pénètre dans les antiques cours des anciens et ils m’accueillent, et là je goûte aux nourritures qui seules sont les miennes, pour lesquelles je suis né. Là j’ai l’audace de leur parler et de les interroger sur les motifs de leurs actions, et eux, dans leur humanité, me répondent. Et quatre heures durant, j’oublie le monde, je ne me rappelle nulle vexation, je ne crains plus la pauvreté, je ne tremble plus à l’idée de la mort: je passe dans leur monde. »

Niccolò Machiavelli cité par Alberto Manguel
La Bibliothèque, la nuit, Actes Sud, Arles, 2009


Jean Prod’hom

Dimanche 13 septembre 2009



La Loue est une résurgence du Doubs, on le sait depuis le début du vingtième siècle. On raconte pourtant aujourd’hui encore que cette découverte est due à un savant qui jeta un colorant vert dans une faille sur le cours du Doubs en aval de Pontarlier et qui constata quelques jours plus tard que la Loue était colorée de ce même vert.
Les poncifs ont la vie dure et les sciences la tête sauve. En réalité la résurgence du Doubs a été découverte en 1901 lorsque les usines Pernod de Pontarlier brûlèrent après avoir été frappées par la foudre. Le lendemain, on retrouva des traces d’absinthe et de colorant dans la Loue.
On ignore si les habitants de la vallée, de Moutier, de Lods, de Vuillafens, d’Ornans ont saisi cette occasion pour se plonger dans une ivresse qui a dû les pousser, et j’ose secrètement l’espérer si elle a eu lieu, dans le premier coma éthylique collectif de grande ampleur de l’histoire de l’humanité, mais ce que je sais, c’est qu’on attribua pathétiquement la découverte de la résurgence à celui qui la vérifia seulement, Édouard-Alfred Martel – ou Martell comme le cognac?– et sur lequel a rejailli la gloire de cette cuite salutaire.
Cette attribution illégitime à la gloire du fondateur de la spéléologie moderne c’est à l’effet Pernod qu’on le doit.
Même distorsion épistémologique avec Kékulé, le célèbre chimiste allemand qui est à l’origine de la formule développée du benzène. Paul Feyerabend n’en a pas tout dit dans son plaidoyer contre la méthode. Car si Kékulé a bien découvert en 1865 une façon originale de représenter cet hydrocarbure à l’occasion d’une rêverie au coin du feu, l’historien des sciences a passé sous silence les causes de l’état second dans lequel Kékulé était plongé.
Cette erreur de jugement, c’est à l’effet Pernod qu’on le doit encore.

Jean Prod’hom

Entre chien et loup



On n’en a pas fini avec le mystère qui voit ensemble se nouer les choses et se dénouer le langage. Car penser ensemble le jour et la nuit semble hors les moyens de notre raison. On peut tout au plus baliser le puits hors duquel à l’aube l’un et l’autre surgissent après avoir croisé leurs doigts.
Un peu avant que le soleil ne s’impose, et avec lui le jour, avant qu’ils ne fassent taire tous deux la nuit vaincue, qui se retire dans les bois, sans personne pour l’accompagner, le temps s’égare pour s’immobiliser un bref instant: plus de pente, une boîte seulement, sans bord, qui s’étend à l’infini, pleine d’un vide dense, trouble comme l’eau de l’étang, à peine vivant, saturé d’un brouillard inconsistant, c’est l’autre pot au noir.
Aux yeux de celui qui est dans les parages, tôt levé ou jamais couché, il semble évident que le jour qui rougeoie à l’est gagne du terrain sur la nuit qui détale à l’ouest, à l’image des animaux lorsque l’incendie fait rage. Pourtant, avant que la premier ne chasse définitivement la seconde, le jour et la nuit ont rendez-vous sous le frêne à l’endroit même où le passant s’est immobilisé. Ils mêlent leur essence, leurs doigts, leur souffle au point de se fondre au milieu. L’homme y perd la tête ou le corps, le jour laisse filer les ombres, la nuit s’amollit.
Chacun peut craindre alors pour son existence pendant ces brèves noces auxquelles le langage n’a pas été invité, on se sent alors disparaître, transparent, avec les choses de peu de consistance qui nous entourent, dans le puits, entre chien et loup.

Jean Prod’hom

XXXVI



Depuis quelques jours la petite ne ménage pas ses efforts vestimentaires au moment du Téléjournal: robe à froufrou, tutu de danseuse étoile, robe de princesse... Un vrai défilé de mode! Elle passe comme un essuie-glace entre ses parents hypnotisés par Darius Rochebin et celui-ci qui trône au centre de l'écran extra-plat du salon. A son père qui lui demande à quoi riment cet accoutrement et ses allées et venues, la petite répond l'oeil brillant:
– Lui au moins il me regarde tout le temps!

Jean Prod’hom


Ramener l’étendue



Suppose

Que pour moi l’étendue
Soit de l’ordre du cri

Et que je te demande
De ramener son règne

A la plainte habitant
Le creux de coquillages.

Eugène Guillevic


L’initiative était venue de François R qui avait fait parvenir à quelques amis ce poème d’Eugène Guillevic. Chacun s’était mis au travail.
Je retrouve aujourd’hui une collection incomplète d’une vingtaine de cartes postales au recto desquelles les participants avaient, à leur manière, ramené l’étendue à la plainte habitant le creux des coquillages.

C’était la mi-mai 1642 et le temps bruissait dans les rues ensoleillées de Lübeck. Dans l’une des maisons bordant la rue de la Forge, le jeune Léopold bouclait son havresac: le lendemain à l’aube, il quittait Catharina pour accomplir le tour du monde.
La nuit qui précéda son départ, Léopold fit un curieux rêve: il vivait en un temps reculé, en un temps où l’on se représentait la terre comme un disque, entouré de hauts murs, soutiens du ciel. Il avait quitté Catharina et, depuis des années déjà, marchait en ligne droite pour atteindre au plus vite les murailles du monde. Il avait traversé maintes régions inconnues, si inconnues et en si grand nombre qu’il ne reconnut pas la femme transie de joie, adossée à la fontaine de la rue de la Forge à Lubeck. Léopold continua son interminable voyage jusqu’à ce qu’épuisé il se réveillât.
Lubeck s’ébrouait; à la fontaine Léopold remplit son bidon, Catharina l’accompagnait; ils longèrent la rue des Vieilles Boutiques, s’enfoncèrent dans les obscures ruelles du quartier des marchands. C‘est sur le pont de la Trave, près du Vieux Port qu’ils se séparèrent. A cet instant, Léopold savait que plus jamais il ne reviendrait, qu’il était sur cette terre en exil, il savait aussi qu’il coexistait dans ce monde mille Lübeck, mille fontaines et mille amours.

Je me souviens un peu du printemps 83 et des circonstances, du plan de Lübeck que j’avais déniché dans un ouvrage de Jean Delumeau, des lectures d’Alexandre Koyré et de Thomas Kuhn. Et je rêvais d’une série de récits coperniciens. Il n’y en eut qu’un.
J’irai cinq ans après passer quelques jours à Lübeck que je ne reconnus pas. Etait-ce Lübeck?

Jean Prod’hom

Traduire Kafka



Wunsch, Indianer zu werden
Wenn man doch ein Indianer wäre, gleich bereit, und auf dem rennenden Pferde, schief in der Luft, immer wieder kurz erzitterte über dem zitternden Boden, bis man die Sporen ließ, denn es gab keine Sporen, bis man die Zügel wegwarf, denn es gab keine Zügel, und kaum das Land vor sich als glatt gemähte Heide sah, schon ohne Pferdehals und Pferdekopf.

Jouer aux vrais indiens
On serait un indien, affûté comme jamais, si violemment secoué par son cheval au galop, vent debout, au-dessus de la terre qui se fend, qu'il faudrait bien lâcher les éperons - mais il n'y a plus d'éperons -, renoncer au mors - mais il n'y a plus de mors -, et se fondre dans le tableau lisse d'une lande abandonnée dans laquelle galope un cheval au cou et à la tête d'homme.

Jean Prod’hom

Dimanche 6 septembre 2009



La neige a fait son apparition il y a deux nuits sur la Becca d’Audon et l’épaule des Diablerets. C’est tôt, trop tôt pour peindre l’hiver, si tôt que j’en repousse l’idée – elle s’instillerait si je n’y prenais garde, et avec elle celle des feux qu’il faudra allumer avant l’aube, celle de la neige quand elle insiste et qu’elle ne nous lâche plus, celle de la bise qui décide de notre place et de notre rang – ou plutôt je n’en appelle que superficiellement au nom pour tenir l’idée à bonne distance comme une rengaine apprise enfant.
Je reprends la montée vers la Mussily la tête dans les talons. J’aperçois alors comme dans un éclair qui se prolongerait l’île de Sein, son nom d’abord, l’image mobile qui l’accompagne ensuite. Tous deux s’imposent et colonisent quelques secondes mon attention. Je ferme les yeux, les rouvre, je les convoque à nouveau, le mot et l’image ne me font pas défaut, d’autres mots et d’autres images qui se succèdent sans rivalité.
Pas exactement l’île de Sein, mais une suite – indéfinie – d’images de l’île issues d’une même matrice, des images orientées sans que je dispose pourtant d’une place fixe. C’est un autre qui officie et qui, pour répondre à mes souhaits, occupe les points géométriques d’un continuum d’où surgit l’île lointaine, vivante et réelle.
L’île de Sein, celle qu’on ne voit pas lorsqu’on y est, pas plus que lorsqu’on s’en approche depuis Audierne, île, île avec l’océan, bleu, violet et turquoise, lumineux et sombre, le grondement de l’écume, île toute proche et immobile, la lande près du phare, le môle, le quai, la côte à deux pas, les tessons, le tabac du port, le bateau qui fait la navette, le silence des nuits, l’Amérique et le ciel un peu plus haut. Je suis comme dans une bouffée d’idée qui répand ses bienfaits dans toutes les directions. L’idée concrète de l’île me remplit sans entamer les bienfaits du lieu où je suis, le chant des grillons et l’odeur de la sève.
Car je suis bel et bien ici, assis sur le banc de la Mussily, face à la Becca d’Audon et l’épaule des Diablerets. Aller demain à Sein? J’ai pu le croire autrefois, du temps des déceptions, du temps des images qui fauchent les voeux. Je n’ai pas envie d’aller à Sein, d’être submergé par les sensations adventices, les bruits parasites, le voisinage qui oblige.
Mais je n’ai pas envie non plus d’être ici sans l’île de Sein.

Jean Prod’hom

XXXV


Les fins d’été sont difficiles pour les tenanciers d’auberge, les restaurateurs, les amuseurs publics. Les étrangers sont à l’étranger, les autochtones terminent les moissons, commencent les regains ou sont au bord de la Grande Bleue, bûcheronnent, errent dans les Alpes plus près du ciel. Quelques égarés, rares, s’aventurent dans nos contrées pour un tourisme rural fort discutable, on a signalé plus au nord quelques moines qui recherchent dans les bois des clairières, les affaires s'en ressentent. Il y a bien quelques clients qui s'arrêtent sur le chemin de Compostelle, mais c'est si loin encore et les chemins sont si nombreux.
Paul, un vieil ami, qui tient un camping dans la région a fait afficher dans tout le district des placards:

Venez pendant tout l'été au camping du Neyrvaux découvrir l'art du camouflage d'ici et d'ailleurs!

Suit la liste exhaustive des animaux exposés:

Brookesia superciliaris jouant au mort
Caméléon dans un tas de feuilles
Uroplatus fimbriatus sur un tronc
Grenouille Mantidactylus lugubris
Phasme sous des feuilles
Coléoptère Lutinus
Insecte imitant une feuille
Phasme forme de marron
Gecko à queue de feuille
Katydide feuille
Zèbre, léopard et jaguar dans la savane


J'entre donc en cette fin d’après-midi dans l’annexe de l’épicerie du camping, un joyau de la zoologie rurale, immédiatement surpris par les nombreux curieux qui viennent des alentours et de plus loin encore. Paul se réjouit, je lui souris et rejoins les vingt clients penchés sur les dix terrariums répartis tout autour de la salle qui n'hésitent pas, entre deux observations, à rafraîchir leur gosier d'un peu de ce vin blanc qui aide ceux de chez nous à y voir plus clair, jusqu'à voir l'invisible. A l'affût un certain temps, ils ne veulent pas passer pour des ringards si bien qu'ils repèrent assez rapidement, parfois à double, ces animaux qui m'échappent depuis le début.
Car si je vois de la terre, des feuilles, des branches, quelques marrons,... je n'aperçois aucun gecko, aucun phasme, aucun katydide.
Je regarde autour de moi, défait, ils sont fiers eux de les avoir vus, pas suffisamment téméraires toutefois pour se risquer à l'étage et repérer le zèbre, le léopard et le jaguar que le patron loge pour l'occasion dans les trois chambres fraîchement tapissées.
L’annexe ne désemplit pas. Je jette un coup d'oeil perplexe à Paul qui me sourit, puis cligne une paupière, je souris à mon tour.
J'aurais dû m'en douter depuis le début, derrière son visage de paisible animateur Paul cache une âme de battant, il a fait de ses clients des pigeons qui s'ignorent, captifs dans une volière payante. Quant à moi je fais l'autruche avant de déguerpir en m'arrêtant pourtant un bref instant devant un terrarium vide, placé discrètement près de la sortie du camping, sur la face duquel on peut lire: Au caméléon inconnu.

Jean Prod’hom

Stamm



L’imagination n’étouffe pas nos Jean-Baptiste de banlieue, il y a le théâtre 11 à Lausanne, le théâtre 12 avenue Maurice Ravel, le ciné 13 à Montmartre, le restaurant le 15 rue Roger, et j’en passe. À quand donc le zinc du 807 ?

Jean Prod’hom
8 juin 2009

Desiderius Christophe Martin



Dans une niche rouge sang creusée dans le mur sud, là-bas tout au fond, se dresse sur un autel aux parois latérales de marbre une statue du Christ pauvrement vêtu, bon berger ou ressuscité, ou les deux. Il tient dans la main gauche une croix de procession à la hampe de laquelle s’enroule une bannière couleur mie de pain. Placés à ses côtés une mitre et une crosse, deux chandeliers, un encensoir.
On distingue mal derrière le rideau vert évêque les objets que contient l’autel aux parois de marbre et aux portes de bois largement ouvertes: un plat à larges anses, un paquet informe qu’un lacet semble maintenir en place... Le rideau tombe négligemment sur l’un des deux battants.
Au fond de l’oeil de l’absidiole, on distingue haut perchée l’esquisse noire d’un oiseau déployant ses ailes: un archange ou le saint Esprit. Il demeure en retrait de la statue de pierre ou de bronze du Dieu incarné. Les motifs incrustés – losanges orangés sur carrés noirs – au bas des piliers de la niche font penser à ceux du campanile de Santa Croce à Florence.
De chaque côté de l’absidiole rouge sang deux portes, dont les cadres supérieurs coiffés chacun d’un fleuron rappellent les pagodes de l’orient. L’une d’elles largement ouverte fait voir une chambre plongée dans l’obscurité dans laquelle on ne distingue qu’une table nappée de rouge sur laquelle sont déposés en vrac de nombreux objets qu’on a peine à identifier et un présentoir chargé de livres ouverts. Sur un fil tendu de part en part pendent des formes géométriques de couleur – des instruments de mesure? Une étroite fenêtre fait voir à l’est, à travers une persienne, la lumière tamisée du jour.

Pas d’ouverture en revanche sur le mur oriental de la pièce principale traversé par un long rayonnage que soutiennent des fers en esse. Il est occupé sur toute sa longueur par une bonne cinquantaines de livres dont on ne voit que les dos de cuir aux couleurs chaudes. A la verticale, à l’extrémité d’un bras de bois qui semble jaillir du mur une main tient un bougeoir sans bougie – auquel répond symétriquement, sur la paroi ouest, un bougeoir semblable. Diverses babioles, coupelles et vases, une collection de plumes, un encrier, tessons antiques, un cheval de bronze miniature, une statuette courent sur l’étroite tablette qui interrompt les boiseries recouvertes d’un velours vert pâle à mi-hauteur de la paroi. Sous le rayonnage la chaise vide et le lutrin raffinés, de bois et de cuir, fixés sur une estrade dont une moulure atténue l’épaisseur rappellent davantage d’intemporels instruments de torture que le confort exigé par la lectures prolongée de livre longs et difficiles. A côté de la petite estrade deux gros volumes ont été abandonnés contre la paroi en toute hâte.

Et puis au premier plan un homme et un chien.
L’homme immobile, vêtu d’une robe à rabats noir, blanc et rouge est assis sur un banc aux pieds torsadés finement ouvragés; il est face à une table sur laquelle, plume inclinée dans la main droite, plume levée il écrivait ou écrira. Sa main gauche a repoussé les livres qui ne servent plus, il écoute, songe, suspendu à un appel venu du dehors qui l’a détourné de ses tâches ou vers lequel celles-ci l’ont conduit. C’est un homme qu’une barbe châtaigne a assagi, il a quarante ou cinquante ans.
L’estrade sur laquelle il se trouve et dont il semble sur le point de s’échapper a la forme d’un demi-cercle, elle est recouverte d’un velours, vert évêque encore, fixé par des clous d’or qui en font le tour. Une dizaine de livres ouverts, entrouverts ou fermés gisent à ses pieds dans un savant désordre. Sur un lutrin rapproché une partition de musique.
Il n’est plus temps de lire, l’homme a laissé sa mitre et sa crosse près de l’autel, il pense mains nues, en déséquilibre.
C’est le temps des grandes découvertes. Du plafond pend une sphère armillaire conçue par les anciens Grecs pour représenter la lune, la terre, le soleil et les autres objets célestes. Mais ce n’est pas vers elle que l’homme regarde ni non plus du côté de l’Amérique, l’homme a le torse tourné vers le ciel, le visage tendu vers le soleil – a-t-il vu une fumée blanche? – la lumière qui entre par la plus rapprochée des trois fenêtres percées dans le mur ouest l’illumine, lui mais aussi le vaste cabinet dans lequel il a vécu, le mobilier raffiné qui a soulagé ou aiguisé le soir les plaies de son âme, les feuillets enluminés des missels anciens qu’il a étudiés, les livres qu’il a fallu lire pour y voir plus clair, les instruments grâce auxquels il a pu expérimenter la solidité des dires de son siècle. La lumière du dehors éclaire le dedans, non seulement les babioles patiemment récoltées, mais aussi la statue du Christ dont l’imparfaite imitation a amené le saint homme jusque-là.
A considérer la longueur des ombres et la taille des objets, la scène se déroule au milieu de l’après-midi. A moins qu’il ne s’agisse du milieu du matin et qu’il nous faille tout recommencer à reculons. Qu’importe, c’est le bureau d’un érudit.
Mais c’est aussi le bureau du premier venu, le bureau de tous ceux à qui il convient d’être à mi-chemin des livres et du ciel et qui en assurent le lien par le silence ou l’écriture. L’homme qui répond à l’appel du dehors a cessé ce jour-là de différer ce dont nous détournent l’oisive étude et les sirènes dont il a entendu l’appel trompeur en plaquant l’oreille contre le coquillage qu’on aperçoit sur le bureau, à côté de la clochette dont il usait pour appeler les domestiques. L’homme est seul et nu. Pris il y a plus de cinq-cents ans dans la glu de la représentation il l’est encore, statue de cire il prolonge un instant encore la divine expérience.
C’est le temps des réformes, on ne peut différer plus avant une tâche qui n’en finit pas. Qu’importent les livres gisants, les portes de l’autel qu’on aurait décemment dû fermer, le rideau qu’il faudrait rabattre, les piles de livres qu’il aurait fallu assurer. Le Christ lui-même, qui n’est ici au fond qu’une statue, s’est retiré dans l’ombre d’une absidiole pour laisser le champ libre au réformateur qui lui offre une seconde résurrection.

Le livre a mené l’homme, ici dedans, au seuil de l’immédiateté qui l’attend là, dehors. Et c’est un chien, un petit chien blanc, égaré dans un désert de lumière, sans autre intercesseur que son ombre, un bichon maltais gonflé de vie et de patience qui arrachera l’homme à sa sidération.
L’histoire peut véritablement commencer, Desiderius Christophe Martin Vittore et son bichon maltais vont tous deux goûter ce soir aux parfums des jardins de Rome ou de Milan. Quant à la vision de saint Augustin on n’en sait toujours rien, tout est à recommencer.

Jean Prod’hom

Gros-porteur et long-courrier



Le visiteur s’interroge d’abord sur l’affectation des lieux: les solides piliers vert pomme qui soutiennent les bas-côtés d’un patio jamais utilisé, la moquette gris moucheté choisie pour sa résistance aux coups et aux souillures, le gris acier des rayonnages vides pour la plupart, les tubes de 48 pouces pour l’aération, les quelques fauteuils bleus – d’un bleu militaire de gala –, les téléphones anthracite et les écrans transparents le font hésiter. S’agit-il d’un abri anti-atomique? des soutes d’un gros-porteur ou du sous-sol d’une centrale d’achats de l’Etat?
Qu’à cela ne tienne, une mère inscrit son enfant auprès de la responsable et de son assistante qui ont enfilé pour la circonstance des habits taillés dans un tissu cousin de celui qui recouvre les fauteuils. Plus loin un jeune garçon fouille le seul rayon bien achalandé avec l’aide de celle qui pourrait bien être sa grand-mère, un autre a trouvé une dizaine de bandes dessinées et il ne donne pas l’impression d’en avoir fini.
Assise dans un fauteuil une fille lit, on l’appelle, elle n’entend pas, elle est à mille milles, haut dans le ciel, dans un long-courrier qui la mène on ne sait où – et le sait-elle? On revit. Tous sourds aux bruits qui les entourent, tous comme s’ils étaient des habitués du lieu depuis longtemps déjà.
La bibliothèque qu’on attendait depuis de nombreuses années n’est ouverte que depuis une vingtaine de minutes, mais le temps perdu est déjà rattrapé, on rêve désormais d’autres livres, ceux qui mûrissent dans le ciel qu’on aperçoit derrière les vitres du plafond du cockpit.

Jean Prod’hom

Dimanche 30 août 2009



L’église tend le cou mais son clocher ne dépasse qu’avec peine la cime des arbres, les cloches sonnent, le village tapi dans l’ombre ne bronche pas.
Quelques habitants cependant ouvrent les yeux, ils ont rendez-vous un instant avec une scène qui n’est plus, ils se souviennent des habits du dimanche, des mains qu’on serre sur le parvis, de la fraîcheur, du bois qui gémit, des beaux sourires et des sourires obséquieux.
Le coq a beau chanter mais l’appel des songes est plus fort. Ils ferment les yeux, et c’est tout le village qui se rendort.

Jean Prod’hom

Un immédiat qui se ressaisit



A l’arrière des enfants confortablement installés dans l’ombre, affairés et à la peine, têtes penchées, rangs serrés. Ils cachent leurs yeux sous un chapeau à larges bords. Je leur tourne le dos, je suis sur le seuil accoudé à la fenêtre, personne dans la cour déserte. Devant moi la lumière seulement, le frémissement des feuilles de trois platanes, le bruit de quelques voitures qui vont et viennent un peu plus loin, et les alpes dans un coin de ce tableau sans cadre qui s’élargit à mesure que mon regard s’avance au-delà.
Je vois distinctement un espace sans fin, à l’appel duquel les enfants restent sourds – mais n’en suis-je pas un peu responsable? Je m’avance dans cette étrange direction qui ne mène nulle part puisque c’est de partout qu’il agit. Le temps y enveloppe les formes simples du monde: le lac, les chemins, la clairière. Immobile je tends l’oreille du côté des bois et des animaux qui les habitent: lièvres, chevreuils, renards désoeuvrés. J’y suis un instant. M’en vais et reviens. Y reste. Y reste. Y reste.
Il me faut pourtant rejoindre ceux que j’ai laissés en arrière et leur appendre le langage des loups.
Je ne comprends pas exactement pourquoi tout cela, mais je sais que les tréteaux sont là et qu’il suffit de dresser la table pour s’y inviter. Je voudrais chaque jour disposer d’un instant pour filer comme aujourd’hui à l’anglaise, là où tout est horizon, dans l’ouverture d’un immédiat qui se ressaisit.
Demain par l’angle d’un tableau sans cadre j’irai sur les rives de l’océan.

Jean Prod’hom

XXXIV



Cette année ce sont des sultanes que nos amis se sont fait livrer pour repeupler leur poulailler. Le renard s’est décidément mis à avoir des goûts de luxe.

Jean Prod’hom


15



Il suffit que le soleil enflamme les gouttes d’eau qui perlent à l’extrémité des branches des mélèzes pour que les promesses rapiécées, les projets en mitaines, les arrière-pensées couleur de cendre, les soucis fausses-écharpes reculent. Et on remise tout, et on va sur les chemins. Le garçon se remet à sautiller, lance son diabolo, s’étonne lorsqu’il pince les fruits charnus des impatientes, et il recommence, sautille, lance, pince et on est heureux. Jusqu’à la prochaine averse de septembre qu’il verra jeter son filet dans le jardin, rêveur derrière la vitre muette de sa chambre.

Jean Prod’hom

Dimanche 23 août 2009



Les gouttelettes pendues aux oreilles du trèfle, alourdi par la pluie tombée sans discontinuer pendant la nuit, brillaient et prolongeaient l’esprit de fête des jours passés, les foins, les moissons. Mais la rouille qui avait fait son apparition à la lisière du bois sur les feuilles de la première rangée, là-bas au loin, trop loin pour qu’on soit en mesure d’identifier l’essence, annonçait qu’il fallait compter avec la roue des saisons. Peu de mouvement dans ce tableau vivant, sinon celui de quelques nuages attardés, joufflus et souriants, qui avançaient haut dans le ciel en direction de l’ouest pour rattraper le temps perdu. La façade blanche de la maison frappée par le soleil faisait songer aux lumières de l’hiver. Les volets sombres, les fenêtres et la porte fermées, son éloignement aussi lui donnaient l’air buté. Depuis longtemps déjà ni le train ni le bus ne traversait plus cet appendice du monde que seuls deux agriculteurs du village et un vieux gardaient en vie.
La porte s’entrouvrit et le vieux sortit de la maison blanche pour s’approcher d’un pas hésitant du potager clos d’un treillis sans âge, il n’y pénétra pas mais regarda longuement les chétifs légumes qui enfonçaient leur tête dans les épaules. (Les légumes désespèrent à une telle altitude lorsqu’ils sont sans soin.) Il se dirigea ensuite vers le cabanon de la lisière, qu’il regarda avec l’esprit ailleurs, comme un aveugle. Il revint dans le verger les bras dans le dos, il s’immobilisa, appuya sa canne contre un pommier des moissons, croisa les bras sur la poitrine. Il portait une vieille salopette bleu roi et une chemise vert moutarde, des rides matelassaient son visage, il semblait visiblement indifférent au tour que prenait son domaine. Il croqua dans une pomme qu’il abandonna aussitôt dans l’herbe. Il se rendit alors d’un pas hésitant au bout de l’allée, ne se servant qu’à peine de sa canne sur laquelle il s’appuya pourtant pour ouvrir la boîte aux lettres. Il se redressa, les mains vides, reprit sa lente marche en direction de la maison dans laquelle il disparut, sans même avoir jeté un seul coup d’oeil au ciel qui avait retrouvé des airs de printemps.

Jean Prod’hom

Ceux avec lesquels il ne sert à rien de négocier



Il est des femmes et des hommes avec lesquels il ne sert à rien de négocier, non pas qu’ils se soient retirés sourds et aveugles dans le pays de Candy, mais en raison d’une exigence qui les ronge et qui leur impose de ne pas s’en laisser conter. Ils ne regardent du monde et n’écoutent de ceux qui les entourent que ce qui ne contrarie pas leur itinéraire. On demeure muet tandis qu’ils parlent, tandis qu’ils courent. Ils font voir pourtant ce qui mérite le détour, non pas tel ou tel objet, tel ou tel paysage, non rien de tout cela, mais l’exigence, l’aveuglement et la surdité qui la nourrissent pour se risquer un jour, accompagné du seul souvenir de ces êtres d’exception, dans l’inconnu.
Mais d’autres viennent ensuite, avec lesquels il ne sert à rien de traiter non plus. Voyants et muets ils obéissent à une autre exigence, celle qui anime le monde qu’ils habitent, diffuse et tremblante. Ils écoutent et font entendre le mystère sur lequel tout repose, balbutient un bref instant et se taisent.

Jean Prod’hom


XXXIII



Les larges manches des soutanes de nos hommes d’église ne conviendraient-elles pas mieux aux prestidigitateurs et à leurs tours de passe-passe?

Jean Prod’hom

Au carrefour



ll se retrouve là secoué comme chacun par la bonne et la mauvaise fortunes, peu à l'aise avec un avenir à l'horizon encombré, quelques souvenirs qui sortent la tête du brouillard, ceux avec lesquels il va. Et il est là, et il se demande comment il parviendra à l'essentiel.
En avançant à reculons peut-être pour ne pas ajouter de brillants au collier à deux sous de sa vie, pour se réconcilier avec le chemin fait de zigzags qui l'a conduit jusque-là, pour dire le vrai qui reste.

- En trente-sept ans je ne peux pas dire que j'ai appris grand chose. Quand même à desserrer les pièges, avec une pointe ou un petit bout de fer quelconque pour que la palette soit moins dure à déclencher. Dans le temps, j'étais comme les fermiers, je tendais le fer tel qu'il était, point dur à ce que je creuyais, et j'avais du mal à en prendre parce qu'il fallait que la taupe force. Quand la palette est plus souple, qu'elle fonctionne bien, les taupes se prennent.
Et puis, au début, je cherchais toujours la passée centrale, maintenant c'est souvent en bout de passée, là où elles vont reprendre leur ouvrage, que je les attrape. La pratique y fait un peu quand même. Je sais qu'il faut trier les pierres jusqu'à la dernière. En commençant je disais: il y a quelques pierres, elles ne vont peut-être pas gêner, et si une pierre retenait le piège eh bien la taupe était partie.

Jean-Loup Trassard, Conversation avec le taupier
Le temps qu'il fait, 2007
Jean Prod’hom

14



Au milieu du verger, entouré de tout jeunes arbres, un vieux pommier soutenu par des étais de fortune, chargé et fatigué comme une femme enceinte seule à midi sur la place publique.

Jean Prod’hom

13



Il y a des jours qu'on voudrait ne pas avoir à entamer ou, puisqu'il est trop tard, hors desquels on voudrait sortir au plus vite, arriver au soir. Des jours sans bord, sans bout et sans forme, rongés par l'horloge, eau morte, des jours moites, noyés dans une haine et une chaleur lourdes et diffuses.
Alors on la passe comme une longue douleur qui va bien finir avec la venue du soir. On a beau gesticuler, aller et venir, le ciel n'est pas là, invectiver ou sourire, rien n'y fait. Aucune entreprise ne trouve son assise, les oiseaux se taisent, les nénuphars se cachent. On voit grossir les soucis nés de l'orgueil, à la presse de rien, à la presse de tout, capable seulement de vouloir en découdre avant d'en découdre, secoué par les chiffres d'oisifs calculs sans fin.
Seule la bienveillance de l'enfant qui a senti le vent mauvais se lever sauve la mise en allant chercher la brouette, il y met la terre fraîche arrachée à la terre et ainsi rétablit l'ordre universel.

Jean Prod’hom

Dimanche 16 août 2009



Que peut-on faire au bord du lac?
Compter les trente-six mouettes alignées sur le môle. Manger par exemple quelques tranches de charcuterie serrées dans deux morceaux de pain, ou une pomme, ou tous les deux.
Deux femmes cherchent un lieu susceptible de leur offrir une certaine tranquillité. Je crains qu'elles ne soient déçues. Seule l'une d'elles, la petite, porte une glacière en bandoulière.
On peut s'étonner ou ne pas s'étonner des risées sur le lac, des quelques bateaux qui disparaissent. Fermer les yeux et ne pas se retourner quand on entend sur le gravier les pas se rapprocher et s'éloigner, et faire mentalement le portrait de l'inconnu sans jamais en vérifier l'exactitude.
Une petite fille est assise au pied d'un banc public sur lequel un homme lit, peut-être son père, ou son grand-père. A côté d'elle une casquette dans laquelle elle a placé un pain au lait qu'elle partage avec une amie invisible. Chacun s'agite, les abeilles, les cygnes, les canards, les corneilles, mais aussi les enfants, les promeneurs, les chiens. Ils se sont donné le mot, c'est chacun son tour. Des mouettes filent ventre à terre vers Morges.
On pourrait lire aussi ce petit texte de Robert Walser, Genève, dans lequel il se demande ce qu'on peut faire à Genève. Toutes sortes de choses.
On peut recompter les trente-six mouettes sur le môle qui sont désormais quarante. Puis aller manger une glace qu'on achèterait au kiosque situé dans le voisinage du siège du comité international olympique, pour autant qu'il soit ouvert. Tout le monde est à Berlin.
Proposer le peu d'eau qui reste au garçon qui s'est blessé avec sa trottinette, écouter ses explications ou poursuivre sa promenade et lui laisser la bouteille.
Les nuages font de l'ombre au Jura et aux Alpes, quelques-uns pourtant ne font rien, ils s'étirent du sud à l'ouest, puis rapidement disparaissent dans le bleu du ciel.
On pourrait prêter un peu plus d'attention à tout cela, au saule qui frémit, remue les bras et propose de l'ombre en dentelle à une femme rousse, cheveux raides, immobile à côté de celle qui pourrait bien être une amie chère. On n'en sait rien mais on pourrait avoir envie de le savoir. Difficile pourtant, car tout le monde se tait, ceux qui parlent comme ceux qui se baignent. Tout est en sursis, les cygnes ont disparu.
On pourrait s'attendrir, s'interroger, ou considérer que tout cela manque de consistance, se lever et rentrer à la maison.

Jean Prod’hom

Ce n'est pas l'heure de rentrer



Les émanations lourdes et enivrantes de la sève que dégagent les rondins de sapin couchés dans les épines croisent l'air bleu et l'humidité qui monte de la terre, elles font tourner la tête et mon visage se penche vers la brise. Les sots soucis qui me talonnaient en montant la Mussily s'évanouissent, je respire, m'allège, rien ne peut désormais m'arrêter.
Il faudrait pourtant que je me lève, une résolution idiote traîne dans les parages, issue d'un mauvais calcul, comme si le petit bonheur auquel j'étais parvenu et qui s'élargissait reviendrait plus vite encore si j'y renonçais à l'instant. La maison là-bas est pourtant vide, ce n'est pas l'heure de rentrer et je n'ai de compte à rendre à personne.
Je prolonge l'aventure en me vissant au banc de bois, remettant d'un coup tout à plus tard, tourne la tête, tâtonne à nouveau pour trouver le meilleur angle, me cale dans ce bain d'essence qui bout, m'enveloppe et me délivre de toute attente, tout est décanté, léger dedans et dehors.
Je souris en pensant à mes trois enfants si jeunes encore, le bonheur se mêle aux senteurs et à la tiédeur humide. J'imagine leurs yeux, leurs sourires, leurs pas sur le chemin qui monte jusqu'ici, les voici accompagnés de leur mère qui en tient deux par la main, ils se rapprochent, l'avenir dans la poche, sérieux, pressés, légers, tendres comme du trèfle.

Jean Prod’hom


XXXII



Mes amis se réjouissent des progrès de la médecine et des biotechnologies. C'est tout juste s'ils ne se congratulent pas, pas l'ombre d'une ombre à ce tableau. Je me tais mais n'en pense pas moins: les généticiens nous promettent chaque jour un peu plus d'éternité. Soit ! Mais faudra-t-il aussi qu'à 105 ans je fasse un môme, que je l'appelle Enosh et que je me charge de son éducation jusqu'à 807 ans?

Jean Prod’hom

Rassembler ce qui s'éloigne



Il faut bien admettre que l'écriture ne va nulle part d'une traite, sauf à penser que ce qu'elle présente recèle strictement les propriétés attribuées communément au réel alors que, si le livre relève bel et bien de l'ensemble des éléments comptables du monde et s'il est l'aboutissement prévisible d'une entreprise qui obéit aux principes du monde physique, il n'en offre pas moins, par un tour dont on ne perçoit que certains effets, un double diabolique, au visage certes moins monstrueux que celui qu'ont cru distinguer avec d'excellentes raisons quelques aventuriers de la pensée en arguant que le réel n'était en définitive que le double appauvri du livre, mais diabolique pourtant, puisqu'il est le lieu par la médiation duquel on se sépare, on s'éloigne, on se détache de ce qu'il indique, ce qu'il nomme et puisque, nous condamnant à nous absenter momentanément des affaires courantes, le livre nous condamne aussi à nous mettre à la traîne des événements actuels du monde, nous condamne à rattraper le temps perdu en imaginant des organisations improbables, des pas de funambule, à concevoir des chemins imprévus, des boucles étranges pour reprendre et comprendre un peu mieux ce qui nous habitait autrefois lorsque, pris dans les rêts de l'immédiat, nous n'avions conscience de rien, pour ne pas perdre de vue aussi ce qui file tandis que nous acceptons d'occuper un instant une île sans obligation loin de la marche forcée d'un monde qui n'attend pas, pour préserver enfin - et c'est là peut-être l'essentiel - ce qui nous échappe immanquablement à l'instant, dans le silence creusé par des mots qui viennent de loin et dont on ne maîtrise pas tous les sortilèges, qu'il s'agit de rassembler continûment, un peu à la manière du berger et de son chien qui rameutent le troupeau menacé par le loup dans son voisinage et la méprise en son sein.

Jean Prod’hom

Dimanche 9 août 2009



D'être amené à affirmer - sur l'un des modes pauvres de la concession, c'est-à-dire hors toute argumentation - qu'il ne reste rien, ou plutôt presque rien, lorsqu'on a cessé de croire en nos facultés à raviver ce que ni le souvenir ni le désir ni les passe-passe du langage n'ont su réveiller, pourrait conduire celui qui tendait encore l'oreille de ce côté-ci du monde avec une certaine bienveillance à s'éloigner un peu plus encore ou à répondre par le théâtre misérable de la compassion, à penser au fond que nous ferions mieux de regretter ne pas nous y être pris autrement, alors que ce qui ne répond plus à l'allant de nos pas ne sombre pas, mais au contraire nous enjoint de lever la tête plus haut, non pas pour voir au-delà en direction du chiffre d'une rédemption rêvée dont on aurait gardé la combinaison secrète dans la manche d'un habit de bure, mais précisément parce que nous n'avons pas autre chose à faire que de continuer, ne pas remettre les armes, demeurer silencieux au coeur d'une bataille sans surprise et immobile dont on ne connaît finalement rien, sinon qu'on n'en sortira pas vainqueur, mais seulement peut-être, si tout se passe bien, vaincu.

Jean Prod’hom

Sous le jardin d'Eden



Il m'aura fallu plus de dix jours d'une lutte acharnée pour venir à bout de l'ennemi. Un grand-père avait livré autrefois de tels combats, plusieurs oncles aussi, plus près de moi quelques cousins: tous victorieux. C'était mon tour.
J'ai livré bataille du lundi 27 juillet au vendredi 7 août. L'ennemi ravageait le sous-sol du jardin, il levait chaque jour, de nuit comme de jour, trois ou quatre buttes de terre. On dit cette terre fertile, je ne voyais que l'ennemi. J'ai d'abord bataillé avec laideur, sans méthode, en tous sens et sans succès, usant de l'eau, du marteau et du monoxyde de carbone, poursuivi par les insomnies. L'ennemi était-il deux, cinq ou dix, je l'ignorais, mais je pressentais une légion. Pensez donc, plus de trente taupinières! Les ennemis allaient-ils s'attaquer aux fondations de la maison?
Décidé à frapper un grand coup, j'ai placé le jeudi 6 août, à la brune, huit pièges à taupes achetés le matin même, je les ai placés dans les galeries étroites de quatre taupinières fraîchement levées. Je les ai placés suivant les traditions héritées de mon grand-père maternel et de sa lignée qui revenaient à la surface, que de la bonne terre.
J'ai souhaité alors avec force que l'aveuglement réputé de mes ennemis, leur museau au boutoir rosé et cartilagineux, leurs pattes aux griffes puissantes les précipitent dans les pinces d'acier. Celles-ci se refermeraient sur leurs reins et ne les lâcheraient plus jusqu'à leur mort et à mon salut.
Le lendemain à l'aube, avant que le coq ne chante, j'ai jubilé en découvrant les responsables des ravages souterrains et de mes insomnies: une taupe, une seule taupe au doux pelage prise dans la guimbarde de la troisième galerie. J'ai failli hurler ma fierté, je me suis senti de la grande famille des hommes, digne héritier de ceux dont je suis le fils, l'égal de mes aïeux et modèle pour ceux qui viendront après moi si bien que j'ai annoncé urbi et orbi ma victoire sur l'ennemi invisible, à mes enfants d'abord, à ma femme ensuite, et à tous ceux que j'ai rencontrés depuis. Je le fais ici. Car on n'en a pas fini avec cet animal qui, à l'insu du serpent, fouissait déjà le jardin d'Eden.
Ma jeune ennemie qui aurait pu hanter plus de cinq ans encore le sous-sol de mon jardin repose aujourd'hui à l'étage supérieur du compost dans un lit cossu de mauvaises herbes. Je respire et je dors à nouveau beaucoup mieux. Je guette pourtant depuis trois jours, car je crains qu'il ne s'agit que d'une rémission. La partie n'est pas gagnée, je le sais, les taupes reviendront, mais je suis prêt et armé, j'enseignerai la tradition à mon fils.

La fierté ne m'a pas quitté depuis trois jours, l'âme et le corps reposés je descends ce matin en ville, là où le bitume a dispensé les citadins de poursuivre la guerre aux taupes, j'y descends pour commander aux éditions Le Temps qu'il fait l'ouvrage de Jean-Loup Trassard, Conversation avec le taupier. Je suis prêt à en savoir plus sur cet animal qui ne voit rien dit-on, mais qui vit quoi qu'on en pense un peu comme nous, dans un réseau de voies de communication complexe, qui comprend des voies profondes, longues et larges, plus permanentes, et un réseau de voies temporaires, superficielles et commerçantes, ainsi que des voies dites de surface utilisées par les mâles à la recherche de femelles.

Jean Prod’hom

Idylle



C'est au café de l'Evêché que la liberté académique nous poussait chaque jour il y a plus de trente ans. Au café ou sur l'esplanade située à droite des escaliers qui conduisent aujourd'hui encore à la cathédrale. On y parlait du matin au soir de ce qui aurait dû bouleverser le monde mais qui en définitive ne le concernait que peu. On suivait quelques cours, on fumait beaucoup, Yves lisait le Monde, petites lunettes rondes et lèvres pincées, Frédéric claquait les fers de ses mocassins sur les trottoirs, Françoise nous écoutait avec bienveillance, on pêchait les bonnes occasions et l'occasion faisait le larron.
Et puis un jour une nouvelle venue a montré son nez, une petite brune venue de je ne sais où et qui s'amouracha. Elle ne me plaisait guère. J'endurai la situation une paire de jours avant d'avoir la judicieuse idée d'inventer un frère jumeau que je chargeai de me débarrasser au plus vite de l'intruse.
C'est donc ce frère qu'elle rencontra le lendemain et qui feignit ne pas la reconnaître. Elle fit un portrait aimable de l'absent, de ses charmes, de son sourire tandis qu'elle me regardait avec une froideur qui m'étonna d'abord, mais à la réflexion me réjouit: qu'elle appréciât mon frère jumeau eût en effet considérablement compliqué la résolution de l'affaire.
C'est donc lui qui revint les jours suivants et qui lui annonça en fin de semaine avec le plus grand sérieux que l'homme qui lui plaisait tant était parti la veille à Lyon. Une absence qui allait se prolonger plusieurs mois. Cette nouvelle l'attrista et la convainquit de ne plus jamais remettre les pieds sur l'esplanade.
J'ai donc été quelques jours durant un autre en demeurant le même. Et si je l'ai réellement été, c'est bien parce que la fille que j'ai rencontrée cet été-là aux alentours du café de l'Evêché était également elle-même en étant une autre.

Si je me souviens aujourd'hui de cette aventure, c'est à cause de la deuxième des dix nouvelles qu'André Dhôtel a publiées en 1961, intitulée Idylle à Samos, dans laquelle Julien Moreau, chargé des cours de littérature grecque dans une ville de province s'amourache d'une de ses élèves, Marthe Bertin. Mais l'amour n'est pas partagé. L'échec de ses tentatives amène Julien à quitter sa province pour la Grèce où il a coutume de passer une partie de ses vacances et de s'y établir pour vérifier au plus près la concordance des coutumes et de certaines expressions dont le sens lui paraissait mal fixé. Plus précisément au Pirée où Julien se fait appeler Marcos pour être considéré comme un pêcheur du port.
Par un de ces hasards qui font avancer ou bifurquer les récits d'André Dhôtel, Marcos est engagé peu après à conduire sur sa barque deux touristes qui désirent se promener vers Salamine. En saisissant la rame pour placer la barque contre le quai, Julien Moreau reconnaît l'une d'elles, Marthe Bertin qui ne le reconnaît pas. Le doute s'instille pourtant.

Quoi d'étonnant que Moreau ait eu la fantaisie de passer les vacances en Grèce, comme un simple pêcheur? Quoi d'étonnant si encore ce Marcos, par un hasard, avait une ressemblance presque parfaite avec Moreau? Mais justement Marthe éprouvait le sentiment d'une fissure invraisemblable comme si ces deux personnages avaient été les mêmes et différents, soit qu'il manquât quelque chose à chacun d'eux (s'ils demeuraient deux êtres distincts), soit que Moreau eût quelque monstrueuse déficience, révélée justement par le personnage qu'il s'était plu à jouer. Mais qu'importait à Marthe, puisqu'elle ne parvenait pas à éprouver pour Moreau le moindre intérêt.

Pourtant, de vouloir s'assurer de l'identité de Marcos et de Julien Moreau, ce qui devait arriver arrive, Marthe s'approche si près de l'un pour démasquer l'autre qu'ils se retrouvent seuls sur une barque dans le port.

... le paquebot d'Alexandrie entrait dans le port et un projecteur balaya l'eau. Des passagers accoudés aperçurent un peu en dehors du faisceau blanc Marthe et le batelier, et ils eurent le temps de leur crier des phrases obscènes. Le sillage se referma, puis la surface reprit son immobilité. La nuit calme. Mais c'était comme si un éclair violent avait déchiré le ciel.
Au matin, ils rencontrèrent Kotsis qui, sans parler et sans sourire, leur offrit des cigarettes,
Personne ne put apprendre quelle fut depuis ce jour la vie de Marthe et de Julien Moreau. On ne les revit ni en Grèce ni en France.
- Qui sait où ils sont partis? vous dira Kotsis. L'amour les avait frappés comme un malheur, quoique ce soit aussi le bonheur. Je peux vous assurer de cela seulement.


André Dhôtel, "Idylle à Samos" in Idylles

Gallimard,1961


Jean Prod’hom


XXXI



Il fait toujours bon dans sa maison, ni trop chaud ni trop froid. Admiratif, je m'enquiers auprès de cet ami qui m'apprend que l'isolation de son logis n'est constituée ni de sagex ni de laine de verre, mais des invendus que Garnier-Flammarion lui a vendus en 1995 pour une bouchée de pain.
Qu'on ne s'y méprenne pas, il s'agit là peut-être de la première démonstration, solide et incontestable, du rôle effectif de la littérature dans la société, la première parmi les innombrables démonstrations que tant de littérateurs se sont ingéniés à concevoir pour justifier une activité dont on ne distingue pas immédiatement et clairement, c'est le moins que l'on puisse dire, la nécessité.

Jean Prod’hom

On remballe en silence



Le vieil apiculteur qu'on aperçoit depuis le banc de la Mussily se retourne et fait un signe imperceptible de la main. Il s'affaire autour de ses abeilles, c'est la fin, il n'en attend plus rien, il remballe. Jusqu'au printemps prochain le rouge, le vert, le bleu, l'ocre de ses dix-huit ruches ne coloreront plus la lisière.
Un signe de la main encore, discret, silencieux avant qu'il ne s'éloigne au volant de sa vieille jeep derrière laquelle une remorque traîne comme un arc-en-ciel quelques morceaux du tableau de la belle saison.
Rien n'a changé dans le bois et sur l'esplanade du refuge de Corcelles, les bruits se mêlent, celui des pas sur le gravier qui crisse comme du verre pilé, celui du vent à la cime les feuillus qui agitent les bras, le bruissement des feuilles chiffonnées à leurs pieds, le ronflement lointain des voitures sur la Route des Paysans, l'eau abondante qui tombe du goulot de fonte et qui claque dans le bassin, le bourdon d'une invisible armée de guêpes, la colère rentrée des avions qui labourent le ciel, l'appel des quelques oiseaux qui se sont partagé le quartier...
Des bruits bien distincts tissant un filet sans bord, qui agit comme une main sur l'assourdissant silence qui pousse, pousse par en dessous.

Jean Prod’hom

Dimanche 2 août 2009



Un froissement de papier a interrompu la rêverie, mais on a beau chercher, rien ne bouge dans les feuilles mortes. Il attend dedans, il écoute dessous avant de se risquer en terrain découvert. Soudain le voici, l'orange de son bec d'abord, et puis ses plumes d'ardoise, son chant enfin, un chant articulé et indivis du bout des lèvres, à peine un chant, un motif liquide qui roule dans la bouche comme des galets remués par le va-et-vient d'une vague.
Une flexion l'anime comme un ressort avant qu'il ne saute, qu'il ne sautille plutôt, et cinq bonds l'amènent au pied de la fontaine dont il atteint le rebord en battant deux ou trois fois des ailes.
Plus un mot, il longe le bassin à l'extrémité duquel il marque un temps d'arrêt, il se lance, un battement d'ailes, il touche terre, et la tête bien droite il entame une courbe de précaution pour rejoindre le dessous des tables et des bancs massifs du refuge dans l'ombre desquels il disparaît, à peine quelques secondes, quelques miettes peut-être.
Le voici de retour, l'orange, l'ardoise, les galets par le même chemin.
Il sautille cinq fois encore puis s'envole, il n'a pas hésité sur le chemin à prendre, le seul qui lui correspond. Il a percé le sous-bois comme aucune flèche ne sait le faire, car l'oiseau juge en même temps qu'il s'égare.
Il a chassé les derniers nuages du ciel et dans l'ombre du bois le merle va et vient, par ici ou pas loin, par là.

Jean Prod’hom

Fin de saison



On n'échappe pas aux regrets lorsque les foins et les moissons sont rentrés, alors que les corymbes des sureaux, des viornes, des sorbiers livrent aux lisières leurs poignées de fruits rouges et aigres. La poussière des chemins s'est installée sur les feuilles du séneçon et du millepertuis, leurs fleurs jaunes lancent à peine quelques feux, sans parvenir à réveiller les lourds verts qui s'épuisent.
Le sommeil n'efface rien, les beaux jours s'enfuient où qu'on aille. Quelque chose s'appesantit, quelque chose cesse de trembler, ce qui poussait par en dessous s'est tu.
Il pleut, il vente, il faut voir désormais les choses autrement et sauver sa peau, aller à reculons, percevoir les premiers signes de la rouille qui s'attaque au feuillage. Elle l'allège, elle va finalement y bouter le feu.
On verra alors le vent se refaire des amis.

Jean Prod’hom


Les vauriens



Nos vies ne connaissent pas les saisons, l'hiver s'y prolonge toute l'année, derrière les verrous, sous un toit, à l'abri des murs épais et les croix de grille. On lit un peu le soir sous l'abat-jour du salon pour déserrer l'étreinte de la nuit qui grippe nos sourires et qui se glisse entre les volets mal fermés: une bonne santé et surtout pas de maux de tête.
On se remet au travail à l'aube, on le sent il le faut. On vient à bout du livre entamé, on termine les tâches commencées la veille, c'est ça avoir une conscience, et une conscience c'est sans pareil même si on n'en retire pas beaucoup d'honneur. On retrouve même un second souffle, on s'amuse des problèmes simples, faciles à résoudre. Quelques saisons encore et on abandonne nos rêves en regardant avec insistance ailleurs. On a scrupule, mais ce scrupule ne se prolonge pas, il suffit de quelques Noëls et l'habitude l'a englouti.
Des vauriens pourtant guettent, ils entrent en scène à un moment où on ne les attendait pas, ils déterrent les saisons, traitent à nouveau avec le temps que le calendrier divisait pour faire le décompte des jours et regardent le monde qui est bien celui qu'on aperçoit sur les cartes postales mais que celles-ci ont escamoté jusque-là en faisant croire qu'il suffisait d'en disposer.

Le matin je balaie et je vais porter les paquets à la poste, je reviens ensuite à la maison et je réfléchis à ce que je pourrais bien encore faire. En général il n'y a plus rien à faire et je pars dans les bois, où je m'assieds quelque part sous les hêtres jusqu'à ce qu'il soit temps ou jusqu'à ce que je pense qu'il est temps de rentrer à la maison. Quand je vois les gens travailler, je ne peux m'empêcher d'avoir honte d'être sans occupation, mais je trouve que je ne peux rien faire d'autre sinon éprouver justement ce sentiment-là. J'ai l'impression de ramasser chaque fois la journée comme un cadeau que le bon Dieu veut bien laisser tomber aux pieds d'un vaurien comme moi. Faire plus que de vouloir travailler et, dès que j'en vois l'occasion, la saisir, je ne l'exige pas de moi, puisque je vois que cela va bien comme cela. C'est une vie qui convient du reste admirablement à la campagne. On ne doit pas y faire trop de choses, sinon on finirait par ne plus voir la beauté dans son ensemble, on perdrait l'affût dont le regard a besoin, et il faut bien aussi qu'il y ait dans le monde des gens qui regardent.

Robert Walser, Les enfants Tanner
Première édition:1907, traduction: Gallimard,1985, page 134

Jean Prod’hom

XXX



Assis sur le banc placé à côté de la fontaine, j'aperçois près de la lisière quatre jeunes femmes en tenue de camouflage, manches retroussées, sourire aux lèvres, les bras qui battent l'air, libres comme lui. L'armée se féminise dans la bonne humeur, que je me dis, et je m'en réjouis.
J'en ai à peine terminé avec cette réflexion pleine de bon sens que j'aperçois une tortue sortir péniblement du bois, ce sont quatre énormes sacs à dos d'où dépasse une paire de chaussures taille 44 au moins, et aucune tête comme il se doit.

Jean Prod’hom

Dimanche 26 juillet 2009



A la fin des journées du milieu de l'été, le soleil et les trembles déroulent sur la route des Censières filant vers le sud un long ruban passementé d'or et d'ombres aux motifs hésitants qui emballe le corps de la passante lorsqu'elle s'avance sous le ciel bleu, la plastronne, la coiffe comme une Morlaisienne, coule liquide dans son dos avant de s'immobiliser à nouveau sur la route qui fuit à l'arrière.
Et si elle interrompt sa marche pour regarder l'habit, la coiffe, la traîne qu'elle était si fière de porter il y a un instant, la promeneuse est surprise de ne voir sur le bitume, à sa gauche, qu'une ombre d'encre immobile et sans nuance, sans dentelle, la sienne, que seuls quelques cailloux blancs éclaircissent par endroits.

Jean Prod’hom

L'empreinte et l'écho



Parfois l'écriture dépasse l'intention primitive, l'outrepasse même et attire celui qui écrit dans ce qu'il pressent soudain mais qu'il n'est pas en mesure de maintenir sous sa main, qui échappe alors à son contrôle, si bien que les fils patiemment distingués à l'arrière tirent vers l'avant, les chevaux se cabrent, le cavalier saute de sa monture qui poursuit, tout s'emmêle.
On y va alors à l'estime en se fiant à la trouée qu'on aperçoit à la traîne des bêtes qui secouent la tête en disparaissant dans les bois. Sans les perdre de vue, on soigne les arrières, là où les idées s'épaulent encore solidement les unes les autres, mais à l'avant les mots se mêlent et les fils se mettent en pelote, l'arrière va partir en charpille sauf que, au dernier moment, la trouée se retourne comme une poche, raperche les fils qui se sont rétractés, les tend et garantit ainsi une inespérée cohésion à l'ensemble: quelques mots sont tombés d'on ne sait où, ils assurent la nouvelle donne qui s'organise de l'avant vers l'arrière, noue de proche en proche ce que l'on ignore encore avec ce que l'on croyait savoir.
Tout se tend et ce qui devait se terminer en couronne d'épines ou en eau de boudin maintient, on ne sait comment, dans le creux d'une boucle étrange l'empreinte des sabots d'un cheval au galop qui a pris le large avec ses semblables et l'écho d'une clameur qui ne cesse pas.

Jean Prod’hom

Le loup dans la bergerie



Que nous apprennent les livres mis bout à bout dans nos bibliothèques sinon qu'il tiennent debout ensemble, épaule contre épaule, qu'il y a presque toujours, quel que soit le principe d'organisation adopté, une place pour y glisser un nouvel arrivant. Pourtant tôt ou tard, même si l'on a pris des marges très généreuses, l'apparition d'un seul livre nous oblige à tout déplacer, à tout reprendre, à modifier l'ordre de fond en comble.
A moins que... On peut en effet modestement accueillir le nouveau venu hors tout classement, comme le dernier venu, comme celui qui n'a pas encore de place, un peu comme la Métaphysique d'Aristote, dont la préposition méta "pourrait n'être qu'une indication sur un ordre de lecture ou de classement de textes, fournie pour un érudit ancien: à lire ou à classer après les textes de physique" (Richard Bodéüs, 2002).
On peut encore le laisser là comme une pierre sur un plateau de go.
Si la succession des événements répond à un ordre imposé comme la juxtaposition des livres dans nos bibliothèques, l'imprévu survient tôt ou tard et bouleverse l'une et l'autre. Comme n'importe quel événement le fait à l'égard de l'histoire, le livre alimente nos rayons, les met en question et nous en éloigne.

Jean Prod’hom

Mont-de-Piété



Alors qu'il se réjouissait de ses prochaines lectures - du Napoléon de Max Gallo en 4 volumes qu'il avait hâte de croquer cet été sur les plages de Corse - , et que je l'écoutais distraitement réciter de mémoire trois longs passages de La Tentation de Lady Blanche que Brenda Joyce a publié chez Harlequin il y a plusieurs années déjà et qui l'avaient envoûté, tandis qu'il me racontait le restaurant sis en face de la gare de Nevers, le fauteuil de cuir noir dans lequel il avait lu les premières pages d'Un coin de paradis de Michel Carnal abandonné par un client pressé (Fleuve noir, 767), la pente du champ sans fiin traversé par un cerf hagard que Jean Giono a dépeint dans un livre de poche usagé abandonné au sommet de l'Aigoual, les phrases d'Elie Wiesel - L'Aube? Le Jour? - qui l'avaient raccommodé avec la vie alors qu'il fondait sur le Causse Méjean, je me dis qu'aucun de ces ouvrages ne valait l'autre, qu'ils étaient incomparables, qu'ils avaient tous leur place dans la grande bibliothèque et qu'il est difficile de brûler des livres, mais je me dis surtout que s'ils gardent une place à part dans nos mémoires, c'est parce que chacun d'eux est arrivé au devant de nous sans prévenir alors que nous manquions de quelque chose, sans avoir la prétention toutefois de combler ce manque qui demeure, mais en offrant une chambre à des échos qui se sont joints aux échos de manques plus anciens pour former le chiffre énigmatique d'une question qui n'attend pas de réponse mais un prolongement, car d'être allés de Nevers au sommet de l'Aigoual en passant par Méjean et Moriani-plage ne nous oblige à rien.

Jean Prod’hom

XXIX



C'était la fête au village le week-end passé: carrousels, carabines, trafiquants de babioles, barbes à papa. Dimanche matin, le vendeur de flûtes traditionnelles rencontre à l'heure du café le prestidigitateur qui vend tous les accessoires nécessaires à l'exécution d'admirables tours de magie.
- Ça a marché hier?
- Pas trop! répond l'habile homme.
Pas foutu de faire son beurre le prestidigitateur?

Jean Prod’hom

Le présent fulgure



D'être d'ici ou de là, d'hier ou d'aujourd'hui change évidemment tout. Ainsi André Dhôtel rapporte combien la guerre fut une rupture étonnante pour Jean Follain qui assure "qu'à une année près, s'il avait tardé à prendre conscience du siècle à son début, sa poésie n'aurait pas été ce qu'elle fut: une légende continuée à travers des événements et contre les événements. Les souvenirs devaient maintenir avec une force insoupçonnable ce que la guerre avait perdu".
Si donc les choses se présentent à nous ainsi que nous les voyons aujourd'hui lorsque nous ouvrons la porte, c'est nul n'en doute en raison des circonstances qui ont entouré le dedans et le dehors de notre maison d'enfance et qui déterminent l'allure de notre être au monde Pourtant les particularités sur lesquelles nous ne nous sommes pas prononcés et qui commandent le regard que nous portons sur le monde ne rendent pas impossible le chemin qui mène à l'universel. Bien au contraire, ce sont elles qui nous ouvrent ses portes.
Né ici, je suis celui qui rompt en ce lieu le grand cercle du temps et la ronde des événements qui m'enchaînent, je suis le tard venu, celui qui ne compte pour rien mais qui peut s'il le veut faire entendre, là où il est, le grand brassage, la quincaillerie des étoiles et des hommes, les verrous et les croix de grille, la diversité fugace qui vogue vers l'éternel.
C'est ici seulement, en honorant les particularités de nos limites que nous sommes susceptibles d'accéder à l'universel, d'être éblouis par l'irremplaçable origine, d'entrevoir par la magie du poème le grand royaume auquel on goûta enfant: le disparate au pied de la barrière.

PARLER SEUL

Il arrive que pour soi
l'on prononce quelques mots
seul sur cette étrange terre
alors la fleurette blanche
le caillou semblable à tous ceux du passé
la brindille de chaume
se trouvent réunis
au pied de la barrière
que l'on ouvre avec lenteur
pour rentrer dans la maison d'argile
tandis que chaises, table, armoire
s'embrasent d'un soleil de gloire.

Jean Follain, Exister

Jean Prod’hom


Dimanche 19 juillet 2009



Sur les pavés de la ruelle un vieux conduit son cheval harassé au pré, la petite aiguille de l'horloge trotte. La brise qui va et vient dans la cuisine effleure le blanc de porcelaine de l'évier fêlé, tiède encore. Un linge sèche sur le dossier de la chaise qu'a quittée l'enfant, il lit sur le fauteuil du salon recouvert d'une housse blanche un grand récit. D'autres l'avaient lu avant lui, mais il ne le sait pas.

Jean Prod’hom

Une nuit sans dettes



René Girard a raconté comment la violence de tous contre tous débouchait sur la paix, la paix des morts, et comment, par le réglage du mécanisme de la victime émissaire, nos sociétés se sont construites en élaborant, à leur insu, des dispositifs susceptibles de détourner la violence sur des tiers et ainsi de surseoir à son utilisation. Nos sociétés ont progressé certes, mais sans jamais quitté la terre sur laquelle elles plongent leurs racines: la menace affleure. Quant à nos sciences (pour lesquelles on manifeste aujourd'hui des égards proprement religieux), elles ne sont pour l'anthropologue que la mise en scène continuée et affûtée d'anciens rituels.
Je regarde à gauche, je regarde à droite, bon an mal an voici où nous en sommes, la violence n'a pas été éradiquée, les hommes attendent on ne sait quoi et, l'attendant, s'échangent des coups, tantôt nets tantôt tordus, soigneusement, quotidiennement, équitablement, avec pour aimable résultat un équilibre qui, s'il n'est pas celui que le général obtient à l'aurore lorsque les soldats sont étendus dans leur sang, n'en est pas moins remarquable: l'équilibre des petits maux.
Voici le temps de la petite guerre généralisée - ou de la petite paix larvée -, voici le temps des petits forfaits dont les auteurs ne prennent plus la peine de s'expliquer, de se justifier ou de se désolidariser et dont l'avenir pérenne est assuré par nos arsenals juridiques et nos assurances en tous genres.
En méditant sur ma propre expérience de vachard, j'en viens à me demander si nous ne vivons pas cependant dans le meilleur des mondes.
En se prêtant au jeu des petites violences ordinaires, au vu et au su de chacun, en envoyant juges et avocats au four et au moulin, l'homme exténué n'est pas mécontent d'abréger ses souffrances en quittant discrètement la scène, en laissant ses innombrables reconnaissances de dettes à ceux qui restent, libre enfin, bras ballants, avec le secret espoir de trouver enfin une nuit sans paperasses et sans dettes, une vraie nuit sans regrets, celle dont on ne revient pas.
Faire l'ange rendrait notre congé d'avec la vie impossible.

Jean Prod’hom

Un collier de disparates



On y va tous d'un air entendu, mais on y va à cloche-pied, de rien en rien, inspiration expiration, sur une marelle sans clocheton ni pinacle, aux fondations anciennes, incompréhensibles je le crains, une marelle sans toit et aux dimensions de Babel.
Le sachant on avancera chaque jour à reculons et on verra le jour se plier et n'en rien laisser. Ou face à ces riens qui font se dresser ce qui se tait en nous, on retiendra un grain chaque jour, chaque mois, un seul, quel qu'il soit, soutiré avec peine aux bons tours que nous joue la durée pour en tirer un camée ou un collier de disparates.

Les bras du saule s'agitent au milieu de la pelouse, il est 17 heures et c'est l'heure, il faut manger, tourner la clé de la boîte à musique, fermer les volets, ils s'endorment.
C'est l'heure que choisissent les forains pour frapper à la porte du sommeil, avec eux les lumières, les frayeurs, les équilibres précaires, le clown blanc, le vertige, les rires, les fauves, la nuit.
Rêvez enfants! Montez pour un tour sur le carrousel et les chevaux de bois de la nuit. Demain il n'en restera rien, à moins qu'un grain ne vous ouvre la voie du disparate.

Jean Prod’hom

XXVIII



Le petit garçon a perdu ses parents dans un accident de voiture en octobre de l'année passée. Cet événement tragique a eu des effets importants sur les apprentissages scolaires de cet élève de dix ans ans qui n'échoue certes pas son année, mais qu'il serait suicidaire, aux dires de ses deux enseignantes, d'envoyer en 4ème année primaire. En conséquence, la Conférence des maîtres a proposé lors de sa séance du 12 juin que le petit garçon refasse son année, ajoutant toutefois que c'était aux parents que revenait la décision finale.
Nous sommes le 16 juillet et la Direction regrette qu'aucune lettre ne lui soit encore parvenue.

Jean Prod’hom

La belle échappée



Comment en douter? Le réel est bien là où il est et il a horreur du vide. Qu'on en convienne ou qu'on s'obstine à batailler contre l'évidence suppose qu'on s'en soit extrait un jour d'une manière ou d'une autre - ou qu'on l'ait souhaité - avec l'intention d'avoir enfin les coudées suffisamment franches et en témoigner.

Une heureuse perspective en guise de viatique, ou une hésitation à laquelle on prend finalement garde, une rengaine au coin d'une rue, une ombre, une erreur même, ou le presque rien qui fait croire un instant qu'on a mis la main sur le fil d'Ariane, fil d'or, oripeau ou peau de chagrin, c'est le sésame de l'échappée belle.

Une attention soutenue à l'un ou l'autre de ces presque riens détournés de l'immédiat auxquels on a refusé qu'ils avancent sur leur erre, et nous voilà seul, avec une pensée orpheline dans les mains, sous les yeux, qui étoile en tous sens, outrepassant les marges du réel et qui l'éclaire en retour.

Jean Prod’hom

Dimanche 12 juillet 2009



Tandis que la marée remontait l'estuaire de l'Odet aussi haut que le ciel le lui permettait, l'océan envoyait ses messagers sur les bords du Steïr et du Jet, puis au-delà de l'immense étoile bleu sombre qui s'était formée, quelques goélands qui pénétrèrent loin dans les terres, crièrent dans leur langue l'inouï, tournoyant fous et furieux au dessus des barres de la ville, hochèrent une dernière fois leur tête tordue comme des chevaux contrariés avant de s'en retourner à tire-d'aile, muets, vers l'océan qui ne les avait pas attendus.

Jean Prod’hom

12



On en a reçu la preuve définitive lorsqu'on regardait depuis le rivage de Beg-Meil la côte de l'Amérique: le ventre de la terre est rond, si rond que l'océan qui la baigne frotte au faux-plafond du ciel, exactement dans l'arrondi de l'horizon, un spectacle que le soleil enthousiaste suit chaque jour à l'occasion de sa sortie quotidienne.
On a ainsi l'explication des nuages, du vent, des vagues, des marées, et des vertus qui animent l'ensemble et ses parties.

Jean Prod’hom

XXVII



Jean-Rémy le fait savoir en boucle, même à ceux qui ne s'en préoccupent pas: ce qui est sur sa propriété lui appartient... sauf la mauvaise herbe évidemment qui s'acharne à pousser entre les pavés de sa cour.
Elle lui donne du fil à retordre sa cour, mais il arrache la mauvaise herbe quotidiennement, avec la détermination qui habitait les régents d'autrefois lorsqu'ils tiraient les oreilles des élèves récalcitrants. Il regarde à gauche, à droite puis dépose la pincée de mauvaise herbe en bordure de la route communale, sur un espace qui appartient à tout le monde, c'est-à-dire à personne. Il revient ensuite sur sa pelouse et se frotte énergiquement les mains. Car la terre sur laquelle croît la mauvaise herbe, elle est bel et bien à lui.
Tout lui appartient, comme l'eau qui ruisselle de son toit. il a voulu la récupérer avant qu'elle ne file dans le drainage de la maison de son voisin. Il a donc inversé la pente d'une de ses cheneaux si bien que, pour des raisons qu'il n'est pas dans mon propos de clarifier ici, trois moineaux ont trouvé refuge dans la cheneau désormais à sec qui borde l'avant-toit de son salon.
Les trois piafs y avaient pris leurs aises, encaquent ses pavés et l'incessant frottement de leurs ailes sur le zing entame sa concentration - fragile au demeurant - lorsqu'il regarde Eurosport sa passion.
Et bien hier à la brune, il est descendu dans sa cour avec une brosse et une ramassoire, une vieille boîte de thon et un flobert. Ni une ni deux: pan! pan! pan! A qui sont ces trois moineaux?
L'homme a tenté de glisser délicatement ses trois trophées dans la boîte de fer blanc. En vain! Alors les trois piafs, l'homme a bien dû les serrer les uns contre les autres, les tordre un petit peu pour n'avoir pas à ouvrir une seconde boîte de thon. Un peu d'huile dégoulinait, il a refermé le couvercle de fer blanc et a jeté le tout dans le regard des eaux claires. Avec la brosse et la ramassoire il a nettoyé ses pavés et Il est allé se laver les mains avec l'eau du toit qui coule dans sa fontaine.
L'homme ne laisse rien au hasard.

Jean Prod’hom

Hors inventaire



Au dernier jour du pillage, une fois le magot consciencieusement réparti et au terme d'un festin d'ortolans, les derniers hommes en vinrent aux mains: à cause de la neige qui fondait, dit-on, des mauvaises herbes, des coquelicots sur les talus, le vent qui gémissait, l'océan qui hurlait, le sable, les nuages qui s'enfuyaient, les orties, à cause du Lignon près de Saint-Etienne-le-Molard et les rivières près de Feurs qui murmuraient à l'oreille des passants oubliés qu'elles n'avaient pas de nom et qu'elles n'appartenaient à personne.

Jean Prod’hom

Dimanche 5 juillet 2009



Chazelles-sur-Lyon est une modeste ville de cinq mille habitants dans les Monts-du-Lyonnais qui a connu ses heures de gloire dans la première moitiè du siècle passé, à l'époque d'Eugène Provot qui y lance l'industrie du chapeau à la fin du XIXème siècle. Ce bienfaiteur de Chazelles meurt riche et glorieux en 1932. Mais Eugène Provot et ses successeurs n'ont pas régné seul sur les chapeaux de France. Ils ont partagé le filon avec les Moreton, Ecuyer, Fléchet, France, Béroul. Et pour clamer urbi et orbi leur réussite, ils se sont tous fait construire à Chazelles des châteaux néo-néo-classiques de stuck. Il n'en reste rien, excepté celui de Fléchet qui tient à peine debout, entouré de pavillons branlants qui ne lui survivront pas.
Le train qui amenait les ouvriers de Lyon ou de Saint-Etienne jusqu'à Viricelles n'existe plus, pas plus que celui qui les conduisait ensuite de Saint Symphorien ou de Viricelles à Chazelles. On a effacé jusqu'aux traces de la gare, et on arrache les rails du côté de Sainte-Foy-l'Argentière.
Que reste-t-il de cette épopée? Les pignons des châteaux de l'esbrouffe ont disparu, demeurent les usines aux briques rouges, les vieilles ouvrières, et les hautes cheminées.
J'ai une préférence pour Brigitte Cibert qui porte avec le sourire ses 88 ans, elle règne seule sur une petite maison sans confort qui a survécu aux châteaux de ses patrons pour lesquels elle éprouve aujourd'hui encore une vive reconnaissance, elle habite rue Pierre Cernize, adjoint au maire à la belle époque de l'industrie du feutre, mort en 1963 avant le grand déclin.
C'est dans son jardinet - d'où on aperçoit la haute cheminée de l'usine Moreton au cintre inquiétant - qu'aurait pu commencer une histoire très banale, l'histoire d'Arthur, un garçon d'une dizaine d'années arrière-petit-fils de Brigitte. Il aurait joué avec un diabolo tandis que la nuit tarde à s'installer.
Cette ville, Arthur, Brigitte Cibert, Eugène Provot, les châteaux, les cheminées, les jardinets sortent tout droit d'un roman d'André Dhôtel dont j'aurais voulu être le lecteur enthousiaste.

Jean Prod’hom

Remise



De retour bientôt - ou un peu plus tard - dans la nuit riche en trompe-l'oeil, happé par un système de dépendances datant des aïeux de mes aïeux, je m'abandonne aux tâches qui m'incombent, à l'espace attendu, au temps convenu, je plisse le front pour me protéger du jour et de ses chausse-trapes, non par prédilection mais repris simplement, comme il sied à celui qui veut rester vivant un moment encore, et ne pas être chassé comme un malpropre, un de ceux qui n'est pas des nôtres.
On rejoint alors le giron abandonné en laissant les autres, soulagés, se murer dans le leur, c'est la contrepartie. On reprend chacun sa tâche en espérant que bientôt on sera en mesure de concevoir plus distinctement cet autre lieu d'où l'on apercevrait enfin, ne serait-ce qu'un bref instant, le visage du manque qui nous enchaîne à nos entreprises sans fin. On sait ce lieu tout proche, plus proche encore, à croire qu'il se confond avec ce lieu, ici même.
On est passé tout près, encore une fois, comme toujours.

Jean Prod’hom

Ombre du progrès



Les généticiens nous promettent chaque jour un peu plus d'éternité. Soit ! Mais faudra-t-il aussi qu'à 105 ans je fasse un môme, que je l'appelle Enosh et que je me charge de son éducation jusqu'à 807 ans ?

Jean Prod’hom
31 mai 2009

XXVI



Des amis racontent à tour de rôle leurs lectures d'autrefois: ils se retrouvent sur Tolstoï et disent leur passion de Guerre et Paix, ils ne manquent pas de dire haut et fort leur mépris pour Napoléon, ils évoquent Bezoukhov, Bolkonsky, Rostov, Kouraguine, Droubetskoï.
A la table voisine, la conversation s'est infléchie, quelques clients visiblement influencés par mes amis évoquent une autre épopée, celles de Tretiak, Firsov, Maltsev, Michakov, Mikhailov, Fetisov...
Mon esprit vacille, les joueurs de l'Union soviétique de Viktor Vassilievitch Tikhonov de la fin du XXème siècle se confondent avec les héros de Tolstoï. Tous admirables.

Jean Prod’hom

Dimanche 28 juin 2009



Des échelles sans personne, des poignées de cerises qui tachent les mains des enfants, on passe, ils jouent à mourir. Un grand a bien fait les choses et s'est entamé profondément le pouce avec son opinel, d'autres crachent des noyaux.
A l'écart les abeilles vont et viennent en passant sous les avant-toits rouge, bleu et jaune des ruches placées sous un hêtre aux capsules poilues couleur de miel.
On attend, on n'arrête pas d'attendre, ceux qui peinent, ceux qui vont de l'avant, ceux qui nous attendent, ceux qui nous ignorent ou nous ont oubliés. Par l'ouverture on aperçoit la plaine vallonnée qui s'étend jusqu'au Jura, les traces plus jaunes du passage des chars dans les champs moissonnés, les ballots de paille deux par deux, les arabesques vert profond qui cachent les rivières, quelques pièces d'un puzzle qui s'étend jusqu'à l'horizon, et ici et là, d'immenses pylones et quelques clochers reliés par des fils invisibles.
Les casquettes à visière et les lunettes à soleil cachent la liberté qui les habite, des griottes sur leurs oreilles enflamment leur silhouette tandis que quelques papillons se posent sur les polos de couleur, d'autres papillons virevoltent et nous suivent un instant.
Il fait chaud, les champs de maïs aux feuilles d'acanthe ont besoin d'eau, mais les nuages qui s'amoncèlent au nord ne tiendront pas aujourd'hui leurs promesses, et la savante architecture de tuyaux d'acier inoxydable qui recouvre les cultures des maraîchers demeure muette. Peu d'eau dans la Mèbre, peu d'eau dans la Chamberonne, peu d'eau dans la Venoge. Toutes les trois laissent voir leurs gencives de molasse. Du côté de Jotenel, les tournesols ont le visage tourné vers nous.
On a traversé les villages comme on enfile des perles. On y entre on en sort, les tunnels ne sont pas là ou l'on croit. Trois fois dans la journée, on apercevra par une échancrure la surface bleue, immobile, du grand lac.

Jean Prod’hom

A deux pas



Coppoz - Longeraies - Bois de Vernand Dessus - Romanel - La Pétause - Bois de Vernand Dessous - Le Taulard - La Mèbre - Timonet - Bois de la Chasse - La Petite Chamberonne - La Chamberonne - La Sorge - Villars-Sainte-Croix - Jotenel - Fara - Trembley - Sency - Lovataire - Refuge de Vufflens-la-Ville.

La Venoge - Vimoulin - Vufflens-la Ville-Gare - Cossonay-Gare - La Sarraz - Moulin Bornu - Le Nozon - Saint-Loup - La Vaux - La Chaney - Grands-Champs - Croy - Sainte-Anne - Romainmôtier - Champbaillard.

Vaulion - Corne-au-Loup - Cul-du-Nozon - Bois de Hamelet - La Bréguette - Les Maisons Doubles - Pétra Félix - Communal du Pont - L'Aouille - Le Pont.

Jean Prod’hom

Croy - Romainmôtier



Il a le sourire aux lèvres et les mains dans les poches, il observe un peu raide les enfants qui se baignent dans la grande fontaine tirée de la carrière du Grand Chanay. Il s'appelle Jasmin, Jasmin Roy, mais il précise d'emblée qu'il est un Roy de Premier sans royaume.
Quelques pas ont conduit Jasmin de Premier à Croy en passant par Romainmôtier, et le voici là depuis plus d'un demi-siècle, employé agricole, syndic quelques paires d'années, retraité aujourd'hui. Il a 82 ans et sait presque tout de l'eau, sauvage et apprivoisée.
On n'utilise plus les lavoirs en contrebas. Le progrès est monté au milieu du siècle passé d'Orbe et d'Echallens. On a descendu pourtant quelques années encore le linge au bord du Nozon pour rincer ce qu'on avait lavé dans ces tambours qui ont changé nos vie. Et puis on est descendu une dernière fois aux lavoirs en 1955, pour laver les sacs de jute avec lesquels on avait charrié les patates jusqu'à Cossonay et les boyaux du cochon que chaque famille élevait.
Il est cinq heures, l'orage menace, Il fait un cagnard du diable, une vingtaine d'enfants se baignent comme il y a cinquante ans, rien n'a changé sur la place. Deux bassins, le petit de 1796, le grand de 1828.

Croy n'avait que des auges en bois, mais à la fin du XVIIIème siècle et au début du suivant plusieurs communes commandent des bassins en pierre de roc conçus à Vaulion par une nouvelle génération de carriers, les Michot, les Bignens, les Reymond de Nidau et les Magnenat: à Eclépens, à Romainmôtier, La Sarraz, Juriens... Croy suit le mouvement et se dote de fontaines, et nous y voilà, et on s'y baigne.
Jasmin raconte alors l'histoire des fontaines de Croy qu'il tient de Paul Bonard, un ami à lui, qui a écrit un beau livre: Fontaines des campagnes vaudoises.

Quand les habitants de Croy virent passer, en novembre 1795, le bassin que Marc Antoine Bignens allait livrer à Eclépens, ils envoyèrent, cinq jours plus tard, le boursier et le conseiller Cavat à Vaulion, pour "discuter l'achat d'un bassin en pierre". Mais c'est avec Jean-François Michot qu'ils traitèrent, et, l'année suivante, "douze hommes et seize bêtes" s'en allèrent la chercher au-dessus de Vaulion. On le plaça au bas du village.
En 1828, on amena du Grand Chanay le beau bassin, dont un angle se brisa à la sortie de la carrière. On le répara tant bien que mal, avec ciment et crampons de fer, puis on l'amena avec les plus grandes précautions sur des rouleaux au village, où il fut placé à côté de celui de 1796. Ils n'ont plus été séparés depuis lors.


On laisse Jasmin derrière nous avant que l'orage nous surprenne. C'est fait à quelques pas du porche de l'abbatiale de Romainmôtier. On se précipite dans le refuge, on s'assoit sur les murets de pierre. Les éclairs tracent d'incompréhensibles lettres dans le ciel et le sol tremble, c'est un dallage de pierres couleur de paille, elles brillent, chacune d'elle comme une fontaine.

Jean Prod’hom

Transversale



Je me réjouissais hier de filer à pied plein ouest, comme Thomas Platter il y a 500 ans plein nord par le Grimsel en direction de Munich, je me réjouissais de traverser cet après-midi le Bois de Vernand, la Mèbre, la Petite Chamberonne, la Grande et rejoindre la Venoge, insouciant comme lui - de la belle insouciance s'entend - , attentif aux dangers, autant les dangers qui jouent le jeu que ceux qui baissent les yeux, les dangers retords, plus souterrains aujourd'hui peut-être qu'autrefois; attentifs aux brigands prêts à perdre leur vie et la nôtre pour obtenir ce qui n'existe pas ou qui ne vaut rien; attentif à la peste, celle qui ronge et affaiblit nos représentations; à nos guerres de religion, guerres des haies et des haines ordinaires.

J'y suis bientôt ravi dans une durée qui s'étire d'aise dans tous les sens, avec des bacchants et des béjaunes stupéfaits qui n'imaginaient pas que le monde puisse être monde. Ils comprennent mieux ce que marcher veut dire et sauront désormais qu'il est simple d'aller de l'avant, vent arrière ou vent debout.
Resté en arrière, l'un des béjaunes lève la tête et s'étonne: un gros porteur raye le bleu du ciel qui mène aux Maldives.

Après avoir passé huit à neuf semaines à attendre nos compagnons, nous partîmes pour la Misnie. Quel grand voyage pour moi! C’était la première fois que j’allais si loin et qu’il me fallait pourvoir en route à ma subsistance. Nous étions huit ou neuf en tout, à savoir trois béjaunes et les autres de grands bacchants: ce sont les noms qu’on donne aux jeunes et aux vieux écoliers; j’étais le moins âgé et plus petit des béjaunes. Quand je ne pouvais plus me traîner, mon cousin Paulus se plaçait derrière moi, armé d’un bâton ou d’une pique, et m’en donnait des coups sur mes jambes nues, car je n’avais point de chausses et seulement de mauvais souliers. Bien que je ne puisse me rappeler toutes nos aventures de grands chemins, quelques-unes cependant me sont restées dans la mémoire. Une fois, comme nous cheminions devisant de choses et d’autres,...

Thomas Platter, Ma Vie, L’Âge d’Homme, Poche Suisse, Poche, Paris, 1982

Jean Prod’hom


XXV



Elle est abattue lorsque elle me confie d'une voix tremblante qu'elle doit déménager faute d'argent. Depuis son divorce il y deux ans, elle en est à son septième, son septième déménagement s'entend.
Je tente de la réconforter en lui glissant qu'il est finalement préférable d'avoir un déménagement en perspective plutôt qu'aucun. Elle me regarde l'oeil incrédule et pleure.
J'aurais mieux fait de me taire, j'essaie de ravaler ce que j'ai dit, trop tard, je bredouille et je file.

Jean Prod’hom


Dimanche 21 juin 2009



En réalité nos entreprises ne s'achèvent pas lorsqu'elles semblent nous satisfaire dans leurs contenus, leur allure ou leur chemin, mais seulement lorsque l'autre qui ne fait qu'un avec nous et qui a suivi avec bienveillance l'affaire dans notre dos peut se retirer de la scène avec une image qui préserve les autres images - tant celles qui ont été que celles qui seront - collectées et promises dans la mémoire discontinue de la bibliothèque de Babel.

Si le poème fait entendre tant bien que mal le mouvement dont il est le produit et qui en est sa source bégayante, s'il fournit une arène à la vie qui le traverse, si, pour qu'elle puisse se maintenir en équilibre, il lui offre une assiette, s'il ne prend pas la vie en otage et si, maintenant ou tout à l'heure, il oblige sans prévenir l'auteur épuisé à déposer les armes, il est grand temps que celui-ci se retire et s'attelle à autre chose.
Mais si, dans le même temps, le poème hypothèque ce qui ne le concernait pas, il est encore temps de se soumettre et de recommencer, ou naturellement de se taire.

Les textes sont avec la conscience consciente les seuls accidents de l'espace continu.
J'aime assez cette idée que les textes sont des singularités disséminées dans le réel, comme des îles, sans que celles-ci n'aient pourtant aucune relation avec lui, sinon celle d'offrir à celui qui y débarquerait un répit, une vacance: on sort du jeu, intouchable comme à la courate perchée.

Le texte est comme un avion de papier imprimé habilement plié qui profite de l'impulsion initiale pour garder de l'altitude, tournoyer, venir d'ici et aller nulle part. Comment peut-il m'être étranger s'il a volé jusqu'à moi? Divin et je le lis en conséquence.
Et je le lance plus loin.

Il y a deux mondes, l'un dans lequel on est embarqué et dont il ne sert à rien de vouloir s'extraire autrement qu'en mourant, un autre dans lequel on est sans attache à mille milles de toute terre connue et qui nous permet de voir la nôtre comme on ne la voit jamais d'ici, comme une médiation vers autre chose. Et c'est parce que nous passons si aisément de l'une à l'autre que nous avons à faire avec le divin.

Commencer quoi que ce soit, c'est évident, relève du courage et de l'inconscience; ce sont la suffisance, l'épuisement ou les conventions qui commandent la plupart du temps le terme de nos entreprises. Mais c'est parfois aussi ce qui s'y est glissé, ce qui a grandi aux dépens de son auteur et qui a décidé un jour de se dégager de ce qui le retient, ferme la porte et va pour son compte.
Chaque mot, chaque geste se devrait donc de garder les portes et les fenêtre ouvertes. Le sens ne doit pas buter dans l'impasse que constitue sa fin, car c'est précisément là, à la fin, là où sont collectés tous les flux qui bariolent les deltas de nos vies que s'ouvre sur la mer ce qui est à dire et que le texte a désigné en le taisant.

La majeure partie de nos gestes, de nos pensées, de nos projets sont des réactions aux circonstances négatives qui se présentent et qui pourraient, si on n'y réagit pas sur le champ, entamer tragiquement notre intégrité physique ou mentale. Un peu comme l'énoncé négatif qui ne reconnaît que trop bien ce qu'il nie.
Reste une part de liberté aux pouvoirs exorbitants qui nous met au prises avec rien. Un peu comme un assertion qui anticiperait ce qui n'a jamais été exploré. Mais pour s'engager sur cette voie étroite et faire quelques pas dans ce désert, faut-il encore accepter d'être n'importe qui et accueillir un autre sans lequel ce désert resterait désert.

Jean Prod’hom

Gros pépin



À entendre tous les jeudis soir le récit des 708 ou 807 petites souffrances que s'échangent les habitués du Liseron, j'en viens à me demander si un gros pépin autour duquel graviterait toute une vie ne vaudrait pas mieux que le chapelet des petits emmerds qui la rongent morceau par morceau.

Jean Prod’hom
16 juin 2009

Fraternité



Bonne nouvelle, nous sommes tous des Mormons ! Un généalogiste des bords du Grand Lac Salé a en effet calculé qu'il suffit de remonter 807 générations pour que chacun d’entre nous retrouve l’ancêtre qu’il partage avec l’un ou l’autre des illuminés de Salt Lake City.

Jean Prod’hom
20 mai 2009

Pauvreté



Il ne lui restait plus qu'à brûler les 800 lames de son parquet, l'œil de boeuf et les 7 poutres de la charpente de sa maison. Mais par quoi commencer ? Le vieil Armand a hésité trop longtemps, il est mort de froid dans la nuit de mercredi à jeudi, pauvre et solitaire, à la lisière du bois Vuacoz.

Jean Prod’hom
16 juin 2009

XXIV



- Quelqu'un t'a dit quelque chose qui t'a fait si mal au coeur que tu en as pleuré dans le bus?
- Oui.
- Que t'a-t-elle dit?
- Que je pleurais souvent.

- Dis, maman, c'est bientôt l'hiver?
- Non, l'été n'est pas encore arrivé.
- La neige est cachée sous l'herbe?

Jean Prod’hom

Dimanche 14 juin 2009



C'est qu'il faut tout reprendre à chaque fois depuis le début, s'extraire de la maison et de la partie qui nous ont tant appris et sans lesquelles nous ne saurions vivre. Nous heurter aux murs, au toit et au sol qui nous enclosent, en sursis. Déjouer les leurres et les pièges, abandonner aussi quelque chose comme la paix à laquelle songent le soir ceux qui ont bien combattu. Mais cette maison pèse, elle abrite un manque que nous nous étions promis de combler un jour, plus tard – ainsi naît l'histoire. Et nous avons oublié cette promesse, et nous avons relégué le manque qui raie nos vies. Celui qui jette un coup d'oeil pas la fenêtre l'aperçoit pourtant, éveillé, alangui, patient.

Je connais quelques sections de l'itinéraire qui conduit à l'air libre, quelques raccourcis même, je sais les temps qui conviennent - la nuit après avoir payé notre dû à la grande affaire - et je me fais la belle, franchis le mur d'enceinte, les mains ouvertes, avec pour seuls bagages quelques laissés-pour-compte, une ou deux pièces orphelines du grand puzzle.

Me retrouver à l'air libre, ébrécher la mandorle dans laquelle le saint s'est retrouvé forclos et solitaire, écarter les rideaux et laisser la lumière chasser la pénombre de nos raisons, écouter les voix qui s'attachent à dire ensemble le mystère sur lequel reposent nos vies.
J'écoute d'abord la voix qui dit non et m'oblige à redoubler d'efforts, je tends l'oreille, c'est l'autre voix, la tienne, j'en distingue la source, là-bas, elle ne dit rien, à peine une voix, à l'autre bout du terrain vague.

Me voici à l'air libre et je distingue les mots de quelqu'un qui veille. C'est avec lui, fort et contrefort, que nous avons édifié autrefois des palais, on s'en souvient, toi dans ma langue et moi dans la tienne. Aujourd'hui c'est un terrain vague, je ne regrette pas nos cathédrales.

Ces mots que je ne comprends pas amènent l'air qui me manque, ils m'aident à agencer les miens. Je rêve d'un poème en bordure du désert au-delà duquel j'entendrais les éléments d'une langue que je ne comprendrais pas mais qui détiendrait le secret du manque qui habite toute chose et d'où est né le monde.

Les cloches qui annoncent la tempête se font entendre côté jardin, je ferme les yeux, elles s'éloignent côté cour. La tempête a passé.
Que s'est-il passé? Une éclipse? Un instant qui s'allonge dans le sursis d'une écriture à plusieurs voix. Les voix se rapprochent et s'éloignent, elles dansent l'une avec l'autre sans jamais se confondre, jamais à la même place, deux voix dans la nuit de chaque côté d'une scène sur laquelle se lève le jour.

Des loups repus tournent autour d'une proie absente, comme des éphémères dans la nuit au solstice d'été. Et on passe, chacun à sa manière, tout près de ce qu'on désigne ainsi, sans espérer pourtant jamais parvenir à faire autre chose que l'effleurer.

Jean Prod’hom

Et pis après?



L’imagination n’étouffe pas nos Jean-Baptiste de banlieue, il y a le théâtre 11 à Lausanne, le théâtre 12 avenue Maurice Ravel, le ciné 13 à Montmartre, le restaurant le 15 rue Roger, et j’en passe. À quand donc le zinc du 807?

Jean Prod’hom
8 juin 2009

Arrière-pensée



Je pense à cette petite fille dont j'ai écrasé les doigts il y a exactement une semaine en refermant la porte du Liseron. Immobile sur le seuil, je décide de compter jusque à 807 pour conjurer le sort. Pourvu qu'elle n'aboie pas !

Jean Prod’hom

Enchâssements



La nuit ne s'oppose pas au jour puisqu'elle n'est que l'ombre de la terre. C'est ensemble qu'au crépuscule la nuit tombe avec le jour, mêlés d'abord comme des amants, chacun pour soi ensuite, le jour cédant sa place à la nuit.
Puis à l'aube le jour se lève, mais as-tu vu de tes propres yeux la nuit se lever?
La nuit tomberait-elle deux fois?

La lumière du jour est une poche dans la nuit galactique, quant à la nuit terrestre, elle est comme une seconde poche. J'ai peine à penser qu'on puisse les retrousser toutes deux, pas plus que je ne suis capable d'imaginer une perle dans une huître close.

La terre est meuble, ronde et chaude, elle a tenu ses promesses. Je fais ce matin quelques pas sur le chemin du Bois Vuacoz pour me rappeler des miennes et me réjouir des travaux et des jours.

Jean Prod’hom

XXIII



La communication des personnes par la médiation de Dieu était une réponse belle et économique à la question de la communication des substances. On s'en rend compte aujourd'hui dans la transformation anarchique de notre paysage dans lequel prolifèrent chaque jour d'avantage des antennes de téléphonie mobile. Elles sont partout: sur des immeubles locatifs, au milieu des champs, à l'intérieur des tunnels, au sommet des montagnes, sur le toit de nos bâtiments publics. On en a même vu même sur des cabines téléphoniques.
Nous ne pourrons cependant revenir en arrière. J'en ai pris conscience hier soir lorsque j'ai avoué à ceux à côté desquels j'étais assis que je préférais, à la location pour mille francs par mois d'une antenne supplémentaire au sommet de l'église du village, la construction d'un minaret en bordure de la route qui mène au cimetière.
J'ai compris à l'oeil assassin que m'ont lancé mes voisins de table ce que c'était qu'une fatwa. Car s'ils ne croient pas en Dieu, ils ne supportent pas non plus l'idée qu'un autre dieu puisse faire de l'ombre à leur incrédulité. Mes amis sont prêts à de nouvelles croisades.

Jean Prod’hom


Retour du global



L'homme s'est extrait de la glu de ses convictions pour en étudier la teneur, l'organisation et les raisons, il s'est libéré des particularismes locaux pour élaborer une vision générale commandée par les seules contraintes globales, il a dégagé l'essentiel du circonstanciel et a énoncé les lois auxquelles se soumettent désormais nos vies. Le voici libre. Et pourtant il se sent égaré de n'avoir pas pris les précautions qu'il eût fallu pour que la maison quittée puisse demeurer nôtre, il nous a manqué d'un Poucet qui nous aurait permis de revenir vers nos pénates qui recèlent encore d'innombrables secrets.
Le but fixé il y a quatre siècles était ambitieux, le succès improbable, inconcevable; il a dépassé nos espérances. Parvenus là où nous sommes, accablés par des vérités statistiques, nous devons reconnaître cependant qu'il est vital de pouvoir rejoindre aujourd'hui le pays abandonné, non pas pour y retourner avec armes et bagages, mais pour le maintenir avec l'autre à nos côtés.
Et le voyage qui se prépare du global au local, du général au particulier, de l'essentiel au circonstanciel est devenu une aventure aussi ambitieuse, aussi inimaginable et inconcevable que naguère l'aller simple qui nous a conduits ici.

Jean Prod’hom


11



L’individu était si triste si sombre que son ombre ne supporta plus sa compagnie, le laissa seul lâcha les amarres pour rejoindre la lumière.

Jean Prod’hom

Dimanche 7 juin 2009



J'entends de loin la musique de leur pays, je me hâte, je me réjouis de m'asseoir pour me reposer un instant auprès d'eux, à quelques centaines de kilomètres de chez moi. Ils se sont retrouvés aujourd'hui aux Censières pour fêter une histoire interrompue, comme une page déchirée en son milieu qu'on ne peut pas oublier.
C'est dimanche et ils sont vivants. De grandes flammes dans l'âtre font cuire la soupe, dans la fontaine des bières, sur la table une bouteille de whisky, du vin blanc aussi. On entend les cris des enfants, à peine visibles derrière les feuillus, qui jouent à cliclimouchette sur le chemin qui descend de la Montagne du Château. Sous l'abri recouvert de tôles grises et rouges de rouille, un nuage de fumée peine à trouver une issue.
C'est de la musique de chez eux qui sort d'un appareil de fortune autour duquel les femmes se sont regroupées, elles veulent faire une ronde mais réussissent à peine à constituer un demi-cercle, elles en rient. Elles dansent, elles parlent, elles sourient.
Lui, il fait partie de la minorité musulmane de Banja Luka. En 1992, il a fui avec ses parents et a rejoint un camp de réfugiés en Croatie. Son père a pu choisir alors entre différents pays européens, il débarque à Genève, on le conduit à Aigle, il a dix-sept ans. Il épouse quelques années plus tard une femme de son pays. Non, ses enfants ne retourneront plus à Banja Luka. Il me parle comme dans un rêve des loups et des ours qui rodent dans les montagnes de Bosnie. Il est aujourd'hui chauffeur-livreur et habite le quartier de Boissonnet.
Je dois les quitter, il y a malgré tout du bon dans les communautés. Et lorsque je débouche sur les hauts des Censières, si je n'entends plus la musique de leur pays, je devine, au-delà du battement sourd des pas de danse sur le plancher de l'abri, le vent qui fait faseyer les feuilles des hêtres, identiquement ici dans le Haut-Jorat et là-bas dans les bois de Banja Luka.

Jean Prod’hom

A l'ombre du tilleul



Ceux dont nous sommes les lointains descendants nous ont laissé en partage un puzzle quasi complet et achevé: champs, prés, routes et chemins, colza, blé, maïs, barrières, clédards et haies, jours, semaines et dimanche, cave et combles, encyclopédies et texte sacrés, et des prières.
Mais nous les suivants, invités au premier jour dans ce jardin qui apparie le paradis à l'enfer, si nous voulons disposer d'une place, si petite soit-elle, où la trouver?
On n'a jamais rien prévu pour les nouveaux-nés. On a donc cherché, bleus que nous étions, dans le ciel et les livres.
Puis nous avons commencé de grands travaux, c'était plus tard, chacun en notre lieu: nouveau parcellaire, réaménagement de l'horizon, déplacement des bornes, identification des ombres, nouveaux tracés, noms de lieux. Alors que nous essayions ainsi de faire notre place – à la masse et au vilebrequin –, est apparu soudain là, sous nos pieds et en retrait, oublié entre jachères et ronciers, un morceau de pré laissé pour compte d'où nos pères avaient dirigé leur entreprise, un lieu à la fois si dense qu'il contenait la totalité du puzzle, à la fois si vide qu'il annonçait la promesse de tous les temps, et une pierre recouverte d'un peu de mousse. Cette pierre c'est ma pierre d'angle, elle est ce rien qui est resté debout lorsque ce qui avait été cartographié, de haut en bas et de de gauche à droite, de hier à demain s'est effondré. Suprême offrande, place hors de prix, paisible, mais place enfin, où je t'ai invité, il y de la place pour deux.

Lorsque ceux dont nous sommes les lointains descendants se sont retirés, restaient sur la table des miettes et des moineaux sous le regard desquels nous avons réinventé ensemble la musique et conçu de nouveaux dictionnaires, des récits inouïs qu'on a fait cheminer le long des pierres d'une imprévisible mosaïque de couleurs, nous avons aussi réinventé un demain, un passé à ce demain, et un avenir à tout cela.

Jean Prod’hom

XXII



Il connaît les 166 articles du Code rural et foncier, il en connaît les détails, les coins secrets et la jurisprudence, il randonne dans cette jungle chaque matin à l'aube. Mais il ne comprend toujours pas pourquoi sa haie ne respecte pas les prescriptions légales et dépasse régulièrement au printemps les deux mètres autorisés. C'est pourquoi, chaque année à la Pentecôte, l'homme agit: il se coiffe d'une cagoule, prend ses cisailles et décapite sa haie avec rage.

Jean Prod’hom

Dimanche 31 mai 2009



Il songe à ce qui pourrait fournir une image approchée de sa condition, le voici à la barre d'un rafiot de moins de dix mètres, ses compagnons d'équipage ivres et épuisés. N'en pouvant plus de regarder fixement dans la nuit la boussole pour maintenir le cap, il s'était étendu sur la banquette arrière, calé contre les reins de l'Ecume de mer tenant l'âme du bateau et les vies des ses amis dans la main droite, il avait navigué dans le ciel, parmi les étoiles, jusqu'à Termoli.

Il se dit réaliste lorsqu'il bêche son coin de jardin, roule sur le plateau de Sainte-Catherine ou prépare de la purée de pomme de terre, idéaliste lorsqu'il pense à ses origines, à sa vie et à sa fin. S'il est convaincu qu'il ne restera rien de son corps malgré les promesses qui lui ont été faites naguère, il juge fort probable qu'un peu de son âme et quelques pensées en exercice veilleront et frémiront lorsque ceux qui resteront essaieront de comprendre dans le miroir leur image surgie de nulle part, lorsqu'ils apercevront par la fenêtre les généreuses traînées de crème dans le ciel et le miel abondant du mois de juin.
Les choses tiennent ensemble par la grâce des âmes invisibles qui les agrègent et des pensées innombrables qui les trament.

Jean Prod’hom

ὕβρις



La lumière verticale qu'a dirigée la conscience européenne sur certaines régions de l'être tout au long de son histoire a levé une ombre toujours plus dense en son pourtour qu'on ne perçoit plus qu'avec peine et qu'on n'apercevra tout simplement bientôt plus, aveuglés que nous sommes par des découvertes éclatantes dans un territoire dont on a cru trop vite qu'il constituait le tout de notre expérience.
Le philosophe de Iena nous avait pourtant dûment appris que la rationalité ne constituait pas l'ensemble du réel, mais pouvait-il imaginer que ce qui échappait à l'emprise de la raison, le réel, retournât à sa nuit primitive poussé par la raison qui s'en était péniblement arrachée? Les avertissements de la philosophie ne nous tiennent plus désormais à l'abri de cette nouvelle menace.

Mais gardons-nous de diriger sans précaution nos projecteurs en direction du continent infini de cette ancienne nuit qui circonscrit notre raison et dont n'est sortie avec peine qu'une infime partie de ce que l'on est, l'esprit. La déraison guette à nouveau. Il nous faut apprivoiser de rien à rien cette nuit d'encre et réaménager sobrement les anciennes marges. A trop en vouloir, à prendre de trop haut la nuit nous risquerions de blesser les dieux.

L'homme est à l'image de ces lacs d'altitude menacés par les montagnes sans lesquelles ils ne seraient pas, dans lesquels se mirent l'alpha et l'oméga du ciel, une ïle.

Jean Prod’hom




10



S'il s'abandonne chaque jour au silence sans fond de la nuit, les mains vides, avec une confiance aveugle, comme autrefois le saint à celui de son martyre, il s'abandonne aussi parfois à la folie du jour, les mains ouvertes, et traverse les heures tête nue, comme l'enfant, comme le rêve traverse la nuit.

Jean Prod’hom

9



Ils étaient exactement treize hier après-midi, immobiles et silencieux, les avant-bras appuyés sur le rebord de la table, des plats à peine entamés, les verres à moitié vides, quelques morceaux de pain.
L'extraordinaire de la scène tenait non seulement à la mutité des convives mais encore à leur disposition, alignés sur un côté seulement de la longue table recouverte d'une nappe blanche.

Jean Prod’hom

XXI



Le garçon s'est fait piquer dimanche soir par une abeille, tout près de l'oeil si bien qu'on l'a gardé à la maison tout le lundi. Il ressemble à Quasimodo.
Arrive en fin de journée un copain d'école, un papier à la main listant les travaux que ses camarades ont réalisés pendant la journée: mathématiques, allemand, conjugaison, musique et histoire biblique. Il doit les rattraper avant d'être autorisé à retourner à la mine. Ses parents se sont mis à l'ouvrage, il a neuf ans, c'est leur Quasimodo et ils l'aiment.
J'ai compris ce que les enfants apprennent en priorité à l'école, à ne pas être malade. C'est bien!
A minuit, lorsqu'ils en ont eu fini avec ses devoirs, le père et le fils ont regardé Notre Dame de Paris, avec Gina Lollobrigida et Anthony Quinn. C'était une belle époque où l'on était assez pauvre pour savoir qu'il aurait été vain de vouloir rattraper quoi que ce soit.

Jean Prod’hom


L'Élysée



L
Les nécessités conjuguées au hasard m'ont permis de retrouver, plus de quarante ans après, la prospérité économique qu'a connue Lausanne – et sa région – immédiatement après-guerre. J'ai eu en effet l'occasion de visiter hier le collège de l'Elysée dont s'enorgueillit aujourd'hui encore la population lausannoise. L'édifice est l'oeuvre de Frédéric Brugger, architecte premier des Trente Glorieuses, responsable du Secteur industrie et artisanat de L'Exposition nationale de 1964, concepteur encore des quatre tours de la Borde et de la barre haute du chemin de Lucinge (12-16).

Les corps rectangulaires de béton se dressent dans un parc qui n'a guère changé depuis et s’étagent en terrasses comme des bunkers sans rondeur. Ils m'ont fait penser aux derniers fondants de qualité qu'auraient laissés par politesse dans une boîte bientôt vide des invités au charme très discret.
Si l'on considère de l'extérieur ce chaos organisé, il ne semble pas receler autre chose que du plein, il n'en va pas de même lorsqu'on se trouve à l'intérieur puisqu'alors tout semble vide. Qu'y faisait-on? Qu'y fait-on?

J'y ai passé six ans de ma vie d'élève et je n'y aperçois aujourd'hui que les choses qui raient le temps, décaties, jaunies, poussiéreuses, peu raisonnables, pingres, prétentieuses, démodées, de mauvais goût, grises, étroites, et puis au détour des armoires de bois à un seul battant, de sobres poignées chromées, des portes bientôt transparentes, un aquarium aux herbes folles, les vitrines surchargées de la salle de sciences, des perspectives aux dimensions régaliennes, un linoléum bleu acier dans des couloirs sans fin, des montées d'escaliers destinées aux princes de la middle classe à laquelle nous appartenions, les empreintes des coffrages, les traces de décorations murales, les chaises de l'aula d'un autre temps, des mains courantes qui auraient pu servir à la charpente de cathédrales.
Les glorieux locataires de l'Elysée d'autrefois croyaient-ils à l'avenir avec plus de conviction que les locataires actuels? Je ne m'en souviens pas.

La classe que j'occupais était orientée vers le nord, et tandis que nos grands frères allaient sous peu déterrer les pavés et raser les Alpes, nous ne songions pas à guigner derrière le mur gris auquel nous étions adossés. Nous aurions découvert alors, au-delà des maisons qui empêchent les corps de bâtiment de couler en contrebas, une merveille, plus fragile que le béton mais aussi onctueuse qu'un fondant, le lac Léman gardé par les hautes montagnes de Savoie.



Avant de quitter ces boîtes à sensations, la simple pression sur le chiffre effacé qui identifiait l'armoire qu'on avait mise à ma disposition à l'entrée de la 1/6 ou de la 3L2 me ramène d'un coup tout le passé, un bref instant. La boîte est vide.



















Jean Prod’hom

Anniversaire



Il faut qu'aujourd’hui encore je m'y colle puisqu’il ne s’est trouvé dans le zinc du 807 aucune âme assez généreuse pour me rédiger une triplette assez ronflante le jour de mon anniversaire.

On aurait pris conscience à cette occasion de ce qui distingue les essais disgracieux de 807 nains du geste tranchant d’un géant.

Quoi qu’il en soit, avoir disposé sans bourse délier de 807 nègres, dociles et besogneux, qui auront oeuvré 807 jours durant à l'établissement définitif de votre renommée, n'est-ce pas là le signe avant-coureur du génie ? Faut-il les en remercier ? 807 fois ?

Jean Prod’hom
18 juin 2009

Cathédrale



Les lourds blocs de molasse mis à jour par les pelles lors des travaux de creuse du réservoir d'eau de la Montagne du Château, dégagés, transportés puis stockés depuis plus d'une année derrière le hangar sont pour la plupart en poussière. Qu'aurait-il fallu faire pour que la molasse devienne moins friable?
Rien, me répond N. M. de l'Université de Lausanne. Et les blocs ramenés sont bel et bien constitués de cette molasse grise qui a servi à la construction des anciens édifices lausannois, mais ce grès est très friable. Si elle est extraite à une certaine profondeur dans la masse rocheuse, c'est-à-dire entre cinq et dix mètres, cette roche est même d’assez bonne tenue pour la construction, car elle n'a pas été affectée par les ruissellements d'eau chargée de gaz carbonique qui ont tendance à la rendre friable.
Dans les environs de Lausanne, il n'y a pas actuellement de carrières d'où l'on extrait ce type de grès, sain à l'affleurement. Dans les anciennes carrières, par exemple celle de la grande place de parc au Signal de Sauvabelin, l'exploitation s'est arrêtée il y bien longtemps et la roche est devenue friable suite à son exposition aux agents atmosphériques. Mais il suffirait de décaper le rocher sur quelques mètres et on rencontrerait un matériau de construction en bonne santé.
Pourtant, conclut le spécialiste de l'UNIL, le travail de sape de l'érosion ne manquerait pas de s'attaquer aux édifices construits avec cette molasse. C'est le gros problème à Lausanne – alors qu'à Berne ou Fribourg, la molasse montre une bien meilleure tenue.
Il faudra donc que je m'y fasse, le jeu n'en vaut pas la chandelle, je n'élèverai pas de cathédrale dans le Haut-Jorat.

Jean Prod’hom


Dimanche 24 mai 2009



Les deux filles reviennent du bord du lac avec leur mère chargées de cailloux. elles demandent qu'on leur prépare du ciment-colle pour fixer les différentes parties du corps de leurs personnages. Je me souviens alors du 21 octobre 2007, nous étions de l'autre côté de ce même lac, elle et moi aux Petites-Rives, accroupis tout aux long de la journée dans les cailloux...

– Tu les prendrais si je ne les prendrais pas?
On avait décidé d'un commun accord de rester sage et économe. Avec le ciment-colle acheté à Granges-Veveyse, on avait fixé le caillou rond ramassé sur la grève qui prolonge la terrasse de l'Hôtel des Cygnes: notre premier cyclope. Elle n'avait pas voulu me le céder, elle l'avait offert au retour à sa mère.
On avait attaqué aussi, assis cette fois, le morceau de molasse de la Montagne du Château qui traînait depuis quelques jours avec des outils dans le coffre de la voiture. On avait gratté, limé. Louise s'était emparée d'un fragment qui s'était détaché du bloc trop friable, elle avait esquissé une espèce de tête, la tête d'un hydrocéphale, comme cela arrive souvent avec les amateurs que nous sommes. Louise prêtait des secrets aux pierres, elle pensait avec conviction que des êtres s'y cachaient, les habitaient et qu'il suffisait de les dégager. Cela remontait à la visite que nous avions faite ce même automne du Portail peint de la cathédrale de Lausanne: les statues polychromes, les pierres de l'édifice, la molasse, sa présence dans la région, à deux pas de chez nous, mes explications peut-être, tout cela l'avait conduite à se faire une idée de la sculpture qui m'avait ravi et que j'avais peut-être à mon insu induite. Son frère s'était moqué de cette conception et j'avais essayé sans succès de lui démontrer que sa soeur s'approchait peut-être de ce que cherchent à atteindre les sculpteurs.

Aujourd'hui, près du cognassier en fleurs, à côté du billot de bois qui lui sert d'établi, elle sourit lorsque je lui raconte ce qu'elle disait de l'art de sculpter.

Jean Prod’hom

XX



Il aime ce qui est propre, il incinère tout ce qui traîne, on raconte qu'il fait son savon lui-même.

Jean Prod’hom


(FP) 8



Ils ont fauché l'herbe hier matin, sorti les pirouettes en fin d'après-midi pour tirer des lignes hésitantes et des marges flottantes. Le soir on a pu apercevoir des pages et des pages plus singulières les unes que les autres entre vergers et colza, elles ressemblaient à des morceaux d'océan, les têtes des pissenlits étincelaient sur les andins comme l'écume sur les crêtes des vagues.
Rien n'y sera écrit. Ce soir avant l'orage ils enrouleront dans la précipitation les lignes, et on tournera la page. (P)

Jean Prod’hom

Dimanche 17 mai 2009



Si je m'étends aujourd'hui à midi dans les combles d'une maison déserte, c'est parce que mon corps n'accepte plus, tout à coup, l'idée d'un temps qui avancerait vers le tout autre ou qui reviendrait vers le même. La raison n'y peut rien, Daniel a beau faucher comme il y a douze mois le pré qui s'étend en contrebas du Chauderonnet, Arthur a beau honorer ses engagements en se rendant à l'école, comme nous le lui avons demandé, pour y préparer les années qui lui permettront de continuer sans nous, nous méritons mieux.
La fenêtre est ouverte, la vie est là, le soleil suit une courbe presque immobile. Je ferme les yeux, il fait frais, je distingue pourtant les taches de lumière qui taquinent la vieille charpente. Immobile, éveillé comme jamais, je m'éprends, creuse une niche loin des arènes. Les cris des moineaux, fous du printemps, tiennent à deux mains l'assiette du jour, la vie est un don.
Plus tard je ferai de même sur une terrasse entre Palézieux et Oron, et puis à l'instant en fouillant dans les dépenses du langage.
Je me prends à aimer à nouveau et me réjouis de toutes ces boucles du temps qui ponctuent nos vies, qui nous éloignent des pentes désespérées sur lesquelles on roule inconscient, sans rien espérer d'autre toutefois que leur divin retour.

Jean Prod’hom

Ajourement



La vérité reposait plus profond que le fond de la fosse des fosses, là où il n'y avait rien. La pression y était immense, l'air irrespirable, la vie seulement possible, à peine quelques taches, quelques reliefs loin de l'ombre et de la lumière, l'autrefois des choses.

Les mots n'étaient pas encore formés de lettres ajourées aux courbes élégantes, mais d'un continuum de signes opaques et indistincts. Personne ne se souvient d'avoir écrit un jour cette nuit du sens. Les mots n'existent plus, à moins qu'ils n'aient jamais existé ou aient été oubliés. C'était ainsi au commencement et le langage avait la densité des montagnes.

Puis le soleil a fait trembler la terre, la plaque s'est fissurée en même temps que les espèces vivantes qui ne faisaient qu'un, la vérité qui reposait plus profond que le fond de la fosse des fosses s'est mise à migrer lentement vers l'air libre, l'homme et le langage sont nés de cette fracture, et les mots dont tu uses sont les pièces restantes de ce puzzle oublié, de ce continent éclaté et allégé.

Quelque chose s'est levé dans ce lieu inhospitalier, on a percé, foré au hasard, parfois parce qu'un rais de lumière emprisonné dans la matière déclinait une promesse, on s'y engouffrait, on façonnait les bords qui s'effritaient, plaçait des étais pour empêcher les choses qui étaient encore consubstantielles à l'homme de s'effondrer sur l'ouvrage dont il était issu.

Alléger, évider, arracher le noir dense du trop plein de la matière, éliminer encore, dans toutes les directions quelles qu'elles soient, pour que nous restions en suspension à bonne distance du fond de la fosse des fosses. N'est resté que ce qu'il fallait du lest d'autrefois, une ou deux choses se sont élevées, consistantes, et ont atteint l'air libre, d'autres les ont rejointes et planent avec les hommes entre ciel et terre.

Nous en sommes à mi-parcours, les choses font encore la part belle aux mots, et les mots aux choses. Mais les mailles du filet qu'ils tendent réussissent de moins en moins à les retenir. Les unes et les autres gagnent chaque jour davantage leur quant-à-soi, l'espace qui les sépare grandit, leur nombre diminue. Le monde s'allonge, s'élargit et se vide de sa substance.

Avons-nous par le langage et dans le langage trop creusé de galeries, de galeries de galeries? Le monde apparent feuilleté de vides et de pleins est aujourd'hui comme une mine abandonnée, mots coques, fils ténus, fragiles alvéoles.

Celui qui a pressenti que tout allait s'effondrer dans le gouffre creusé par notre insatiable désir de mieux respirer doit-il en terminer avec la taille des trop nombreuses pierres d'angles?

Autrefois il n'était guère possible de passer entre le cityse et l'érable, aujourd'hui une armée d'éléphants s'y faufile sans peine. Le peu de choses qui persévèrent se donnent pourtant encore la main, elles seront bientôt chacune un continent sans porte ni fenêtre comme les âmes pures que nous devenons.

La vérité légère a pris de la hauteur, s'éloigne au firmament dans le ciel bleu, dans le ciel vide, sur le dos des mots ailés.

Jean Prod’hom

Classieux



Le client classieux auquel la péripatéticienne avait fait sa proposition hésita, effrayé par la lourdeur de l’expression. Lorsque la professionnelle craignant de perdre un riche client lui proposa un 807, il s’enfuit, effrayé par la lourdeur du dispositif.

Jean Prod’hom
2 avril 2009

XIX



Il s'est rendu la veille au salon de l'auto de Genève. Comme chaque année il revient transfiguré par sa nouvelle acquisition. Il raconte ce matin-là qu'il a trouvé encore une fois son bonheur, malgré la crise: ce qui se fait de mieux aujourd'hui, convenable sous l'angle de la qualié et du prix, quelque chose qui tourne bien et qui a de l'allure, quelque chose à la technique éprouvée: le dernier modèle du moulin à poivre de chez Peugeot.

Jean Prod’hom


7



Il aurait souhaité que ses phrases atteignent la fluidité d'un liquide à faible viscosité et à densité variable, celle de l'eau pure à 4 degrés et, ça et là, la densité du bitume. Il faudra attendre encore.

Jean Prod’hom

Post tenebras lux



Une épaisse crème de plomb tapisse le ciel, maussade jusqu’à l’os. Les grenouilles se frottent les mains, la boue colle aux chaussures, les pissenlits sont éteints. Haies de thuyas, traînée de grisaille, je ne me souviens plus du temps d’avant. Le trèfle a la tête baissée, le chat squatte la niche du chien, l'humidité vient de partout, du ciel mais aussi des champs et des rivières, zigzags de vent, il pleut des misères sur une forêt de parapluies, dans leur imperméable les fonctionnaires partent au travail. Tout est sombre, désespérance en crue, pas l'ombre d'une issue, le ressentiment ronge les visages. Seuls les essuie-glace se réjouissent, ils ont cessé de couiner et rament de bon coeur. J’attends, le soleil reviendra bien.
Je lève les yeux vers les nuages qui filent plus loin annoncer la mauvaise nouvelle. Regardez! ils déroulent dans leur sillage un large et inouï tapis bleu. Le soleil guigne et se frotte contre mon chandail. Je fonds, le corps à l’arrêt. Le bitume d'argent coule à flot sur les routes, c'est l'éclaircie, on voit des choses qu'on n'aurait jamais crues, les malheurs du monde sont effacés, deux draps blancs fasseyent sur l'étendage.

Jean Prod’hom



Dimanche 10 mai 2009



Le soleil s'attarde sur nos laines, le retard nous inquiète peu aujourd'hui, on s'éprend de l'air léger qui fait frissonner les prés. A la station du bus orange qui emmène les enfants du quartier, la conductrice me sourit, je lui souris. Elle me dit alors avec une légère ivresse dans la voix que cette brise, ces couleurs, ce soleil la rendent folle à l'approche de la Pentecôte, chaque année, l'horizon si proche, les Verraux, la Dent de Jaman...
– Tu sais! ajoute-t-elle.
Je sais, mais elle me raconte l'histoire encore une fois: y a cinq ans, sur l'étroit chemin qui conduit le promeneur du col de Jaman au col de Pierra Perchia, son fils a glissé sur les restes de l'hiver, un névé à la traîne oublié au travers de la sente par la comète de mai. Il a perdu pied et il est mort. Quelle terreur avant de le retrouver, c'était le samedi de la Pentecôte. La veille je voulais lui offrir des fleurs roses pour son nouvel appartement. Pourquoi pas des noirs? avait-il plaisanté. Elle en rit encore.
Je ne me suis jamais rendue sur le lieu de l'accident, il n'a plus grandi. Elle, elle vieillit le regard rivé sur le point de ce désastre, une image, non pas qu'elle espère la réapparition de son enfant, mais parce qu'elle ne doute plus de l'innocence de la montagne et reconnaît sa toute puissance.

Il faisait un temps comme aujourd'hui ce samedi-là. L'impensable est si beau et si terrible. Ses yeux s'embuent. Les enfants arriveront avec un peu de retard, un retard qui ne compte pas au regard de ce qui s'est arrêté.

Tous les matins, lorsque le ciel est dégagé et que le soleil claire la vallée de la Broye du Haut-Jorat aux Préalpes, elle et son mari regardent du côté de la Cape au Moine. On ne se dit rien, rien, on n'oublie pas pourtant, mais quoi je l'ignore. Que cherche-t-on dans les plis de ces montagnes? quelque chose qui se décline en-deça des quelques pauvres modes possibles de l'être, quelque chose comme un silence d'avant la respiration, gonflé de promesses nues. Pour peu qu'on n'y prenne pas garde, qu'on se laisse aller, que nos regards s'attardent sur le visage de l'horizon, on fond d'amour pour la montagne qui nous l'a dérobé.

Nous ne sommes pas les seuls, il y en d'autres... conclut-elle. J'aurais voulu lui dire que chacun d'entre nous compte les jours à partir de son hégire. J'ai laissé les montagnes s'éloigner avec leur secret et le bus orange emporter nos enfants.

Jean Prod’hom

Futur antérieur



L'ivresse qu'apportent en mai les fleurs du lilas ne parviennent pas à me ramener sur les vieux chemins et à entrouvrir les portails des jardins de l'enfance. Ni les fleurs de l'acacia ni celles bientôt du tilleul ne me permettront d'obtenir de rendez-vous par-delà le temps perdu avec ce qui n'a fait que passer et dont j'étais trop assuré autrefois qu'il reviendrait.

Quand les parfums opalins et laiteux de la rose et du chèvrefeuille me font signe, que je tente de m'en approcher et qu'ils se retirent avec la même nécessité – aveugle et obstinée – que celle qui oblige l'escargot biborne à rentrer ses cornes, je regarde à l'orient du côté des montagnes au collet enneigé, espérant saisir dans l'immobilité de la pierre ce qui s'est dérobé.
Je connais leur nom: Dent de Lys et Cape au Moine, Brenleire et Folliéran, mais elles ne m'ont pas attendu, ont quitté l'horizon et continuent sans moi. Je voudrais les rejoindre, sachant pourtant à l'instant même où je m'y apprête que ce que je leur prête, la promesse d'un bonheur absolu née ici même d'un éloignement continué se dérobe comme les fragrances de mai.
Il ne s'agit pourtant ni d'un rêve ni d'un mirage, mais de la réalité dont je dois me satisfaire, une combe et un parfum, une consolation, le souvenir de ce qui aura été.

Jean Prod’hom


Cohorte Ensemble d’individus suivis chronologiquement, à partir d’un temps initial donné, dans le cadre d’une étude épidémiologique.

Larousse médical 1998

Cohors, tis, f ( cf. hortus, χόρτος )
1 enclos, cour de ferme, basse-cour...
2 troupe [en gén.]: cohors amicorum... cortège d'amis; cohors illa Socratica... l'école de Socrate; cohors canum... meute de chiens; cohors febrium ... l'essaim des fièvres...
3 [en part.] a) cohorte, la dixième partie de la légion... b) troupe auxiliaire... c) a,rmée...

Dictionnaire illustré Latin - Français, Félix Gaffiot, 1934

χόρτος, ου ( ὁ )
I lieu entouré d'arbres et de haies, enceinte: 1 enceinte d'une cour... 2 p. ext. sans idée de clôture, repaire de bêtes féroces...
II herbe... 1 fourrage vert ou sec... χόρτον ἔχει ἐπὶ τοῦ κέρατος, PLUT. Crass. 7... il a du foin aux cornes, c. à d. il est dangereux, p. allus. à la coutume de mettre du foin aux cornes des boeufs dangereux pour avertir les passants de s'en garer... 2 p. ext. paille légère, balle... 3 plante alimentaire... 4 pâtures des animaux... 5 p. ext. nourriture grossière...

Dictionnaire Grec - Français, Anatole Bailly, 1950

XVIII



– Sale temps! renifle le cadre d'une petite entreprise locale assis près du poêle, les yeux vitreux, le regard vide.
Il se plaint laconiquement de son carnet de commandes, vide, la tête aussi, vide. Devant lui un verre vide. Et puis, pour couronner le vide dont il est l'animateur attentif, le nez plein.

Jean Prod’hom

Miettes



Nos villages coulent et rejoignent en aval les villes qui les aspirent.
Ils sont encore en soi mais ils ne sont plus pour soi, villages pour personne, à peine des amers qui scandent le grand espace globalisé.

Chacun est tenu de demeurer en équilibre sur un étroit chemin situé à égale distance du ventre de la mère et du désir du père, un chemin creusé par des forces opposées à égale distance du passé et de l'avenir, centripètes et centrifuges, le long duquel il lui appartient de marcher comme un funambule. J'en connais trop qui ont joué l'un contre l'autre.

– Qui es-tu? demande l'égaré à l'homme décidé qui le regarde dans le miroir.
– Ton père et ta mère! Et toi, qui es-tu?
L'égaré scrute le visage de son vis-à-vis, ses yeux se plissent...
– Je suis celui qui s'éloigne de l'un et de l'autre et, ce faisant, s'en rapproche.

Jean Prod’hom

Abandons



Ne conviendrait-il pas de distinguer deux frénésies de rangement?
Celle qui conduit à nous débarrasser de ce qui encombre nos vies, de ce dont on veut s'alléger en le reléguant dans de petits purgatoires provisoires. Pour être en mesure de voir venir et demeurer libres la tête hors de l'eau – quitte à se pencher une ou fois ou l'autre, pour se consoler, ô merveille, sur la question des classements d'urgence et de leur invraisemblable nomenclature. Perec l'a fait dans Penser/classer.

Comme tout le monde, je suppose, je suis pris parfois de frénésie de rangement ; l'abondance des choses à ranger, la quasi-impossibilité de les distribuer selon des critères vraiment satisfaisants font que je n'en viens jamais à bout, que je m'arrête à des rangements provisoires et flous, à peine plus efficaces que l'anarchie initiale.
Le résultat de tout cela aboutit à des catégories vraiment étranges ; par exemple, une chemise pleine de papiers divers et sur laquelle est écrit «A CLASSER»; ou bien un tiroir étiqueté «URGENT 1» et ne contenant rien (dans le tiroir «URGENT 2» il y a quelques vieilles photographies, dans le tiroir «URGENT 3» des cahiers neufs).
Bref, je me débrouille.

Georges Perec, Penser/Classer (cité par CGAT)

Et une frénésie d'un autre genre, lointain rejeton de la manie dont parle Yoshida No Kaneyoshi – la manie “d’arranger les choses en séries complètes” - qui incite celui qui ne veut rien abandonner de ce dont il revendique la paternité à le contrôler frénétiquement, à le faire tinter comme des casseroles pour ne pas le perdre de vue, en tous lieux, et à y retourner comme le chien qui revient à l'ombre des arbres au pied desquels il a pissé, non pas pour se rafraîchir et bâiller à la vie qu'on fait aller, mais pour constater à heures fixes qu'il est seul ou qu'il partage le royaume avec quelques élus: du côté de Netvibes, de Twitter, de MySpace, de Facebook.

Jean Véronis évoque ces questions de territoire ici. Mais aussi .

Jean Prod’hom

Sans-grade



Il est assis à même le sol, une trentaine d'années, désoeuvré parmi ceux qui sont de la partie. On ne lui dit rien, il ne leur demande rien, il ne compte sur rien, ne compte pour rien. Appuyé au montant d'une barrière de fer blanc qui borde la pelouse, il regarde au-delà des enfants qui vont dans tous les sens sous les projecteurs de ce dimanche matin, du côté de la ferme foraine qui se lève, son verger en fleurs, le troupeau qui paît, la première fauche. Il tend l'oreille au-delà des cris, des noms qui fusent, des rires, et il croit entendre le chant des oiseaux qui ont fui, il les devine régnant lorsque les hommes sont absents.
C'est à peine si ce inconnu a un nom, sorti d'un roman peut-être, comme l'enfant qui fugue, le vieux abandonné. Il occupe le foyer d'ombre de la grande ellipse, à quelques pas seulement du foyer de lumière qui éclaire ceux de l'autre versant. Il songe peut-être à l'effort vain de l'art, à la présomption de la musique. Ou rien de tout cela, il se repose.

Jean Prod’hom

Dimanche 3 mai 2009



Elle s'arc-boutait contre la nuit, contre le jour, contre nous et un peu contre elle. Au moment même où la journée penchait vers la fin, elle restait et tentait de retenir ce qui va, elle criait et hurlait de ne pouvoir arrêter l'échu, moins aujourd'hui. Comme chacun de nous elle patiente, de son lieu, avec ses pensées, des pensées qui ont un air de famille avec celles de tout un chacun.
Mais elle vit à plein ce que d'autres ont vécu ou vivent à demi, j'en suis. J'entends et ne vois d'autres alternatives que celle d'être à deux pas d'elle, vivant.
Parce qu'il s'agit bien de cela, pour elle comme pour nous, chaque jour s'incline vers l'occident en tournant autour d'un invisible axe, disparaît pour réapparaître lavé aux grandes eaux de la nuit. Nous devons être au rendez-vous. Malheur à celui qui passe son tour.
Il aura fallu des années et la naissance d'êtres neufs pour que je prenne la mesure de ce qui trouve son origine tout au long des deux lignées dont je suis le produit et qui me guette. Je pressentais que j'aurais rendez-vous tôt ou tard avec cet arriéré – déni sans raison, refoulé familial –, mais j'aurais préféré avoir eu à traiter avec lui en d'autres circonstances, il y a longtemps déjà.

Jean Prod’hom

XVII



Gros coup de blues ce matin! Que de rêves sur les présentoirs du tabac qui jouxte le café! Rapido, Bingo. Astro, Vegas, Poker, Banco, Fétiche, Black Jack, tous te promettaient le bonheur, te tendaient la main et tu les as dédaignés. Millionnaire, Goal, Morpion, XIII, Dédé, Solitaire, Oxo, Scrabble, Sudoku, Textra, Cash, Loto, Euro millions, autant d'occasions à côté desquelles tu as passé. Tu le regrettes aujourd'hui.
Décidément tu ne vivras pas comme un prince, certain pourtant d'avoir frôlé plus d'une fois le saladier d'or ou la bonne fortune. Tu as tout simplement manqué de flair, tu as manqué d'à propos, de courage, sans compter que tu n'as pas gagné Wimbledon comme tu te l'étais promis, ni inventé la poudre, ni calculé la martingale de la fortune. Tu regrettes de devoir le dire mais tu le dis tout de même, tu n'as servi à rien, tu es un bon à rien.

Jean Prod’hom



56



Le visage transparent et l'intelligence à fleur de peau il n'a pas de secret, il vit comme un ange qui traverse les nuées, sans l'ombre d'un vertige; il ne craint pas la profondeur des puits non plus, il y dort. C'est lui le secret.

Jean Prod’hom

Penser / classer



Le père a livré son fils à des assassins qui espéraient par sa mise à mort se donner un peu d'air. Comme le chat avec la souris. En acceptant ce destin, le fils s'est retiré du jeu et a abandonné ses frères à leur destin solitaire. Ils ont quitté le pays pour raconter son innocence et fonder ainsi à nouveaux frais ce que le père et le fils avaient dénoncé.
Le filon s'épuise, qui livrer désormais? où aller? où se retirer? où s'établir? que fonder?
Manquera peut-être bientôt ce peu de vide qu'il nous faut pour respirer, ne nous restera que notre ombre, qui le souhaite?
– Quelle autre issue?
– Prendre acte de notre finitude.
– Difficile!
– Je le crains.
– Mais que voulait exactement le père?
– Se donner, peut-être, un peu d'air.

Jean Prod’hom

Dimanche 26 avril 2009



Le facteur est mort, on l'a appris par le journal, ce journal qu'il glissait chaque jour dans notre boîte aux lettres. La vie pourtant continue, et on avance hébété dans une campagne dépeuplée.
On l'aimait sans le connaître vraiment, on l'aimait de loin, ou comme s'il était né avec le lieu. Il ouvrait les allées de nos jours, Ropraz, Corcelles et ses oasis, le Riau, la Moille-au-Blanc, la Moille-Cherry, la Goille.
On l'appelait par son prénom, il nous appelait par le nôtre, toujours un mot pour réveiller nos enfants.
Stéphane a été le compagnon bienveillant du peu que nous sommes, présent à l'égal du pommier du jardin, du hangar ou du chat. mais mobile comme un furet, jamais très loin, qu'on l'aperçoive ou qu'on le manque, métronome de nos jours, régulateur de nos attentes, mains vides ou mains pleines, témoin de nos riens.
Par la grâce de ses allées et venues, du sillon qu'il traçait dans ce bout du monde, que nous devions quitter quotidiennement pour notre subsistance et celle de nos enfants, il a régné discrètement sur notre biotope, avec la régularité du laboureur, jetant la graine qu'on attendait, ou celle qu'on n'attendait pas. Il assurait le double souhait des forains que nous sommes tous ici, être d’un lieu sans y être forclos. Qui désormais?
C’est un monde qui s’en va. Je crains que les messages ne nous parviennent plus identiquement.
Stéphane parti, nous sommes aux prises avec les mots nus.

Si l’on nous demande
Pourquoi ces vies
Nous montrons nos cicatrices
Elles ont été nos charrues et nos récoltes
Nous les avons engrangées sans relâche
Sous les ciels bleus des belles saisons
Peinant et nous pressant
Sous l’orage des haches
Labourant la plaie énorme, semant dans la chair
Labourés nous-mêmes
Le grain monte
Du fond des fosses nous voyons les fumées sous les nuages
Nous sommes tranquilles

Jacques Chessex

Je lis aux enfants ce poème que la famille de Stéphane a glissé dans le faire-part. On est à table, en famille, Lili ne comprend pas.
- Il reviendra, dit-elle, distribuer le courrier, il reviendra. Ce sera un chien, ce sera un chat...
Je dis alors au dedans: "Comme moi demain et toi mon demi-dieu, ma divine, sans raison, mais avec la discrétion qu'il nous a apprise, toi et moi. Nous sommes ces champs longs et larges, gras au printemps, déserts l'hiver, sur lesquels s'abat un matin, à midi ou à minuit l’orage des haches."

Jean Prod’hom

A la Une



LE MATIN DIMANCHE
SUISSE (titres de la colonne 1, page 4)

TESSIN: Homicide dans le milieu de la drogue / VAUD: Un motard se tue / NIDWALD: Policiers en formation blessés / BERNE: Montagne fatale / GENEVE: Collision mortelle avec un train / BERNE: Un cycliste perd la vie /
GRISONS: Indemnes après une chute de 80 mètres
- Ouf!



LE MATIN DIMANCHE
MONDE (titres de la colonne, page 6)

GOLFE D'ADEN: Les pirates capturent un cargo allemand / PAKISTAN: La bombe tue 12 enfants / ROYAUME-UNI: Fortunes en déroute / MACEDOINE: Soixante colis d'héroïne saisis /
VENISE: Les people chez Pinault
- Ouf! Un Eden loin d'Aden!

Jean Prod’hom

XVI



Il appartient au règne animal, c'est évident, il en a absolument toutes les caractéristiques. On craint cependant qu'il soit le théâtre d'une bifurcation évolutive. Car s'il est l'être le plus sot, le plus suffisant, le plus arrogant et le plus offensant pour l'humanité qu'il nous ait été de rencontrer, il est peut-être parmi nous, la science ne l'exclut pas, celui qui est le mieux adapté au monde dans lequel nous vivons. Personne ne l'espère évidemment, mais la tragédie darwinienne veut qu'on n'y puisse rien.

Jean Prod’hom


Oui



à l'inachevé lorsqu'il ne ronge pas
aux coquelicots
aux petits bonheurs qui faufilent nos jours
au doute de l'adolescent et aux limbes
aux instants qui bordent à gauche et à droite le réveil
aux chemins de dévestiture et aux geais
aux aires d'autoroute
aux entre-saisons
à la mémoire dont je ne sais rien et aux dernières cerises
au silence des muets et aux talus
aux marges généreuses
au chat qui somnole
au livre oublié dans la bibliothèque qu'on lira un jour
à la source qui s'essouffle
aux faux-plats au lézard
à l'eau qui dilate le corps lorsqu'on la boit
aux passeurs aux marges généreuses
aux photos jaunies aux bisses qui scintillent
aux rêves du cancre et du prisonnier
aux portes entrouvertes et aux pattes d'oie
à la sieste de l'ouvrier à l'étang à la tourbe
au travail bientôt terminé au jeudi saint
aux rémissions sans fin et aux bornes oubliées
au baiser volé à l'écho aux lambris délavés
à l'odeur du pain dans le fournil et aux trouées du ciel
à la frontière incertaine entre entre la terre et le ciel la terre et l'eau
à la brume d'octobre d'où sortent des cris d'oiseaux
à la persévérance à la tempérance
aux empreintes du pèlerin dans la boue
à celles du chevreuil dans la neige
à l'ancolie à l'adoration des bergers
au bluet et aux méandres du fleuve
aux fins d'après-midi aux églises vides
à la pénombre au chant du coq
au vent tiède au thé avant le lever du jour
au grain de la molasse

Jean Prod’hom



Dimanche 19 avril 2009



Tandis que que toute morale aristocratique naît d'une affirmation triomphante d'elle-même, la morale des esclaves dès le principe dit "non" à un dehors, à un "autre", à un "non-moi": et ce "non" est son action créatrice.

Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la Morale, 1, X

En renonçant au mode réactif – au oui mais –, par une profession de foi d'abord, par honnêteté ou nécessité ensuite, on se condamne à l'action et à l'exercice de l'assentiment.
Mais peut-on raisonnablement aujourd'hui se livrer au grand oui, celui dont Nietzsche a fait le signe de ralliement des musiciens, des poètes, des hommes libres et solitaires, le oui des voltigeurs? Ne sommes-nous pas les obligés d'une nouvelle donne qui nous invite, sans jamais nous précipiter dans le ressentiment, à nous faire les chantres du petit oui, le oui murmuré, à peine solitaire, le oui sans écho, modeste, le oui qui dure, le oui de la petite métaphore et de l'incomplet, un peu négligé, le oui élémentaire auquel le corps s'abandonne lorsque l'âme projette celui-ci en avant?
Peut-on espérer un traité des petits ouis? de ceux qui qui ponctuent le provisoire continué au sein duquel l'homme est immergé avant même qu'il ne marche?
Sera-t-on à même de donner notre assentiment complet aux petits ouis?

Jean Prod’hom


Ostinato



Le cogito qui fut au XVIIème siècle un immense espoir, une chance, une occasion inouïe – celle de nous éloigner des sensations immédiates afin de les mesurer, prendre de la hauteur pour identifier les objets et leurs contextes, douter enfin des doctrines qui asservissent – demeure aujourd'hui encore une occasion, unique et tragique au regard de l'ambition démesurée de l'homme, l'occasion d'une nouvelle modestie, d'une modestie sans fond.

Jean Prod’hom


Nous sommes pétris de deux substances hétéroclites. L'une, étendue – c'est notre corps – est inféodée à un lieu, à l'heure qu'il est. L'autre, pensante – c'est notre esprit – peut se glisser entre les barreaux du cachot spatio-temporel, revenir dans le passé, se porter dans l'avenir, envisager d'autres endroits, des choses qui ne sont pas encore ou ne sont plus ou qui n'existent pas.

Pierre Bergounioux, Une chambre en Hollande


Nous sommes doubles, faits d’un corps et d’un esprit. le premier est matériel, prisonnier d’une heure - le présent - et d’un lieu (ici, maintenant). Le second, quoique immatériel, n’en est pas moins très réel, puissant et libre. Il peut se transporter ailleurs, revenir dans le passé ou se porter dans l’avenir, imaginer ce qui n’est pas. Tel est le privilège de la pensée. Nous ne sommes pas seuls au monde... Pour faire connaître ce que nous sommes aux autres et pour savoir ce qu’ils pensent, nous nous parlons.

Pierre Bergounioux, Aimer la grammaire


Il a plu aux dieux jaloux de nous assigner la dualité pour partage et la division qui s’ensuit pour destin. Nous avons reçu la vie mais nous nous savons promis à la mort. Nous sommes pétris de deux substances hétéroclites, pourvus d’un corps et munis d’un esprit et celui-ci, lorsqu’il s’éveille, c’est pour constater son essentielle inégalité au monde extérieur et à sa propre intériorité. Nul registre de l’expérience n’échappe à la contradiction qui nous traverse.

Pierre Bergounioux, Couleurs


Si nous pouvons lutter à mort dans le registre symbolique, c'est que nous sommes doubles, ainsi qu'un autre philosophe, français, celui-ci – Descartes – l'a établi au XVIIe siècle, pétris de deux substances: l'une, qu'il qualifie d'étendue, l'autre de pensante. Il s'ensuit que nous pouvons très bien continuer d'exister par corps alors même que ce qui nous qualifie en propre – la pensée de notre être, l'être de notre pensée – a été emporté. Et l'on n'est plus alors qu'un cadavre qui marche.

Pierre Bergounioux, La lutte des consciences dans la littérature


Nous sommes doubles et divisés, engagés dans le monde, agissants, passionnés, émus, agités mais capables, aussi, de recul et de réflexion.

Pierre Bergounioux, La cécité d'Homère

Copier



Nous aurons à reprendre notre copie, ou plutôt à prendre la mesure de cette opération disqualifiée. La copie n'est pas un obstacle à l'originalité mais une de ses conditions. C'est plutôt son déni qui est à l'origine de certaines impasses qui ont conduit l'histoire et la critique à l'accabler de mille maux et de lui dénier quelques incomparables vertus, et principalement celle de lire lentement.

Comme Borges et Pierre Ménard l'ont démontré, la copie est peut-être en son point extrême le lieu de l'interprétation la plus osée. La métaphore la plus risquée, la plus originale, n'est-elle pas en définitive la pâle copie d'elle-même?

Je me souviens d'un chauffeur de bulldozer qui perçait les chemins dans le schiste et le granit de la région de Cros et de Saint-Hippolyte-du-Fort, le long du Vidourle et sous La Fage, en hurlant à tue-tête les fables de la Fontaine apprises à l'école. Les hôtes des Cévennes s'en souviennent encore, les chèvres, les arbres et les hommes, les Gardons, les moutons et les loups.

Il y a copier, copier et puis copier, prendre et reprendre, priser et repriser, écrire et récrire, le Jorat et le Cher, et puis il y a Alain-Fournier et Pierre Bergounioux.

Jean Prod’hom

Personne ne répondit. Nous étions debout tous les trois, le coeur battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l'escalier de la cuisine s'ouvrit: quelqu'un descendit les marches, traversa la cuisine, et se présenta dans l'entrée obscure de la salle à manger. (...)
«Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier. Tu n'y avais donc jamais regardé.»
Il tenait à la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusées déchiquetées courait tout autour; ç'avait dû être le soleil ou la lune au feu d'artifice du Quatorze Juillet.

La cour était déserte encore lorsqu'il descendit. Il fit quelques pas et se trouva comme transporté dans une journée de printemps. Ce fut en effet le matin le plus doux de cet hiver−là. Il faisait du soleil comme aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillée brillait comme humectée de rosée. Dans les arbres, plusieurs petits oiseaux chantaient et de temps à autre une brise tiédie coulait sur le visage du promeneur.

Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes


Les grands romanciers réalistes, quoiqu'ils soient d'abord préoccupés des rapports nouveaux qui s'instaurent entre les hommes, dans la société révolutionnée, à la ville, ne sauraient négliger la couleur du ciel. (...)
La magie de son unique petit roman tient au pouvoir du personnage central, qui est de faire tourner la roue des saisons. Son premier geste, lorsqu'il arrive, en cours d'année, dans l'école de campagne où sa mère l'a mis en pension, est d'explorer les greniers. Il en tire une pièce de feu d'artifice qui avait raté, lors de la Fête nationale, l'allume, dans la cour déserte, et c'est le soleil du 14 Juillet qui monte en tournoyant au ciel gris, crépusculaire, du premier dimanche d'hiver.

Lorsqu'il ouvre les yeux, au matin du deuxième jour, qui va le combler de bonheur et au-delà, il pourrait se croire transporté au printemps. Dans les arbres, les petits oiseaux chantent et, de temps à autre, une brise tiédie coule sur le visage du héros.

Pierre Bergounioux, Une chambre en Hollande

XV



Midi moins un quart! Lorsque j'entre ce matin au café, les sept survivants de la Société de jeunesse année 1920 sont assis à la table des menteurs dans un état d'ivresse avancé, ils boivent au souvenir de leur premier voyage à Cuba il y a cinquante ans et de leurs dix-huit regrettés camarades. Les gaillards qui n'ont pas lésiné sur le petit blanc ont si bien plombé l'ambiance que les habitués se sont discrètement éclipsés.
Le patron décide alors d'utiliser les grands moyens pour récupérer ses fidèles, il ouvre les fenêtres et ferme les volets, il tire ensuite les rideaux avant de monter les chaises sur les tables.
- C'est l'heure! lance-t-il, on ferme!
Sonnent au clocher de l'église voisine les douze coups de midi.
Les six survivants obéissent alors comme des enfants sages, ils se lèvent et vacillent.
- Bonne nuit! bégaient-ils tout en cherchant la sortie.
Ils passent le seuil. On entend dehors la voix du plus réveillé de ces témoins d'un autre temps:
- Tiens donc! c'est la pleine lune!

Jean Prod’hom

Échanges



Dans une séquence d'un film dont je ne me rappelle ni de l'allure ni du propos, pas même du titre, deux intellectuels de haut vol s'entretiennent en sautillant sur un court de tennis, shorts et polos blancs: leur conversation court le solide: Hegel peut-être – la dialectique? celle du maître et de l'esclave? – ou Marx, ou Lénine... quoi qu'il en soit c'est du lourd. L'échange réglé de leurs arguments, cohérent à coup sûr, épouse approximativement le rythme de leurs coups de raquette, il fait pourtant sourire. Le sens de leurs paroles ne suit pas la courbe aérienne de la balle, mais se perd dans les mailles d'un filet invisible.
Chaque chose en son temps, chaque chose en son lieu dit la sagesse populaire, que ce soit sur un court ou dans un salon feutré.
A moins que cette séquence ne démontre que les jeux de balle ne constituent qu'une piètre métaphore de l'échange spirituel: le sens ni ne va ni ne vient.

Ce que je me dis, je le dis à toi en qui je crois reconnaître celui qui pourra donner une existence plus solide à ce que nous pourrions croire ensemble.
Je suis prêt dans le même temps à entendre ce que tu te dis en me le disant, à moi en qui tu crois reconnaître celui qui pourra donner une existence plus solide à ce que nous pourrions croire ensemble.

Ce que je crois comprendre se manifeste, je le parie, dans l'idée que tu peux t'en faire, et les mots que je t'adresse en creusent rétroactivement la possibilité dans ce que tu m'as dit.

Ecrire c'est récrire, ou dire dans le discours de l'autre ce qu'il aurait pu me dire et que j'ai peine à dire.

Le père et le fils, tous deux débutants, jouent au ping-pong dans les caves d'une maison de vacances.
– Qui est le farfelu qui a inventé les indulgences?
– Qui a inventé les cartes Pokemon?

On creuse dans les sous-sols du langage, on y creuse pour faire une place aux images qui nous en viennent, les déplacer à peine pour les voir enfin.
La croyance en une circulation du sens, en sa multiplication et en sa téléologie, en un décollage sans fin, en l'idée même de progrès nous a fait beaucoup de mal en nous faisant espérer l'impossible et réaliser le pire: une immense décharge qui abrite une image, une seule image, une image pure, celle de l'Eden.

Jean Prod’hom

Colonzelle



Chacune a commencé il y a plusieurs jours déjà à se déployer comme un éventail, discrètement, sans qu'on y croie trop, répondant individuellement à un appel dont on préfère en définitive ne rien savoir. Et aujourd'hui midi on ne compte plus les feuilles sans nombre du tilleul, on en rêvait et on l'accepte. Les longues pousses de l'année passée, souples et effrontées, se balancent et s'élancent rouges dans le ciel bleu curie.
La fenêtre est ouverte à l'étage, les passereaux y ont pris leur quartier pour la première fois cette année, le dedans et le dehors ont basculé l'un dans l'autre, on n'attend plus de consolation des tableaux accrochés aux murs, les draps battent des ailes aux étendages de fortune, on fleurit l'intérieur des maisons, la chaise oubliée en novembre sert à nouveau, on a laissé la clef à la porte de l'atelier, les célibataires lisent le journal sur les perrons.
Plus de dedans ni de dehors quelques mois durant, et quand le soir vient, quand les enfants dorment, on espère que le jour se prolonge encore un peu.

Jean Prod’hom

Dimanche 12 avril 2009



Les choses, toutes les choses s'enfonçaient dans le gris et l'indistinct, on en venait même à penser autour de la table qu'il n'y avait plus de saisons, on toussait, les enfants ne voulaient plus sortir, le pneu d'un des trois vélos était crevé, le pédalier du second était déboîté, et puis c'était jour férié.
Seule l'amitié et la ronde des vertus tenaient le monde debout.
On tentait bien avec une réelle bonne volonté d'admirer les pâleurs, celle des labours, celle des jachères, celle des chênaies promises, de la rivière et des terres à l'abandon. On avait beau montrer du doigt les lamentations des ceps, les piquets pourris des clôtures, quelques coquelicots au sang noir et les iris fanés sur les tables de communion, tout le monde au fond retenait son souffle, l'horizon s'était dissimulé en arrière du ciel et de la terre.
Le soleil allait revenir, on croyait le savoir, enfin on l'espérait.
Les nuages ont fui, sans rien laisser derrière eux, avant même le lever du soleil qui a triomphé encore une fois. Et le chant des oiseaux a dégrossi le jour. Et toutes les choses ce lundi-là ont retrouvé alentour leur place, leur nom et leur ombre: les iris, les pousses vert tendre du murier, les fleurs de Judée, les échelles oubliées contre les arbres, le lilas neuf, les éclats d'argent dans le lit du Lez, les feuilles du tilleul luisantes de sucre.
Les plaintes se sont tues, les pêcheurs tôt levés ont scruté du pont près de la boulangerie les eaux généreuses du canal de Testoulas, la roue tournait.
Dans l'après-midi, un homme et une femme étaient étendus dans l'herbe les yeux fermés pas loin du Lez, on entendait un peu plus loin un peu plus haut dans les bois les cris d'enfants qui reconstruisaient le monde.

Jean Prod’hom

Domino



Dans une grande ville du sud
Sur une place une grande femme un petit homme et trois enfants de taille différente
Le soleil bas dans le ciel t'empêche de les photographier
Du haut des escaliers qui conduisent à la margelle d'un puits tu les observes longtemps
Les enfants semblent manger leur glace avec une délicatesse du toucher amusante
Quand le petit homme t'aperçoit la famille s'éloigne et tu détales
La foule s'entrouvre pour te livrer passage et se referme comme un rideau sur ta grosse masse
Je tente de te suivre avec ma jumelle Zeiss
Un mouvement imprévu
Le livre en équilbre jusque-là sur mes genoux chute
J'entends derrière moi une voix amusée
Tiens Blaise Cendrars

Jean Prod’hom

XIV



Ce matin il pleut contre les vitres, je bois un café avec une amie qui habite le bâtiment de la poste, la seule lectrice assidue de mes billets. On parle de tout et de rien, surtout de rien.
– Joli ton petit texte! très sympa! me confie-t-elle soudain.
Cette lectrice bienveillante n'a manifestement pas compris l'intention de mes profondes méditations de la veille. J'essaie alors de me convaincre que ce qu'on écrit contient toujours plus que ce que l'on croit. Mes arguments, excellents au demeurant, ne parviennent pourtant pas à convaincre l'incompris, l'inconsolé que je suis devenu.

Jean Prod’hom


M2



Des sources du Talent, de celles la Corcelette et de la Bressonne, le M2 nous dépose – à peine le temps de s'assoupir – station Délices sur le Chemin de la Ficelle, coulée verte bordée de magnolias en fleurs. A peine un instant et nous voici dans un autre monde, sur la Riviera. Il n'y a désormais plus qu'un pas des moilles et des bioles de Mauvernay, des foyards et des sapins du bois Vuacoz aux ginkgos et aux forsythias du Léman.

Quitter le Haut-Jorat, monter dans le M2 aux Croisettes et rejoindre par beau temps les rives lumineuses du Léman constitue littéralement un ravissement: on quitte le pays des loups et des brigands pour se retrouver l'instant suivant au coeur de celui des chihuahuas et des commerçants.
Le M2 juxtapose miraculeusement deux mondes, deux époques, deux essences de l'homme, le bûcheron et la marchande de glaces, la paysanne et le vendeur de cigarettes, les souliers militaires et les talons hauts, les geais et les canaris. Le métro est un accélérateur, il vous fait glisser d'un coup et sans peine sur la pente qui tenait autrefois le pays des sources secrètes éloigné de celui des rives tapageuses, il met à portée de main de chacun l'imaginaire de l'autre. Ravis!
Du primaire au tertiaire ou du tertiaire au primaire dans la nuit, sans intermédiaire, de l'économie rurale à l'ère postmoderne d'un coup, sans passer par l'ère industrielle, le M2 franchit plusieurs siècles en tous sens, sans orientation - le M2 est un véhicule sans pilote. D'autres ont fait cette expérience avant nous, Londres ou Paris. Mais de l'avoir fait si tard dans une ville de province n'est pas sans leçon: où qu'on soit, c'en est fini de l'anisotropie du temps, du progrès, des promesses des Lumières.

Demeurent toutefois dans le Haut-Jorat, épargnés par les travaux d'Hercule de notre époque, quelques reliquats des siècles passés, des chemins tendus – vy tendant – qui rapprochent et séparent de proche en proche des singularités géographiques interchangeables dans un monde homogène, villages embourbés à la verticale du clocher de leur église, centripètes et centrifuges.
Sur ces chemins bordés de haies s'avancent aujourd'hui encore les pèlerins d'une seule foi, d'Hermenches à Villars-Mendraz, de Corcelles-le-Jorat à Ropraz, de Peney à Villars-Tiercelin: femmes, bûcherons et paysans qui songent chemin faisant au temps qu'il fera demain.

Jean Prod’hom


Psaume



Ce qui ne meurt pas est redoutable. Tremblez devant lui, vous tous, habitants de la terre! écrit le psalmiste.

Mais ne te détourne pas de l'éphémère, murmure la vieille sur son banc: la flaque d'eau, Sauveterre, le vent d'ouest qui couche les herbes folles, la crête de la Montagne de Lure, la porte close de la grange, ceux qui fuient, le chemin poussiéreux, les noms qui disparaissent, les malandrins, l'étang de Gruère, les clochers des églises qui piquent le ciel, la grève de Palerme, le courage des malades, le tracteur dans la remise, les repas sans fin, le charme discret de la bourgeoisie, les tessons, la sieste de l'ouvrier agricole, les terres incultes, un livre ouvert dans une salle vide, les méandres du Doubs, la dignité de l'orphelin, Ferpècle, les côtes de la Bretagne, la pie qui s'envole, les jachères.
Sois bienveillant avec l'éphémère, l'éphémère qui revient, avec le retour des saisons, le sac et le ressac des souvenirs, le chant du coq.

Ephémère, éternel et redoutable.

Jean Prod’hom

Obstination et insouciance



Les habitudes qui l'attendent aux portes du réveil, le guettent et le rejoignent comme les chiens leurs maîtres, sans que ceux-ci aient besoin de faire le moindre signe. Elles lestent ses basques et lui imposent assez vite leur lenteur, leur lourdeur, mais aussi leur simplicité. Il y a un certain enchantement d'ailleurs à se frotter les yeux, certain bientôt de ne pas s'être trompé d'univers, vivant parmi les vivants, d'être du jour et de l'heure lus sur l'horloge. Car il ne se trompe pas, on ne le trompe pas, ce n'est pas faux, ce n'est pas vrai non plus, mais disons que l'apothicaire qui s'obstine n'ira pas sans raison à la vagabonde.
Et si ni les circonstances, ni la fatigue, ni le doute ne le talonnent et ne l'aiguillonnent, s'il ne se résout pas, ne serait-ce qu'un instant, à quitter les puissantes abcisses et ordonnées du jour, si aucune divine surprise ne l'amène à se liquéfier dans l'air, à danser dans les brumes matinales, s'il ne bat pas un instant des ailes, s'il ne prie pas le Dieu absent, que te dira l'intègre, l'indemne, le muet aux portes du sommeil?
Faut-il dès lors se faire le prosélyte de l'insouciance, en prêcher la doctrine pour arracher aux ornières du sérieux quelques morceaux de déraison? Le coeur de notre esprit devrait-il balancer entre le sombre accablement auquel mènent les plans de la prévoyance et l'immanquable déroute à laquelle conduit l'usage des facilités? Non! Choisir l'un ou choisir l'autre ce serait aller vent arrière, tête baissée et yeux fermés comme des bêtes, insouciantes ou obstinées c'est du même.
Ce sont dans les ornières creusées par ses pas que l'obstiné, les poings dans les poches, aperçoit l'eau capricieuse, les étoiles et la blancheur du ciel d'été. C'est alors qu'entre deux labours il s'assied sur une vieille souche gainée de mousse, sourit ou pleure.
Existe-t-il une philosophie pour dire cela, une philosophie grise, grise et brillante, une philosophie du milieu? qui raconterait les reflets de l'insouciance dans les boucles, les creux, les travers, les impensés de la raison? Et qui nous apaiserait? Une philosphie de l'art qui ferait de la flaque dans l'ornière son petit dernier?

Jean Prod’hom

Dimanche 5 avril 2009



L'enfant tire délicatement à gauche puis à droite les rideaux de l'une des fenêtre de sa chambre qui donne sur la place. Il est debout sur son lit et aperçoit l'arrivée des roulottes, ses parents dorment encore. Les curieux s'approchent et se glissent entre les caravanes multicolores, c'est jour de printemps, c'est aussi jour de fête. Pas de bruit dans la chambre sinon le bruissement sur les draps des rêves de l'enfant unique qui a collé son visage à l'un des carreaux de la fenêtre. Des images, les images d'un rêve, Starlight, Fellini, Knie et Jacques Tati. Plus haut le ciel bleu, plus loin le lac d'huile.
On treuille les armatures de fer, on décharge et transporte les praticables, on suspend les toiles, on pend les projecteurs. Ils sont venus de Mongolie, de France, de Suisse, d'Autriche, du Jura. Ils sont habillés de gris, bobs et marcels, ils ont le visage fermé de ceux qui n'ont pas une minute à perdre, la concentration des professionnels d'avant les coups de main, ils parlent toutes les langues.

Pour deux jours, deux heures de fête sous un chapiteau, des artifices en rafale, des rires, des exploits dans la nuit, des lumières, des tromperies, des mensonges. Des couleurs et du feu dans une cloche de toile.

Mais sitôt la dernière représentation terminée, quelques secondes à peine après les derniers applaudissements, le prestidigitateur tire la chevillette et la bobinette cherra. La lumière fait violemment irruption tout en faut de la tente, le voile littéralement se déchire. En quelques minutes la coque du songe s'est refermée, on démonte. Pas de temps à perdre, on roule les toiles en silence, on aligne les tubulures, on ramasse les ordures, tous, artistes, Chinois, Autrichiens, Jurassiens, Canadiens. Demain lundi c'est jour de congé. Moutier mardi et mercredi. Puis Laufon, et ainsi de suite.

Des mères et leurs enfants s'attardent bras ballants sur ce champ de ruines. Quelque chose s'est écroulé. Si vite. Les visages des jongleurs, des ouvriers qui s'affairent et des deux clowns tristes qui se sont moqués du monde tout à l'heure sont fermés comme les battants des fenêtres l'autre matin, dans la chambre de l'enfant.

Jean Prod’hom

XIII



Je suis assis sur le banc au crépuscule, je m'y plais; une chatte blanche vaque un peu plus loin près de la lisière, elle chasse une taupe dans le pré fauché. J'aperçois un homme qui revient du travail. Il sort de son 4x4 et hèle petite voix douce l'animal.
– Minette, minette!
Mais la minette ne lève pas les yeux, il lève alors le bras et fait le geste sans équivoque du dresseur de fauves qui sait se faire obéir. Le chat ne bronche toujours pas et poursuit sa battue. L'homme hurle, une fois, deux fois, rien n'y fait, alors il crache.
Je me lève et m'éclipse. Pas compris.

Jean Prod’hom

Encalminé



Grande ferme de Lombardie à l’heure de la sieste ou carrefour désert dans une petite ville de province, un dimanche. Dans une cour aux grandes allures me parviennent des bruits de vaisselle. Soleil au zénith.
Au fond d’une cuisine à la blancheur de lessivier, un adolescent médite, s’affaire au bord de je ne sais quoi. Il interrompt sa tâche et lève la tête, le patron est absent, il n’a guère de temps à consacrer au visiteur, ses amis l’attendent. Il reprend ses activités, il ne s’est pas éloigné du bord qu’il habite. Lisse et sans rides.
Dehors les bruits du printemps, pépiements et froissements, senteurs et poussières, le temps libre devant.

Jean Prod’hom

(FP) Avec le temps



Contraint chaque jour d’avancer, mais libre en tout temps de revenir sur ses pas, d’où l'obligation de s'y être rendu une première fois pour disposer de la liberté d’y retourner plus tard, revisiter les décharges de marbre à Sienne, errer dans les prés de Bonperrier, longer les haies de Vers-chez les-Rod, se baigner dans l'Orcia, se perdre dans les forêts de la Chapelle-des-Bois, et considérer ces lieux inconnus à nouveaux frais, comme s'ils étaient offerts à mon regard pour la première fois.
Si bien que passant le Col de Lys ou le col de Pierra Perchia je ne sais plus s'il s'agit du premier ou du second, si même j'y suis passé un jour.
Qu'importe! A tout prendre, parie sur la liberté. Parie que tu fus l'hôte de ce col une infinité de fois. (P)

Contraint le jour de notre naissance, mais libre ensuite de remonter aux origines du sentier sur lequel nous avons déjà cheminé aux premiers jours et où les choses se sont accomplies. C'est en repassant le col de Lys pour la seconde fois, en ce lieu où j'ai su la première fois que je l'avais déjà franchi, que j'ai cessé de repousser la liberté, la difficile liberté, la liberté d'accomplir l'accompli en acceptant de retourner là où je ne suis jamais allé.

Ceux qui sont venus avant moi m'ont obligé à accomplir, d'abord et à mon insu, ce que j'accomplirai lorsque mon temps sera venu, ils m'ont enseigné le partage accessoire de la liberté et de l'obligation, ils m'ont appris à composer avec ce qui a été et l'accepter, à dire l'identité du passé et de l'avenir, à distinguer l'accompli de l'inaccompli pour mieux les confondre et deviner par après la grande nouvelle qui ne peut pas se dire.

Jean Prod’hom

Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans feuilles qui cogne la vitre, du côté de la lande. Comme deux passagers dans un bateau à la dérive, ils sont, dans le grand vent d'hiver, deux amants enfermés avec le bonheur.
«Le feu menace de s'éteindre», dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre une bûche dans le coffre.
Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même le bois dans le feu.
Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils restèrent là, debout l'un devant l'autre, étouffés comme par une grande nouvelle qui ne pouvait pas se dire.

Jean Prod’hom

Dimanche 29 mars 2009



Un pré à la teinte indécise tapisse le fond d'une large cuvette à la profondeur réduite, que borde là-bas une bande étroite d'épineux; s'en dégage à mi-hauteur, à peine, un frêne gris et squelettique. On distingue à travers le tricot vieilli de ce petit bois un second pré qui tire sur le jaune lui aussi, ou sur le vert pâle peut-être, et qui monte en pente douce jusqu'à un grand bois sombre, à l'avant-garde duquel s'avancent trois sapins sans chausse, la tête perdue sous de hauts nuages tristes.
Rien à deux pas sinon l'étroit ruban de bitume, et rien au-delà ou presque, un jardin abandonné aux premiers jours de novembre qu'un inutile treillis aux larges mailles entoure. Le clos est adossé à un talus sur le flanc duquel le regard vient buter avant de remonter jusqu'à la lisière et tenter sans succès de s'échapper par-dessus l'épaule des épicéas. Sur la gauche un antique verger, arbres décharnés, lavandes passées, que le propriétaire ne taille plus qu'au hasard des ans qui passent. Manquent les murs en ruine d'un vieux cimetière désaffecté. Pas un bruit, pas un souffle.
Confondus le clos, les bois, les prés, le verger, pièces si peu distinctes qu'elles tendent à désespérer le langage. Les maintient pourtant ensemble et vivantes le voile oublié d'une mariée égarée, une folle tache blanche, tranchante, l'envers d'une clairière, la pièce solitaire du puzzle sans couture de l'hiver.
Le bétail patiente à la Moille-au-Blanc et les quelques ruches de la lisière sommeillent encore un instant avant de mettre le feu à ce papier gris qui traîne à la queue de ce qui n'est déjà plus.

Jean Prod’hom

L'arche de Noé



Les 805 invités dormaient déjà dans les soutes. Se pointèrent alors deux escargots exténués. Manquait le 807ème et dernier couple. Noé patienta une paire d'heures, puis appareilla. À la poupe de l'arche, deux carpes battaient des mains.

Jean Prod’hom
27 mars 2010

XII



Son plus beau souvenir? Avec les copains des Jeunesses campagnardes de son village, lorsqu'ils se sont tiré la bourre sur le Mékong avec des motos-godilles.

Jean Prod’hom

Dimanche 22 mars 2009



J'avais perçu de l’agitation près du poulailler, c'était un verdier fou, retenu prisonnier dans la cage à lapins. Le chat dansait en prélude à la mise à mort que lui dictait son sang. Ni le chat ni l'oiseau ne semblaient capables de résoudre l'énigme qui les avait réunis là et tenus à distance. Ni l'un ni l'autre ne franchiraient les mailles du treillis.
Le chat s'enfuit, les portes du ciel s'ouvrent, le verdier s'y lance.

Ceux que j’ai aperçus lors de leur première virée l'autre matin dans le mélèze, sur la barrière d’acacia ou dans l’air tiédi ont disparu. L'hiver s'est installé à nouveau, giboulées, l'eau cachée dans la neige, les volets qui grincent, les volets qui claquent. Les hommes, les oiseaux et le cortège des saisons ont fait marche arrière.
Où demeurent-ils? Où passent-ils l'hiver. Je les imagine l’oeil clos dans les troènes, immobiles dans les anfractuosités de granit, au pied meuble des mélèzes. Sang froid dit-on! Sentiment d'abandon plutôt, état de déréliction, étanche aux efforts de la raison – j'ai essayé de comprendre en vain.
Dans le jour et la nuit confondues, cachés dans les inégalités de la roche, tapis dans le désordre les haies, d'invisibles oiseaux sans sommeil tiennent en respect nos arrogances, rappellent nos trahisons et notre condition.

Jean Prod’hom

Récursivité partielle



Le naïf et le désespéré, le pain, la paix, la question du mal, le trait, le coq, la béatitude, la taupe, le passe-partout, amonceler, l’horizon et la glèbe, le chaton, l’arrosoir, courir, l’hésitant et l’obstiné, la veille ou l’ivresse, clore, le grégaire, le foutoir, l’idiot, la corrosion ou la conception, tracer, la contemplation, l’histoire, le jardin, le voleur, la lenteur, le vecteur, les merveilles, peaufiner, chiner, les cendres, les pins, l’interrogation, le couac, saper, l’épitaphe, le dégagement ou la glu, incliner, la crête, le geyser, le sourire, esquisser, citer, cintrer, la souris et le charbon, l’hominisation, le parc, l’odieux, le linge ou le bain, graver, repérer, la disposition et la rage, la levure et le senteurs, le réveil bleu, le réveil rose, faner, l’altitude, détecter, la tâche, l'alternative, manger ou succomber, le moindre mal, l'économie, le héros, le commerce, la cuisine, les bourrasques, l'hic et le nunc, le couac, la portée, l'eau, l'obstacle et le bisse, l'ouverture, le sauvage, la fin de la semaine et début du mois, les nombres premiers, enflammer,les bartasses et les grillons, les combles ou l'aurore, la domination, jouer et s'éloigner, le talus et le coquelicot, l'agréable, le lilas, les foins, vendredi, la cave, les victimes, le chèvrefeuille, l'acacia, l'acacia et le chèvrefeuille, et le lilas.

Jean Prod’hom

De sortie



Au passage du bus – à l’entrée de Dugny – un geai lourd bat de l'aile, il s’arrache avec peine et s'envole lourdement, presque à la verticale, il file entre deux vieux pommiers pleins d'arthrose; le bleu de son miroir alaire disparaît derrière les branches recouvertes de lichens, je pense au pic-vert, même allure, qui a pris le même chemin entre deux foyards, la semaine passée dans les contrebas du Biollut. Je pense encore à la buse qui a attendu mon passage toute la semaine sur le plateau de Sainte-Catherine, à tous ces oiseaux entrevus qui se méfient de mes allures sans pour autant bouder tout à fait ma compagnie.
Une bergeronnette sautille un peu plus haut, l’herbe brûlée par la neige se soulève sous ses pas menus et se bombe.
Un merle rentre les épaules à la sortie du hameau et s’éloigne du bord de la route tandis qu’une trentaine de choucas tournent dans le ciel bleu. Dugny est déjà derrière nous.

Jean Prod’hom

Dans le Jorat à vélo



Riau Raubon, Le Cugnieux, La Jaccoude, La Moille Baudin, L'Escargotière, La Montagne du Château, Les Censières, La Moille Saugeon, Le Creux Gadin, La Côte de Mauvernay, Les Vuargnes, Le Chalet à Gobert, Pra Roman, Les Tailles, Sainte-Catherine, La Fruitière, La Crogne, Le Collège, La Goille, Moille Margot, La Plumette, La Brûlée, Les Cullayes, Les Fiauges, Le Bressonne, Les Bossons, La Mellette, Le Bois de Ban.

Jean Prod’hom

XI



Le froissement des pages que l'on tourne, quelques jambes engourdies que des propriétaire mal définis cherchent à démêler sous la table ronde, des coudes qui se heurtent, des soupirs, les miettes des croissants qui traînent comme l'avoine sur le sol de l'écurie, c'est 9 heures. Les quatre solides gaillards, la tête dans le sac, ruminent sagement les nouvelles du jour sans se plaindre une seconde de l'exiguïté des box.

Jean Prod’hom

A la Marjolatte



Feu de bartasses à la Marjolatte, il est midi. Le paysan ramasse ce que l'hiver n'a pas digéré: brindilles légères, morceaux de mémoire, branchettes de lilas, couronnes d’épines. Au coeur du foyer bordé par un ourlet de neige à la couleur indécise, le feu a pris. La formidable odeur se lève et nous enveloppe, les voix oubliées que nous logions dans les blancs de la mémoire esquissent un chant discret, à peine une mélodie tandis que le souffle brûlant des flammes altère les arbres qui sont restés en arrière et l’horizon qui les croise. Le regard se baigne dans le bleu pétrole du ciel qui est descendu dans les ornières où la glace a fondu.
Tout événement n'est qu'un accroît de clarté. L'air froid désemcombre la conscience qui se retire dans quelque recoin, il est vain de résister. Le corps lui-même, poreux, est altéré, il est inutile de se frotter les yeux.
C’est l’heure des grands travaux, le passé et l’avenir sont lavés à grandes eaux, les chemins sont mélangés aux talus, les impasses se lézardent. Où suis-je, ici ou nulle part, je suis ce monde renouvelé lancé sur son erre.

Le feu s'éteint, le soir vient. Et tandis que tu lis pour te réchauffer un roman de gare, ceux qui ne répugnent pas à se pencher sur les papiers calcinés, lisent le texte des braises noires.
Minuit sonne trop tôt, et l'aube déjà.

Jean Prod’hom

Dimanche 15 mars 2009



J'aurais voulu être mortelle, plus souvent mortelle, me confie la vieille femme sur le banc devant sa maison, mais je n'y parviens que rarement. Trop souvent je crains d'être jetée par dessus bord. Je m'accroche alors au peu qui me lie à ce que j'ai été, espérant par là être encore un instant. Je passe en revue le cortège des petites douleurs, des stigmates et des insomnies qu'accompagnent les souvenirs et quelques rêves. Epuisée par la férocité des premières et par le vacarme des seconds, je songe alors à mes enfants qui ferment la marche. Le cortège qui s'éloigne, me lave comme une averse. J'aperçois l'herbe fauchée sur le talus, le coquelicot miraculeusement épargné, le feu âcre des brindilles. Le chat s'assied à mes côtés, je l'entends ronronner et meurs un instant.

Jean Prod’hom

Ente terre et ciel



Dieu pria son fils de s'asseoir à mi-chemin, sur le 807e degré de l'échelle de Jacob, histoire de faire un peu de tirage. Comme chacun le sait, le fils refusa.

Jean Prod’hom
5 mars 2009

Ressentiment



Je n’y crois pas d'abord, mais ce sont bel et bien des moutons, des moutons à l’œil vengeur. Ils défilent là, devant moi, à la queue leu leu et me jettent un regard noir. Ils s'immobilisent un peu plus loin prêts au combat. Je tremble, j’en compte 807. À l’instant même où ils lancent leur charge, je me réveille en nage.

Jean Prod’hom
2 mars 2009

Mille-pattes



Un naturaliste a fait la découverte d’un étrange mille-pattes. La communauté des savants est partagée. Je le dis tout net, un mille-pattes de 808 ou de 806 pattes passe encore, mais de 807, ça jamais !

Jean Prod’hom
18 février 2009

Tiers exclu



L'un tient le frottoir l'autre l'allumette, ensemble ils boutent le feu et aussitôt les injures fusent. De quoi s'agit-il? d'une dispute autour de noisettes sans goût, un feu de paille sur le blog d'un journaliste de la place. A quelles fins? je l'ignore! Pour escamoter comme souvent l'essentiel et interdire une véritable investigation? Vraisemblablement! mais où est donc le modérateur? Les insultes pleuvent, je redoute qu'ils ne se donnent rendez-vous sur la place publique pour un duel dont je devrai immanquablement être le témoin.
C'est sans compter le héros, et je suis ce héros! Je me lance, affûte ma plume que je glisse entre deux répliques. Je déploie, lame fine, mon art de l'esquive pour éviter les coups qui ne cessent de tomber et celui de la diversion pour éloigner les deux sauvages du champ de bataille. Je redouble de finesse, j'y joins la dérision et quelques figures de l'art de la persuasion, bref ce qui se fait de mieux aujourd'hui dans le domaine.
Je joue si fin, si élégamment, si subtilement que ce qui aurait pu figurer dans le meilleur des traités de rhétorique par l'exemple passe totalement inaperçu, les belligérants font comme si je n'existais pas - m'ont-ils seulement lu? – et m'ignorent et de la pire des façons. J'ai beau me consoler en songeant à la leçon qu'ils regretteront un jour, rien n'y fait, je désespère.
Pourtant on ne les entend plus, aurais-je malgré tout réussi mon coup? Comment en être certain? Je veux m'assurer de mon succès, où sont-ils passés? Google m'aide et je les retrouve bataillant de plus belle sur un autre scène ouverte du net. La haine ne les a pas lâchés, les suit et la bile coule à flots. Je souffre, ils se sont débarrassés de moi de la pire des façons, la honte m'étreint. Je rejoins alors, malheureux et défait, le groupe les rétamés du net qu'un ami a fondé sur Facebook. Personne n'est en ligne! Je quitte le clavecin qui m'a permis tout à l'heure de composer la plus belle des musiques, mais qui a fait de moi, une fois encore, l'égal du soldat inconnu.

Jean Prod’hom

Les bourgeons du tilleul



A moins d'avoir pris les précautions nécessaires et de nous y être pris sitôt sortis de l'obscurité, bien avant nos premiers pas et nos premiers mots, quand les choses hésitaient encore à devenir des choses et se refusaient aux châsses sacrées des noms, sachons-le, c'est peine perdue!
Il nous est interdit, qui que nous soyons, de comprendre les choses et les événements que la nécessité sème sans compter ou que les hommes placent intentionnellement sur notre chemin, autrement que l'ont saisi et nous l'ont transmis sans broncher ceux de notre sang, ceux de notre village, de notre quartier, de notre giron.

Et pourtant un peu de vérité nous est livrée à la fin du jour, lorsque notre corps devient poreux et que la raison flotte, un peu avant que ses parois ne libèrent les fines particules de l'âme et que la chouette ne s'envole, quand plus rien vraiment ne vaut la peine.

Avant de s'endormir, l'homme peut alors écarter les faux-semblants, consentir à n'être rien parmi le rien – N'aurais-je pas pu être un autre, le premier venu, aveugle et démuni comme lui? – et deviner lorsque plus aucune lumière ne se glisse sous les volets le fin mot de l'histoire: ce qui s'est imposé à ses yeux n'est en définitive qu'un leurre qui l'a habité tout au long du jour et conduit sans faillir jusqu'à l'horizon, un leurre qu'il doit abandonner dans la paume de Charon, pour se défaire de ce qui l'éloignait de la vérité et entrevoir ce qui n'a pas de nom.

Il convient de ne pas renoncer, de ne pas fermer négligemment les yeux, de ne pas abattre l'un ou l'autre des arbres dont nous sommes les rejetons, de ne pas demeurer de ce côté-ci de l'horizon, de ne pas prendre en otage ceux qui viennent ensuite et qui ne nous doivent rien...

Et ce matin, saisir de ce côté-là les imperceptibles signes, quelques senteurs inouïes sans commune mesure avec celles qui baignent le monde pauvre et convenu que le langage peine à dire, balbutier les nouvelles pousses du tilleul nourries par l'antique souche, les jeunes charmilles, les chèvrefeuilles qui marcottent et les frondaisons qui montent légères dans le ciel mêlant leurs doigts vert pâle aux doigts d'or du jour.

Jean Prod’hom

Joe Brainard



"Je me souviens d'avoir projeté de déchirer la page 48 de tous les livres que j'emprunterais à la bibliothèque publique de Boston mais de m'en être vite lassé." écrit Joe Brainard dans I Remember. Il aurait gagné en persévérance en portant son choix sur la page 807.

Jean Prod’hom
15 février 2009

Dimanche 8 mars 2009



Lili expérimente dans son bain:
- Oh! maman, j'ai mis un sparadrap qui ne sait pas nager!

Lili bricole pour Pâques:
- Tu découperas le chablon.
- Mais maman, c'est un poussin jaune, pas un chat blond.

Lili invente un jeu pour Louise:
- On dit que que j'ai un autotocollant jaune, et s'il est là ou là, toi tu dois le dire!
- Je comprends pas! répond Louise.
- Tu veux que je dise plus fort? ON DIT QUE J'AI UN AUTOCOLLANT JAUNE...

Jean Prod’hom

X



Lorsqu'il entre tout le monde se retourne, l'homme a fière allure, celle d'un James Bond ou d'un Madoff de banlieue, il tient à l'extrémité de son bras tendu quelque chose qui ressemble à un porte-documents qui en impressionne plus d'un.
Mais l'admiration envieuse tombe d'un coup lorsqu'on s'aperçoit que son porte-documents ne contient ni les instructions de Sa Gracieuse Majesté, ni les parts de fonds d'investissements auxquels souscrivent parfois les gros agriculteurs locaux, qu'il s'agit en réalité du tout nouveau Tupperware extra-plat dans lequel s'agitent quelques spaghettis oubliés.

Jean Prod’hom

Le printemps 1



Après une nuit sans sommeil au cours de laquelle, à trois reprises, la mère avait longuement caressé le corps douleur de sa fille pour le désenkyloser et le ramener sur les rives du supportable, il crut deviner, lorsqu'il sortit à l'air libre, devant ou derrière la montagne blanche prête à bondir qui les accompagne à l'orient chaque jour depuis qu'ils sont là, un pays aux allures sombres. Il était son hôte – là ou là-bas, avec les siens tout proches – et s'en désola.
Il désherba la plate-bande une bonne partie de la matinée et fendit du bois pour réchauffer, quelques matins encore, les coeurs impatients des beaux jours. Au pied de la baie vitrée de la véranda, le premier crocus qu'il avait libéré du roncier ouvrait un oeil immense. Il sentait la terre meuble respirer sous ses pieds, la neige fondait et dessinait avec l'herbe qu'elle découvrait les lettres de nombreuses promesses.
L'homme se tourna vers l'orient. Et la montagne prête à bondir qui les accompagne à l'orient chaque jour depuis qu'ils sont là, mi-fauve mi-sauterelle, il la vit s'éloigner sans un regard pour lui. Il se sentit chassé du monde et ébahi par sa beauté, planté là, et là devant lui, sous ses yeux, au plus haut de son évidence, le jour qui n'avait jamais manqué de rien et qui continuera sans lui. Il demeura immobile un instant encore à la lisière du monde, puis se mêla à nouveau aux senteurs du printemps et au murmure de l'eau de la fontaine.

Jean Prod’hom

Le printemps 2



Alors qu'elle taillait les rosiers de son jardin, la vieille femme qu'il alla voir lui confia après qu'il eut tenté en vain de lui raconter sa nuit et sa matinée:
– Sache que le pire a toujours déjà eu lieu et que le déni de cette vérité est pire que le pire. Tu le sais depuis longtemps déjà, ajouta-t-elle. Souviens-toi de cette nuit que tu m'as racontée et au cours de laquelle, assis face à cette table de douanier, tu as songé mettre fin à tes jours? Ce dont tu essaies de me parler a déjà eu lieu cette nuit-là. C'est le déni, reprit-elle après un long silence, c'est le déni qui fait de la réalité du mal et de la souffrance le mal des maux.
L'homme quitta la vieille dame. Il crut comprendre alors que ni lui ni les autres ne parviendraient jamais à leurs fins. Il se mit à regretter Dieu. Un instant seulement, parce qu'il eut la certitude que Dieu n'avait pu aller au bout de son projet, qu'il avait réglé incomplètement la question du mal et de la souffrance. Et que devenue trop embarrassante, il l'avait abandonnée aux hommes en leur livrant son fils.
Pourrai-je dès lors supporter ce que Dieu m'a laissé? Me sera-t-il possible de me soustraire à cet héritage?

Jean Prod’hom

Dimanche 29 février 2009



Sur le chemin du retour, l'homme songea qu'il lui faudrait désormais ménager une demeure à la souffrance qui habite le monde et qu'on lui avait appris à maintenir à l'écart, les yeux fermés. Il décida de lui offrir cette demeure et de lui octroyer chaque jour, chaque semaine, chaque minute qui lui restait à vivre la place qu'elle exigeait, et il conçut le projet de tenir sa promesse.
Il eut à cet instant le sentiment de revivre seul ce que tant d'autres avant lui avaient vécu en groupe, qu'il allait répéter un geste qui avait déjà eu lieu mille fois et qu'il avait exécuté lui-même tout au long de sa vie, mais à son insu.
Sur le chemin qui le ramenait vers les siens, il lui sembla comprendre en outre ce que les hommes complotaient lorsqu'ils se réunissaient dans les rituels étranges, variés, colorés dont on lui avait parlé ou auxquels il avait assisté: ils éloignent, pensa-t-il, – un peu mais pas trop – la souffrance qui nous échoit de par notre condition de mortel, lui ménagent la place dans laquelle ils voudraient tant qu'elle se niche et se taise, une fois pour tout. Le projet de l'éradication totale du mal et de la souffrance qui constitue le coeur de la pensée de l'homme – quand bien même serait-il le seul possible – est cependant un projet vain. Il se souvint d'avoir lu, distraitement, quelques pages de Kierkegaard à ce propos.
Il parvint au chemin qui montait en pente douce jusqu'à la propriété, il aperçut un pic-épeiche rouge sang s'enfuir à la verticale au faîte du chêne, il entendit les poules se réjouir de la terre amollie. Il s'assit sur le banc rouge, regarda la tèche de bois, la vigne, les rosiers et le pommier. Il rentra enfin dans la véranda où il rangea quelques outils. Il s'assit une seconde fois, la tête entre les mains.

Jean Prod’hom

Le printemps 4



L'homme retourna un peu plus tard au jardin, rangea derrière le garage les pelles qui ne serviraient plus jusqu'à l'hiver prochain, tailla le pommier en espalier à côté de la vigne, puis rentra deux brouettes de couéneaux qu'il fendit. Il marcha sur la neige, du hangar à la maison et de la maison au hangar, à plusieurs reprises, ses pas faisaient fondre la neige et accéléraient la venue du printemps.
Lorsqu'il eut refermé la porte de la véranda, il entendit au salon sa petite fille qui jouait au docteur, il remonta dans la chambre, s'approcha du lit sur lequel s'était endormie la mère de ses enfants, s'y assit. Il aperçut sur l'écran des deux fenêtres qui donnaient au sud deux jeunes garçons qui roulaient à bicyclette dans le champ de neige. Malgré les fenêtres fermées, il les entendit rire aux éclats sous le soleil. Il reconnut le rire de son fils
Dans la chambre d'à côté, la fille qui avait tant souffert la veille ne souffrait plus. Le médicament avait chassé l'hôte indésirable qui s'était retiré on ne sait où, comme se retirent les chats dans les recoins des maisons, pelotonnés dans un nid de vieux tissus, les yeux à demi fermés. Elle lisait mot à mot un récit de fantômes. Elle l'ignorait encore mais le saurait bientôt, les fantômes n'habitent pas seulement le livre qu'elle tenait dans les mains, mais chacun des livres qui lui étaient promis et qui l'attendaient dans la bibliothèque.
L'homme s'y rendit sans un bruit. Il s'assit face à cette table qui lui rappelait une autre table, une table sur laquelle il s'était accoudé autrefois, une table de douanier devant laquelle sa vie aurait pu basculer. Il y demeura, la gorge nouée encore par la souffrance de l'enfant.
Le printemps est gros de toutes les saisons.

Jean Prod’hom

IX



Comme toujours il sort le premier du café, il s'immobilise sur le seuil, lève la tête et scrute le ciel comme s'il était aux commandes d'un gros porteur. Il passe distraitement une lingette humide sur la pointe de ses chaussures noires – l'homme est encore souple. Sa femme le suit, elle serre les dents pour empêcher sa bouche dont les lèvres coulent de chaque côté du visage de tomber.
Mais elle revient sur ses pas et se saisit au patère du masque mortuaire derrière lequel ses yeux noirs, qu'on distingue à peine, vont se terrer désormais. Elle ne le retirera plus de la journée.

Jean Prod’hom

Génération spontanée



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Jean Prod’hom

Mité



C'est une sale histoire que je voulais te raconter – mais en aurai-je le temps? –, une histoire dont j'aurais souhaité que-tu--s-isisses-l--fin--v-nt-que --u-ne -- -pench s--ur-ce --ligne-,-c-r-je---i--à-l'in---n--qu'il-- -f-udr--r noncer-à- en--onn-î-re -l -derni r-mo-.-L'-ô-e-indé-ir-ble-gue-- ,-il--'-ppro--e -invi-i-l .-J -'-perçoi--pour--n-,-i-me -f-u-----é-érer,--ur-i--j --e--emp--de ---u--- -dire.--'enn mi-e ---d-n-----p---e,-i--e---à--'--uvre.-Je----v-i--que-----i--rriver-i----m-i---i--ô-?-J'--ur-i--v-----di-p--er-de-q-e-q-e----gn----en--re----------------------p-----n-v------m-------p----m-------------d---'---é------j----'----------------------------------m-------v---g-------j---'---------------é----------'----------------------é-é---------.--------!-----!

Jean Prod’hom

Si la nuit ne revenait pas



Combien d'années encore la nuit assurera-t-elle la solidité de nos jours, nous tous tant que nous sommes, saints et assassins, insomniaques, rêveurs et libertins, enfants et vieillards, femmes épuisées, traîtres et musiciens?

La nuit, je le crains, ne résistera pas, les hommes l'ont dédaignée, ils paieront cher leur forfait, nuit peau de chagrin.

Goûte mon fils, poings fermés ou sur le côté, rêveur, amoureux, debout ou pensif, assoupi, attablé, somnolent ou affaibli, goûte ces nuits qui annoncent les derniers printemps.

Les malfaiteurs ont transgressé la trêve qu'elle nous offrait, la guerre va occuper nos jours et nos nuits, je serai sous terre.

Les hiboux se sont enfuis, les hommes tremblent et le réverbère est demeuré allumé au carrefour, nous prendrons demain la mesure de l'événement, le soleil bientôt ne se couchera plus.

Nous comprendrons, ma foi trop tard, que la nuit éradiquée était le salut du jour, il n'y aura plus de trêve, nous rejoindrons à nouveau le souterrain où nous sommes nés.

Demeurera loin au fond des bois la nuit de la nuit, il y fait froid, avec le tombeau et les arbres les yeux grand ouverts.

Jean Prod’hom

Dimanche 22 février 2009



Bris orphelins, éclairs, cassures, je n’ai aucune ambition de recoller les morceaux. J'en observe soigneusement les bords et le motif pour ne pas succomber à la tentation d’en faire un picassiette. Je les maintiens distincts et éloignés, et vois apparaître les manques énigmatiques qui les séparent, nouveaux bris orphelins, éclairs et cassures.

Jean Prod’hom

VIII



Je ne l'avais jamais vue, mais on chuchotait qu'elle était issue d'une grande famille, qu'elle buvait et qu'elle vivait seule.
Je n'en ai plus douté lorsque je l'ai vu entrer au au café jeudi soir, l'arcade sourcilière entamée et en colère.
- Tu me suis fermé la porte au nez!

Jean Prod’hom

Image de la connaissance



L'enseignant sera, dans les années qui viennent, aux prises avec des difficultés dont il envisage à peine le contour. L'une d'elles se précise toutefois aujourd'hui. Elle concerne la mutation de l'image de la connaissance dans la conscience des jeunes gens. Ils sont nombreux déjà, dans nos écoles, ceux qui croient que la connaissance est déposée dans des encyclopédies numériques mises à leur disposition, dans lesquelles il suffit de puiser ce que listent quelques moteurs de recherche, de le transférer sur un support au bas duquel l'ajout d'un prénom et d'un nom feront de ces simples opérateurs des experts.
Nous aurons donc à distinguer à nouveaux frais le savoir et la connaissance, c'est un fait essentiel. Car si le premier réside bel et bien dans les choses et les livres, la seconde ne se trouve pas hors les sujets vivants.
Cette importante mutation de l'imagerie a fait du chemin et les enseignants sont déjà quelques-uns à s'en être faits les complices, à leur insu peut-être. Dans un article publié par La Provence, Marcel Gauchet répond à Laurent d’Ancona.

En tant qu’instrument technique, Internet est un outil fantastique. Mais à travers lui, se joue une évolution de l’image de la connaissance qui porte beaucoup plus loin. Ce qu’on pourrait appeler une extériorisation du savoir. Il est déposé dans des banques de données, et il suffit de se brancher sur des sources disponibles. C’est pas la peine de se farcir la tête de choses pour lesquelles il suffit d’avoir la clé d’accès. En ce sens-là, Internet donne à ses utilisateurs l’idée qu’ils peuvent tout savoir sans rien savoir.

Marcel Gauchet
Aujourd'hui, le savoir est devenu facultatif",
in La Provence, 3 décembre 2008

Comment ne succomber ni à Charybde ni à Scylla, comment éviter d'être les hérauts d'une image surannée de la connaissance ou, contrits, les cassandres de sa disparition? En résistant et, à coup sûr, en imaginant! L'enseignant aura dans les années qui viennent à mettre sur pied des dispositifs simples, élémentaires, qui obligeront ceux qu'il forme à ne pas recourir à l'Internet et ses banques numériques, inutiles en la matière.
Il aura en effet à réhabiliter la connaissance du particulier que seul un travail hic et nunc permet d'approcher: connaissance de son quartier, rencontre de son voisin, approche du monde. De tout cela, la vie scolaire confinée dans des laboratoires toujours plus sophistiqués et couteux nous en a éloignés. Elle nous en rapprochera peut-être à nouveau, pour peu que nous le souhaitions.
C'est ce que réalisent depuis quelques semaines certains élèves du Mont-sur-Lausanne dans leurs notes journalières...

Histoires de trottinettes
Le grec
Les surdoués: de drôles de zèbres!
Pourquoi le vaccin?
Une nouvelle boulangerie au Mont-sur-Lausanne
L'eau en voie de disparition
Une nouvelle bibliothèque au Mottier

Jean Prod’hom

Double foyer



ELLIPSE Suppression de mots qui seraient nécessaires à la plénitude de la construction, mais que ceux qui sont exprimés font assez entendre pour qu'il ne reste ni obscurité ni incertitude (Fontannier, p. 305).

ELLIPSE Courbe plane fermée dont chaque point est tel que la somme de ses distances à deux points fixes appelés foyers est constante (ROBERT MÉTHODIQUE).

(A. Bailly).

Plus sérieusement: ne pas se caler centripète dans un transat, ni légiférer centrifuge dans les bureaux du prince, mais courir l'orbite en ménageant les deux foyers selon la loi des aires, s'attarder la nuit à l'écart de la gravité des foules, filer plus vite et plus serré le jour lorsque le soleil aiguise le désir.
Rejoindre enfin un matin ou un soir le silence éternel des espaces infinis quatre pieds sous terre.

Jean Prod’hom

Dimanche 15 février 2009



Je termine à l'instant la rédaction des notes que je destine à chacun des vingt-six élèves dont j'ai la charge. A les considérer avec un peu de hauteur, elles peuvent se réduire à la reconnaissance de quelques attitudes.

- Prendre de la hauteur, précisément, c’est-à-dire être en mesure de s'interrompre dans son travail à n'importe quel moment, où qu'on soit et quoi qu’on fasse, lever la tête comme le saint Augustin de Carpaccio et jeter par la fenêtre un long coup d'oeil au monde avant de s'interroger sur la nature et le bien-fondé de la tâche à laquelle on s'est attelé. Pour recadrer nos actions, redimensionner notre effort, redresser les dérives, rappeler le but à atteindre, se réapproprier le sens de l’entreprise, se désinquiéter aussi.
- Cartographier ensuite la problématique, repérer les difficultés et attribuer chaque fois que cela est possible - et ça l'est toujours - un nom à chacune des difficultés rencontrées, les résoudre alors l’une après l’autre. C’est une technique infaillible pour se débarrasser de nos ennemis. (Les trois Horaces et les trois Curiaces l'ont démontré à l'occasion de la guerre entre Rome et Albe-la-Longue. Les Curiaces furent tous les trois blessés rapidement et deux des Horaces tués. La bataille devenait inégale. Le dernier Horace s'enfuit. Les Curiaces blessés se mirent à ses trousses. Mais ceux-ci ne le rattrapèrent pas au même moment si bien que le dernier Horace les tua l'un après l'autre.)
- Honorer la sacro-sainte loi du moindre effort. Il ne sert à rien en effet de naviguer contre le vent, il y a des efforts qui parfois sont sans effet et sans raison. L’homme se fourvoie trop souvent dans l’action.
- Aller de son côté et écouter le bruissement du monde lorsque le groupe obéit aveuglément au principe d'inertie, s'en éloigner mais laisser traîner comme si de rien n'était une oreille pour ne pas être piétiné lorsque le groupe est sur vos talons.
- Enfin, écrit René Char dans les Feuillets d'Hypnos, autant que se peut, ... devenir efficace, pour le but à atteindre mais pas au delà. Au delà est fumée. Où il y a fumée il y a changement.

En prenant encore un peu de hauteur, je me rends compte que ces mots que je destine aux élèves - les attitudes dont je chante les vertus - s'adressent d'abord à moi. Je lève la tête et jette un coup d'oeil par la fenêtre, il fait encore nuit et j'imagine le ciel très haut, le ciel qu'il s'agirait de rejoindre pour demeurer à bonne distance du monde, et le considérer lui et ses hôtes avec un peu de justice.

Jean Prod’hom

Brigitte Kuthy Salvi




En face de la scierie du Moulin, sur la route qui tient à bonne distance Tramelan et Saignelégier, quelques places de parc grignotées sur le pâturage sont mises à la disposition des promeneurs. On rejoint l'étang par un chemin qui se faufile entre quelques piles de bois sur lattes, se creuse ensuite jusqu'à la digue qui retient les eaux. Il faut choisir alors, choisir de virer par l'est ou par l'ouest.
J'en ai fait le tour avec mon père une première fois en 1983, c'était jour de pentecôte. Une seconde fois en 1998, nous allions prendre le train, Sandra et moi, à Tramelan. Une troisième fois au mois de novembre de l'année passée, l'étang était gelé et deux patineurs longeaient prudents la rive ouest de l'étang. Trois fois le ciel était bleu, trois fois le soleil nous portait à rire.
J'y suis retourné il y deux jours, aveugle et muet d'admiration. Brigitte Kuthy Salvi s'y promenait aux côtés de Sonia Zoran à l'occasion de la parution de Double Lumière. A la journaliste qui le savait déjà et à moi qui l'ignorait, Brigitte Kuthy Salvi confiait qu'elle avait perdu la vue à l'âge de quinze ans, un 1er février à 15 heures 30.
Toutes deux avancent sur le sentier qui fait le tour de l'étang de Gruère, elles sont à la recherche d'un ponton, elles tiennent dans leurs mains l'eau mélangée à la tourbe, elles tournent leur visage en direction du soleil, se regardent, elles sont à tour de rôle celle qui voit et celle qui ne voit pas, elles évoquent la nuit, le premier février, la double vue,...
Je les écoute, je suis accoudé sur le plan de travail de la cuisine. Tout le monde dort dans la maison, je ferme les yeux et rejoins celle qui ne les ouvrira plus et celle qui essaie de les fermer. M'entendent-elles? Je vois le ponton, l'eau brune, les patineurs, les piles, mon père, j'entends leurs sourires et me tient debout dans la nuit sans laquelle nous ne vivrions pas.
Tous trois aveugles sur les rives de l'étang de Gruère. Le ciel était bleu, le soleil nous portait à rire et mon coeur est arrivé à la maison.

Jean Prod’hom

Credo



Je crois que je suis et qu'il existe un monde, et que ce monde persévérera dans son être, quand bien même je ne serais pas. Et j'appelle avec d'autres ce monde monde. Et je crois que ce monde recèle quelques beautés qui méritent d'être chantées. Et je sais que tu crois, toi aussi, que ce monde recèle quelques beautés qui méritent d'être chantées.
Tu crois de ton côté que tu es et qu'il existe un monde, et que ce monde persévérera – peut-être – dans son être, quand bien même tu ne serais pas. Quoi qu'il en soit, tu appelles ce monde monde. Tu crois que ce monde recèle quelques beautés qui méritent d'être chantées. Et tu sais que je crois, moi aussi, que ce monde recèle quelques beautés qui méritent d'être chantées.
Nous savons désormais que nous croyons avec force tous les deux que nous sommes et qu'il existe un monde, et que ce monde persévérera – peut-être – dans son être, quand bien même nous n'en serions pas l'un ou l'autre. Nous savons que nous croyons qu'il existe un monde que nous avons appelé monde et nous savons que nous croyons tous les deux qu'il recèle quelques beautés qui méritent d'être chantées.
Tout cela nous le savons, et ce n'est pas rien!

Jean Prod’hom

Dimanche 8 février 2009



Si les armes n'ont pas été déposées en Palestine, les journalistes de nos régions se sont presque tus. Pourquoi l'ombre s'est-elle installée là-bas et y demeure?
Vainqueurs des Turcs en 1917, les Britanniques avaient promis aux Hachémites, qui les avaient soutenus pendant la guerre contre l'empire ottoman, l'établissement d'un royaume arabe après la victoire. Fausse promesse puisqu'en 1916 déjà, à l'occasion de l'accord Sykes-Picot, Français et Britanniques prévoyaient le dépeçage du Moyen-orient compris entre les mers Noire, Rouge, Caspienne, Méditerranée et l'océan Indien.
Le 2 novembre 1917, Arthur James Balfour, le ministre britannique des Affaires Étrangères adresse une lettre ouverte adressée à Lord Lionel Walter Rothschild:
Cher Lord Rothschild,
J'ai le plaisir de vous adresser, au nom du gouvernement de Sa Majesté, la déclaration ci-dessous de sympathie à l'adresse des aspirations sionistes, déclaration soumise au cabinet et approuvée par lui. Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l'établissement en Palestine d'un foyer national pour le peuple juif, et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte ni aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, ni aux droits et au statut politique dont les Juifs jouissent dans tout autre pays.
Je vous serais reconnaissant de bien vouloir porter cette déclaration à la connaissance de la Fédération sioniste.
Que de promesses! Les deux poussées nationales, sioniste et arabe, installées au coeur de la Palestine et dans les calculs des puissances coloniales ne vont pas manquer de s'affronter. Jusques à quand?

Si l'on peut retrouver avec précision les éléments qui ont concouru à la naissance d'un malentendu, il n'est jamais possible d'évaluer l'étendue de ses effets. C'est dire que l'e falso quodlibet des stoïciens trouve son application en dehors du terrain logique: du faux s'ensuit n'importe quoi, le vrai comme le faux, tous les jours.

Les hommes d'Etat se permettent des tours de passe-passe qui conduiraient les parents les plus permissifs à talocher sévèrement leurs enfants qui en feraient usage – ou à consulter dans les plus brefs délais.

Jean Prod’hom

Réduction de l'art



S'affranchir de la morale qui fait si souvent de ceux qui bâtissent des amis des princes, ouvrir les arches aux emmurés de Lascaux aux crustacés, aux centaures, aux vertébrés, à ceux d'avant et à ceux d'après, aux domestiqués, aux chimères, aux sirènes, aux hommes, et révéler leurs secrets.

Viscères et carapaces, cartons et rebuts, débris de la vaisselle du monde, excroissances, tubulures, contenants, rien de ce dont nous sommes faits ne nous sera épargné. Le cheval, l'éléphant, l'autruche, la vache, la grenouille et les autres – en pièces – se dresseront comme au premier jour, c'est-à-dire une deuxième fois: en pièces et sur pied, locataires d'un quasi-monde qui obéit aux lois du nôtre, semblable au nôtre, semblable ou presque: la précarité, la gravitation qui règne sur les graves, le principe d'identité, le travail de l'ombre, les vertus, les dieux, l'existence des tables et des cuvettes, l'attente, la communication, la magie, le tiers exclu, l'incompréhension.

Dans la première mandorle, un éléphant avance tête baissée, bâti de mémoire, la tête dans le sac, bâti de bric, bâti de broc. Le cornac ne cesse de surveiller sa monture, la scène dure une éternité, tous les deux nous tournent le dos.
Dans la seconde Bernardo, il a beau faire face, il a beau nous regarder continûment, jour et nuit, il ne voit rien, pas plus qu'une bête ou une ombre. Bernardo est celui que nous sommes lorsque nous ne sommes rien, Bernardo est un oiseau blessé.
Pris dans ce qu'ils font et ce qu'ils sont, les hommes ignorent ce qu'ils font et ce qu'ils sont. Forclos dans leur mandorle, ils s'offrent à nous, si bien que nous les voyons comme jamais nous ne nous sommes vus. Ils retrouvent un instant leur mystérieux quant-à-soi et témoignent depuis là-bas de ce que nous sommes ici et que nous ignorons.

Voici le monde et ses échafaudages, le monde qui est et le monde comme il s'est fait, le monde et sa représentation, de ce côté-ci et de ce côté-là, les choses et leur milieu, le voyageur et son ombre, la vache et l'oiseau blessé, l'autruche et le chant du coq à midi.

Les commanditaires, disons-le tout de suite, oeuvrent pour la plupart avec d'autres intentions que celles des commandités, minés par d'autres soucis, engagés dans d'autres labours, pris dans d'autres tourmentes que celles de l'esprit: dans la noble guerre de la concurrence.
Depuis plusieurs siècles, les artistes enchaînés à leur ego n'ont que rarement eu affaire avec les seconds concentrés sur leurs rapines, si bien que les uns et les autres, déliés pour le pire, après avoir choisi leurs sujets et leurs niches par exhaustion, se réfugient avec leurs emplettes, les artistes dans leur quartier, les commerciaux dans le leur.
Faire se rencontrer ceux qui s'excluent trop souvent, joindre ce qui se vend avec ce qui n'est que dépense, joindre ce dont la valeur se chiffre avec ce qui est hors de prix, serait-ce donc désormais possible? Ça l'a toujours été! ici et là aujourd'hui, autrefois à Sienne, à Pise, à Florence, dans la Toscane des beaux jours, ailleurs.
Les uns, en effet, n'auraient-ils pas tout intérêt à s'en remettre aux autres pour ne pas réduire les oeuvres des premiers à leur chiffre et celles des seconds à un numéro de catalogue? Les premiers n'auraient-ils pas quelqu'intérêt à abriter les seconds comme le corps qui abrite l'esprit, comme la grotte qui protège l'aurochs, comme le site que l'hôte explore? Quand aux seconds, en démontant et en remontant le monde qu'ils ont sous les yeux et qu'ils comprennent si mal, n'ont-ils pas la chance de toucher terre à nouveau et l'occasion de faire un peu de lumière. Fuir aussi et enfin ce qui se donne comme art, provocatoirement nul, en tant qu'il réverbère la nullité ambiante et l'entropie culturelle mondialisée (Michel Thévoz, Museums.ch, 3, 2008)?
Comment bon dieu vivrions-nous dans un monde qui n'abrite pas sa représentation et son sens?

Pour que le monde nous devienne accessible, il doit s'abymer, c'est la tâche des artistes, des parasites, des hôtes, les nobles hôtes, ceux qui ne demandent rien sinon la couche et le couvert. De leur côté les hommes qui vivent en société se doivent d'abriter ces êtres libres qui ne manqueront pas de leur révéler ce qu'ils sont en soulevant la couette sous laquelle ils se calfeutrent et s'assoupissent.

L'homme livre une image fantasmée de ce qu'il est: fondations de pierres dans des mains de fer, organisation du tonnerre de dieu, activités tous azimuts, chiffres à l'appui, santé par la croissance,... Démonter d'abord, s'installer ensuite dans ses meubles, remonter enfin des éléments de la bâtisse: les montagnes sont moins raides, moins coupantes, moins cassantes, moins solides les fondations, souples et de plumes. L'organisation du tonnerre de dieu est un bricolage d'artisans habiles.
Être d'habiles artisans, échafauder pas à pas – sans feindre un instant l'improvisation – une représentation de ce dans quoi l'homme est et qu'il ne veut ou ne peut voir, hypnotisé qu'il est par l'image délirante de ce que doit être le monde et ses actions dans le monde.

Le commanditaire accueillera le loup dans la bergerie pour que coexistent dans une seule représentation ce que les commanditaires croient voir et ce qu'ils sont incapables d'observer, Au sérieux des images lisses, solides, fantasmées répondent les échafaudages de l'édifice, la légèreté des fondations, la précarité des équilibres.

Seule une confiance aveugle du commanditaire envers le commandité peut lui amener cette plus-value spirituelle dont il a besoin pour se mettre en mouvement et disposer d'un avenir. C'est à la gloire du commanditaire que d'accepter auprès de lui, sans contrepartie, celui qui abyme le monde. Ensemble les commanditaires et les commandités, le roi et le bouffon, l'organisme et le parasite, l'hôte et son hôte, ensemble mais sans concertation, sans négociation. Les commandités n'ont pas à justifier leurs propres actes ni à illustrer et défendre les bonnes intentions des princes.

On aperçoit dans une mandorle la représentation en pièces et sur pied d'un aurochs, un mot aussi, à peine lisible, quelque chose comme un aphorisme calligraphié sur un mur délabré d'une maison à l'abandon: Qui n'a pas vu double n'a rien vu. Nulle explication nulle mention. Tant mieux!
Ni les uns ni les autres n'auront le dernier mot.

Jean Prod’hom

Tout dire



C'est ce à quoi rêve celui qui s'y essaie. Mais écrire suppose de celui qui s'y aventure qu'il renonce à vouloir tout dire dès le premier mot. Son rêve ne s'éteint pas pour autant, bien au contraire, il lui faut désormais creuser dans le peu qu'il énonce les avenues de ce qu'il ne saurait dire.

Chaque mot ménage son silence et l'écriture, quelle que soit son apparence, va cahin-caha, de mot en mot, comme l'enfant qui saute sur les rochers du môle. Un invisible chemin de crête se dessine. Pour tout dire, celui qui s'y essaie n'écrit ni tout ni rien, mais un rien à bonne distance du tout et du rien. Il jette, bien loin devant, le secret espoir de tout dire.

Celui qui écrit est habité par une indéfectible confiance proche de l'innocence, l'innocence du funambule qui a pris la mesure du vide dont il est le laborieux artisan, celle de l'enfant aussi: il traverse à cloche-pied la marelle qui fait tenir ensemble l'aube et le crépuscule.

J'ai reçu l'autre jour le texte d'un tout jeune garçon. Avec une confiance et une tranquillité inouïes pour un enfant de son âge, il jette à gauche et à droite de son récit quelques leurres sur lesquels il ne reviendra pas, il n'en dit rien sinon qu'ils sont là. Ces leurres creusent d'immenses tranchées qui agrandissent démesurément le monde que son récit fonde et qui lestent les événements que celui-ci traverse.
Je lui ai demandé s'il en savait quelque chose. Il m'a avoué, un sourire dans les yeux, je crois mais je ne m'en souviens plus exactement, qu'il n'en savait rien, lui non plus.

Jean Prod’hom

Pierre Bergounioux... et puis un rêve



Nous nous sommes retrouvés au collège une petite dizaine, samedi matin à 10 heures, pour la seconde séance d'information autour de Maîtrise de français et sa grammaire – enseignée quelque temps encore dans le canton de Vaud. Moins tendu que lors de la séance de mercredi passé, j'ai su lever l'essentiel de ce que j'avais projeté. Moins de précipitation donc, moins d'agitation, de confusion...
Il faut dire que pour introduire mon propos j'avais trouvé un allié de poids en la personne de Pierre Bergounioux. Son Ouvrir la grammaire (Nathan, Paris 2002) est une petite merveille dont les avant-propos. introduction, préambule,... méritent le détour.

Ce court traité postule simplement que le lecteur, comme tout homme, en possède la maîtrise pratique. Il voudrait rattacher une discipline perçue comme tristement scolaire à son principe même, à la vie et à sa dimension proprement humaine, celle de son sens. Il n'établit rien que le lecteur (jeune ou moins jeune) ne sache déjà, mais d'un savoir qui fréquemment s'ignore et que les pages suivantes ne font que porter à jour.

Avant-propos

Nous sommes doubles, faits d'un corps et d'un esprit. Le premier est matériel, prisonnier d'une heure – le présent – et d'un lieu (ici, maintenant). Le second, quoique immatériel, n'est est pas moins très réel, puissant et libre. Il peut se transporter ailleurs, revenir dans le passé ou se porter dans l'avenir, imaginer ce qui n'est pas. Tel est le privilège de la pensée. Nous ne sommes pas seuls au monde... Pour faire connaître ce que nous sommes aux autres et pour savoir ce qu'ils pensent, nous nous parlons.

Introduction

En français, huit espèces de mots suffisent à tout dire...
Les deux espèces majeures sont le nom et le verbe parce qu'elles se rapportent aux deux dimensions de notre expérience: l'ESPACE et le TEMPS, qui composent le MONDE.

Morphologie

La parole est, avec le rire, le propre de l'homme. Elle est au coeur de toutes les activités. Elle constitue la principale ressource de nombreuses professions (enseignant. interprète, avocat, psychologue, parlementaire...). Elle peut être tarifée (téléphone). Elle a un PRIX – en temps, en argent, en fatigue – que l'on cherche à réduire. Minimiser le coût linguistique, telle est l'utilité du pronom ...

Le pronom

Et puis j'ai avancé de deux ou trois pas dans le rêve que j'ai fait à la suite de la séance de mercredi passé. Tout d'abord nous nous sommes retrouvés dans la nouvelle bibliothèque, assis ensuite sur de vraies chaises, au profil de violons rouge griotte, face enfin à de vraies tables.
Ce n'est pas tout: on se retrouvera qui voudra le premier samedi matin du mois d'avril, on ouvrira la salle d'informatique, on ouvrira la salle attenante à la bibliothèque, la classe 11,...
Si l'on nous y autorise!

Jean Prod’hom

Éclaircies



De l'opacité chronique qui règne dans les relations entre l'école et ses usagers surgissent parfois des éclaircies qui annoncent des jours meilleurs.
Ainsi hier matin à l'aube, je lis un mail signé par les parents d'un élève – envoyé à 00:44:00 GMT, tous les détails comptent lorsqu'on a besoin de réconfort! – qui m'ont fait le plaisir d'accepter la veille au soir mon invitation à une séance d'information autour de la grammaire et de son enseignement aujourd'hui dans le canton de Vaud, une séance promise il y a quelques semaines déjà à l'occasion d'une réunion de parents.
Ils me remercient en faisant preuve de la gentillesse et de la bienveillance qui concourent si souvent à atténuer les peines et les remords de l'orateur, engendrés par le souvenir de ses imprécisions, de ses précipitations, de ses omissions – il faut s'y faire, les choses sont irréparables.
Au terme de leur message je lis : Votre proposition d’organiser d’autres soirées à thème trouve notre entière adhésion. Cette question du but de l’enseignement, en lien avec la quantification du travail scolaire, nous semblerait un sujet intéressant à débattre…
Je me prends à rêver...
Ce serait un soir de printemps, le mercredi 22 avril ou un matin, le samedi 24 avril, on nous aurait mis à disposition la bibliothèque du collège – qui s'appellerait Chez Nono – on s'assoirait autour d'une vraie table, avec de vraies chaises et on dirait la variété de nos attentes, l'irréductible, le possible, l'impossible, le nécessaire, le souhaitable... On prendrait avant de se quitter un apéritif, il ferait grand beau, les enfants joueraient dans la cour, etc.

Jean Prod’hom

Tu quoque, mi fili



Le père fait entendre au fils ce qu’il est incapable de lui dire et que le fils est dans l’incapacité de comprendre: tu n'es pas seul, et nous sommes deux. Il lui fait entendre ce que celui-ci ne comprendra que plus tard, lorsque il sera mis en demeure de le faire entendre à celui dont il sera le père.
C'est en donnant naissance lui-même à son propre fils que le père ne devient véritablement le fils de son propre père. C’est dire que le père est toujours un peu le fils de son fils, et le fils toujours un peu, mais à son insu, le père de son père.
En devenant celui qui est venu avant, l'homme comprend enfin ce que c’est que de venir après.
La naissance du fils oblige le père à occuper la place que son propre père n’a jamais cessé de lui faire entendre, la place de celui qui vient après, la place seconde qui est aussi celle du premier venu.

Jean Prod’hom

Dégel



DIMANCHE – Nous descendons Arthur et moi sur la route de la Moille Cherry recouverte d'une épaisse couche de neige à laquelle personne ne touchera plus, c'est le lendemain de la fin du monde. Elle déborde sans compter sur les talus, les champs et remonte bien au-delà de l'horizon. Nous sommes les premiers – les derniers? Il neige encore, pas un bruit sinon le ronronnement du moteur que la réalité – ou ce qui en tient lieu – blanche, indécise, transparente absorbe, et quelques mots qui nous échappent, aucune trace.
Pas d'âme à Corcelles sinon celle du réverbère. A Mézières guère plus, une cabine téléphonique porte ouverte d'où le vide s'échappe goutte à goutte, il n'y a plus personne à atteindre, un abri de bus pâle éclairé par des néons poussifs, il n'y a plus personne à rejoindre. L'église entre chien et loup n'ouvrira pas ses portes aux fidèles. Seul vivant parmi les morts un radar, yeux fermés, qui guette la rectiligne qui mène à Ferlens. Quelques voitures roulent au ralenti dans le paysage, d'autres rescapés, égarés comme nous. Je dois parer au plus pressé, le vertige me guette, un vertige qui fait mine de se retirer un bref instant pour mieux s'installer et me précipiter dans un puits sans fond creusé par une nuée d'éphémères qui viennent fondre sans compter sur le pare-brise.
Devant la salle de gymnastique d'Oron, des enfants gris et leurs parents, gris aussi, SDF ou survivants.

LUNDI – Les jours s'allongent au Riau si bien que la lumière, lorsque je quitte la maison pour conduire les enfants à l'arrêt de bus de la Moille Cherry, a colonisé tout le quartier, de la Montagne du Château à la colline de Vucherens. La neige et le froid n'ont rien cédé pourtant, ils insistent dans les champs, aidés par la bise qui a effacé pendant la nuit les traces des rares chevreuils, des lièvres, du renard qui se sont risqués pendant la nuit aux alentours des habitations.
Le suaire, qui a doublé pendant la nuit, fait oublier ce matin les tentatives que le soleil a lancées mollement la veille pour réconforter les hommes dont les humeurs ont été affectées par les excès de janvier. Tout est à recommencer. Ce matin j'ai retrouvé le silence lourd et assourdissant de ce qui est mort.

MARDI
– Pourtant, au pied des haies et aux lisières des bois, là où se réfugie la nuée des moineaux, réside la terre, en surgira bientôt le printemps. Ce n'est pourtant pas encore le dégel, tout au plus sa promesse. La terre rappelle qu'elle n'a pas perdu la partie, elle résiste au pied des hêtres, des sapins blancs des bouleaux, des frênes, des épicéas, elle guigne mêlée aux épines couleur moutarde, elle pousse les racines vers le haut, des mousses fémissent.
J'aime poser le pied sur ces îles, presser la terre qui s'amollit, je sais alors que la fine couche de terre durcie va céder bientôt, que nous n'aurons plus à brasser la neige. C'est dessous que les choses se préparent, la terre chaude et humide s'alanguit, le coeur de la terre ne s'est pas arrêté de battre.
Les moineaux réchauffés piaillaient à tue-tête, je suis rentré par la lisière du Bois Vuacoz.

Jean Prod’hom

Dimanche 1 février 2009



La mère remet à son enfant le langage dès sa naissance, d'un coup tout le langage. Elle lui offre ensuite jour après jour un bout de langue maternelle qui fond dans sa bouche comme une ostie et qui croît comme une mère de vinaigre.

Jean Prod’hom

Ballet



Quelques-uns travaillent solitaires ou par deux, quelques-uns bâillent, l'un est à l’évier et se désaltère, un autre a le visage enfoui dans un livre. Et il y a lui là devant moi qui attire toute mon attention. Le buste bien droit il recopie un texte dans son cahier, il tient une plume dans la main droite à laquelle il fait exécuter un mouvement rapide et vif d'allers et retours somme tout assez commun. Ce qui l'est moins c'est le jeu de la main gauche qui tient un effaceur, et celui qu'elles exécutent toutes deux: un ballet constitué de quelques pas seulement et répétés en boucle.
Avec une dextérité qui déjoue les pièges du trafic, la main gauche de l'élève place vivement l'effaceur entre le pouce et l'index de la main droite au moment où celle-ci a laissé la place au nouveau venu en reléguant la plume entre ce même index et l'annulaire pour l'y bloquer momentanément. La main gauche n'en a pas terminé pour autant puisqu'elle approche aussitôt le pouce et l'index du bouchon qui protège l'extrémité de l'effaceur que lui tend alors la main droite qui est à l'instant au four et au moulin.
Celle-ci dirige la pointe de l'instrument sur le papier puis, par un mouvement analogue à celui que le bec de la plume dessinait tout à l'heure sur le papier, retire ce que celui-ci y a laissé.
L'opération terminée, la main gauche replace le bouchon à l'extrémité de l'effaceur, tenu encore un instant par la main droite, avant que celle-ci ne le remette aux bons soins de la main gauche, chacune des mains se retrouvant alors comme au commencement. Le ballet peut recommencer.

Je m’y rendais chaque année deux ou trois fois, le mercredi après-midi, en serrant dans la main droite une pièce de cinq francs. J’avais à traverser le Valentin et l’avenue Vinet. Je n'attendais pas longtemps. Il m'invitait d’un geste vif à m'asseoir après avoir glissé un tiroir sous le coussin de cuir du fauteuil. Il ressemblait à Steve Warson, cheveux roux, en brosse, menton carré, je l'admirais, on ne se parlait guère. Il jetait dans les airs une cape blanche qui retombait au ralenti sur mes épaules. Je regardais alors dans le miroir, pendant une bonne vingtaine de minutes, l'habile danse qu'exécutaient la paire de ciseaux que faisait cliqueter en continu le prestidigitateur au-dessus de ma tête et le peigne qui virevoltait d'une main à l'autre.

Ecrire, effacer, danser, couper, coiffer, virevolter, c'est tout un.

Jean Prod’hom

VII



En repassant ce matin le seuil du café, j'ai le sentiment de revenir sur le lieu du crime. Je pense à cette petite fille dont j'ai écrasé les doigts il y a une semaine en refermant la porte d'entrée. Pourvu qu'elle n'aboie pas!

Jean Prod’hom

Histoire de l'art 6



Mode Depesche, la compagnie Elca, Sleek magazine, fanzine Sonntagsfreuden, Local Studies,... on ne saurait terminer avec Geoffrey Cottenceau et Romain Rousset sans évoquer les entreprises avec lequelles ils travaillent, sans mentionner les commanditaires auxquels ils sont liés pour le meilleur. Des commanditaires, disons-le tout de suite, qui oeuvrent pour la plupart avec d'autres intentions que celles des commandités, minés par d'autres soucis, engagés dans d'autres labours, pris dans d'autres tourmentes que celles de l'esprit: dans la noble guerre de la concurrence.
Depuis plusieurs siècles, les artistes enchaînés à leur ego n'ont que rarement eu affaire avec les seconds concentrés sur leurs rapines, si bien que les uns et les autres, déliés pour le pire, après avoir choisi leurs sujets et leurs niches par exhaustion, se réfugient avec leurs emplettes, les artistes dans leur quartier, les commerciaux dans le leur.
Faire se rencontrer ceux qui s'excluent trop souvent, joindre ce qui se vend avec ce qui n'est que dépense, joindre ce dont la valeur se chiffre avec ce qui est hors de prix, serait-ce donc désormais possible? Ça l'a toujours été! ici et là aujourd'hui, autrefois à Sienne, à Pise, à Florence, dans la Toscane des beaux jours, ailleurs.
Les uns, en effet, n'auraient-ils pas tout intérêt à s'en remettre aux autres pour ne pas réduire les oeuvres des premiers à leur chiffre et celles des seconds à un numéro de catalogue? Les premiers n'auraient-ils pas quelqu'intérêt à abriter les seconds comme le corps qui abrite l'esprit, comme la grotte qui protège l'aurochs, comme le site que l'hôte explore? Quand aux seconds, en démontant et en remontant le monde qu'ils ont sous les yeux et qu'ils comprennent si mal, n'ont-ils pas la chance de toucher terre à nouveau et l'occasion de faire un peu de lumière. Fuir aussi et enfin ce qui se donne comme art, provocatoirement nul, en tant qu'il réverbère la nullité ambiante et l'entropie culturelle mondialisée (Michel Thévoz, Museums.ch, 3, 2008)?
Comment bon dieu vivrions-nous dans un monde qui n'abrite pas sa représentation et son sens?

Pour que le monde nous devienne accessible, il doit s'abymer, c'est la tâche de ses hôtes. Et Geoffrey Cottenceau et Romain Rousset sont de cette espèce, de nobles hôtes qui ne demandent rien sinon la couche et le couvert. De leur côté les entreprises qui veulent fructifier se doivent d'abriter ces êtres libres qui ne manqueront pas de leur révéler ce qu'elles sont en soulevant la couette sous laquelle elles se calfeutrent et s'assoupissent.

La contribution de Geoffrey Cottenceau et Romain Rousset au Rapport annuel 2007 d'ELCA – une société informatique de services – applique à la lettre ce programme. Lorsque cette société leur ouvre les portes, c'est avec une image fantasmée de l'entreprise qu'ils ont affaire: fondations de pierres dans des mains de fer, organisation du tonnerre de dieu, activités tous azimuts, chiffres à l'appui, santé par la croissance,... Ils démontent d'abord, s'installent ensuite dans leurs meubles, remontent enfin des éléments de la bâtisse: les montagnes sont moins raides, moins coupantes, moins cassantes, moins solides les fondations, souples et de plumes. L'organisation du tonnerre de dieu est un bricolage d'artisans habiles.
Geoffrey Cottenceau et Romain Rousset sont eux aussi d'habiles artisans, ils échafaudent pas à pas – sans feindre un instant l'improvisation – une représentation de ce que ni les entrepreneurs ni leurs clients ne veulent ou peuvent voir, hypnotisés qu'ils sont par l'image délirante de ce que doit être le monde et leurs actions dans le monde.
C'est dire que le commanditaire accueille le loup dans la bergerie. Coexistent désormais dans une seule représentation ce que les commanditaires croient voir et ce qu'ils sont incapables d'observer, Au sérieux des images lisses, solides, fantasmées répondent les échafaudages de l'édifice, la légèreté des fondations, la précarité des équilibres.

Seule une confiance aveugle du commanditaire envers le commandité peut lui amener cette plus-value spirituelle dont il a besoin pour se mettre en mouvement et disposer d'un avenir. C'est à la gloire du commanditaire que d'accepter auprès de lui, sans contrepartie, celui qui abyme le monde. Ensemble les commanditaires et les commandités, le roi et le bouffon, l'organisme et le parasite, l'hôte et son hôte, ensemble mais sans concertation, sans négociation. Les commandités n'ont pas à justifier leurs propres actes ni à illustrer et défendre les bonnes intentions des princes.

On aperçoit dans une mandorle la représentation en pièces et sur pied d'un aurochs, un mot aussi, à peine lisible, quelque chose comme un aphorisme calligraphié sur un mur délabré d'une maison à l'abandon: Qui n'a pas vu double n'a rien vu. Nulle explication nulle mention. Tant mieux!
Ni les uns ni les autres n'auront le dernier mot.

Jean Prod’hom

Histoire de l'art 5



Affranchis de la morale qui fait si souvent de ceux qui bâtissent des amis des princes, Geoffrey Cottenceau et Romain Rousset ont ouvert leurs arches aux emmurés de Lascaux aux crustacés, aux centaures, aux vertébrés, à ceux d'avant et à ceux d'après, aux domestiqués, aux chimères, aux sirènes, aux hommes, et révélé leurs secrets.
Leur bestiaire dérange d'abord, viscères et carapaces, cartons et rebuts, débris de la vaisselle du monde, excroissances, tubulures, contenants, rien de ce dont nous sommes faits ne nous est épargné. Puis le cheval, l'éléphant, l'autruche, la vache, la grenouille et les autres – en pièces – se dressent comme au premier jour, c'est-à-dire une deuxième fois: en pièces et sur pied, locataires d'un quasi-monde qui obéit aux lois du nôtre, semblable au nôtre, semblable ou presque: la précarité, la gravitation qui règne sur les graves, le principe d'identité, le travail de l'ombre, les vertus, les dieux, l'existence des tables et des cuvettes, l'attente, la communication, la magie, le tiers exclu, l'incompréhension.

Un éléphant avance tête baissée, bâti de mémoire, la tête dans le sac, bâti de bric, bâti de broc. Le cornac ne cesse de surveiller sa monture, la scène dure, tous les deux nous tournent le dos.
Bernardo de son côté a beau faire face, il a beau nous regarder continûment, jour et nuit, il ne voit rien, pas plus qu'une bête ou une ombre. Bernardo est celui que nous sommes lorsque nous ne sommes rien, Bernardo est un oiseau blessé.
Le cornac et sa monture, le cavalier et la sienne, Bill & Co, Jeannette et Igor, tous les autres, pris dans ce qu'ils font et ce qu'ils sont, ignorent ce qu'ils font et ce qu'ils sont comme nous ignorons ce que nous sommes et ce que nous faisons. Forclos dans leur mandorle, ils s'offrent à nous, si bien que nous les voyons comme jamais nous ne nous sommes vus. Ils retrouvent un instant leur mystérieux quant-à-soi et témoignent depuis là-bas de ce que nous sommes ici et que nous ignorons.

Voici le monde et ses échafaudages, le monde qui est et le monde comme il s'est fait, le monde et sa représentation, de ce côté-ci et de ce côté-là, les choses et leur milieu, le voyageur et son ombre, Romain et le cornac, Geoffrey et Bernardo, la vache et l'oiseau blessé, l'autruche et le chant du coq à midi.

Jean Prod’hom

Dimanche 25 janvier 2009



Il veut le plus gros morceau le grand à Edgar, être le dernier couché, il veut de l'argent, il veut ce que les autres ont, il ne s'étonne pas du fait que l'autre manque de tout, et lorsqu'on lui propose d'en tirer les conséquences, de quitter la maison et de se rendre dans le monde pour raffler la mise ou faire les 400 coups, il tremble: il y a trop de choses qu'il ne connaît pas.
– Je veux rester avec vous, qu'il dit, nous grossirons ensemble et nous absorberons tout, gardez-moi! on remplira nos armoires et nos buffets, les livres de souvenirs. C'est seulement lorsqu'il n'y aura plus rien à craindre hors nos murs, que tout sera dans nos meubles, que je vous quitterai et rejoindrai le monde, un monde vide et sans danger.

Jean Prod’hom

Histoire de l'art 4



Il fallait faire voir à nouveau les aurochs, les chevaux, les licornes et les cerfs, relégués deux fois dans la nuit de Lascaux par des hommes devenus aveugles. C'est à cette tâche que se sont attelés Geoffrey Cottenceau et Romain Rousset.

Enfant, je croyais que l'édification de la cathédrale de Lausanne n'était pas achevée et que le maître d'oeuvre des travaux en cours était un certain Monsieur Belet. Je l'ai cru jusqu'à ce qu'on m'apprenne que le nom de Belet, écrit en lettres jaunes et capitales sur de larges pancartes bleues fixées à des tubulures d'argent, désignait en réalité une entreprise d'échafaudages sur lesquels des tailleurs de pierres sciaient des blocs de molasse frais pour les substituer aux blocs de molasse mités. Les travaux ont duré plus de 20 ans. Je sais aujourd'hui que l'enfant que j'étais avait vu juste: nos cathédrales sont vivantes.

Pour exciter l'étonnement, il faut enlever les échafaudages lorsque la maison est construite conseillait Nietzsche en 1878 à ceux qui bâtissent (Le Voyageur et son ombre, §335). Il poursuit:
Le parfait est censé ne s'être pas fait. – Nous sommes habitués, en face de toute chose parfaite, à ne pas poser le problème de sa formation: mais à jouir du présent, comme s'il avait surgi du sol par un coup de magie. Vraisemblablement, nous sommes là encore sous l'influence d'un antique sentiment mythologique. Nous subissons presque encore la même impression (par exemple devant un temple grec comme celui de Paestum) que si un beau matin, un dieu avait, en se jouant, bâti sa demeure de ces blocs énormes: ou plutôt, que si une âme avait soudain pénétré par enchantement dans une pierre et voulait maintenant parler par son entreprise. L'artiste sait que son oeuvre n'aura son plein effet que si elle éveille la croyance à une improvisation, à une miraculeuse soudaineté de production, et ainsi l'aide volontiers à cette illusion et introduit dans l'art ces éléments d'inquétude enthousiaste, de désordre aux tâtonnements d'aveugle, de rêve qui cesse au commencement de la création, comme un moyen de tromper, pour disposer l'âme du spectateur ou de l'auditeur en sorte qu'elle croie au jaillissement soudain du parfait. La science de l'art doit, comme il s'entend de soi, contredire de la façon la plus expresse cette illusion, et démontrer les conclusions erronées et les mauvaises habitudes de l'intelligence, grâce auxquelles elle tombe dans les filets de l'artiste (Humain trop humain, §145).

A l'époque de la peinture pariétale, balayait-on tous les soirs à 17 heures les sols peu pratiques de Lascaux? Ravalait-on tous les dix ans ses murs? Lascaux est un chantier sans fin comme le monde une création continuée. On n'aurait jamais dû fermer Lascaux!

Nietzsche ajoute:
En outre: tout ce qui est fini, parfait excite l'étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne ne peut voir dans l'oeuvre de l'artiste comment elle s'est faite; c'est son avantage, car partout où l'on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. L'art achevé de l'expression écarte toute idée de devenir; il s'impose tyranniquement comme une perfection actuelle. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l'expression qui passent pour géniaux, et non les hommes de sciences. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu'un enfantillage de la raison (Humain trop humain, §162).

Nietzsche ouvre, avec d'autres, une autre époque de l'art.

Jean Prod’hom

Abelcet ère



Anatoxal bibag chophytol
drossadin endoxan florinef
glucosum havrix isoket

josacine kendural lupidon
menjugate nebivolol octagam
poliorix quiétiline rabipur

sérocytol tryptizol unilarm
vivotif wellvone xylonor
zymafluor zymafluor zymafluor

Jean Prod’hom

Bilan



Sans le trait assuré des ornières, sans les lisières dont je me suis servi comme d’une main courante, sans l’éclat des cloches qui rameutent au loin les fidèles, le cri du coq, sans les tessons qui battent la mesure, sans les morceaux d’herbe et de blé qui habillent la terre, l’odeur du bois qui brûle, sans la grange aux portes entrouvertes, sans les regrets qui exaucent, serais-je demeuré vivant?
Je tremble toutefois de ne jamais parvenir au repos, de ne me satisfaire ni du soleil ni de l’ombre, de ne pouvoir retenir le fugace, je tremble lorsque le chemin disparaît derrière la crête, je tremble de rien, je tremble de tout, je suis sur la bonne voie, sur un chemin qui n’a ni commencement ni fin.

Jean Prod’hom

Dimanche 18 janvier 2009



Le soleil qui se cache depuis une petite éternité se serait-il imposé que je ne l'aurais pas remarqué.
Depuis quelques jours en effet pèse sur ma tête un couvercle dont je suis incapable d'alléger la pression. J'ai beau faire, mais j'ai tant à faire que le tas imaginé des choses à faire ne se réduit pas: j'enchaîne donc les tâches. Mais avant même d'en terminer avec celle qui m'occupe – sans même lever les yeux – j'en aperçois des légions qui viennent de partout, qui attendent et s'impatientent aux quatre coins de mes journées. Je suis à la presse, je ne vois pas le bout, tout reste à faire. Je désespère gouverné par le sentiment que je ne parviendrai pas à prendre l'altitude nécessaire et accéder à la paix qui nous échoit lorsque les choses pour lesquelles on s'est engagé ne sont plus à faire. Incapable de prendre une sage décision, je m'obstine avec la certitude sacrilège que je vais réussir là où Sisyphe a échoué.
Je sais pourtant qu'un rien pourrait réorienter mes efforts et faire revenir le soleil. Je sais également qu'il n'y a qu'une différence minime entre l'homme botté de plomb coiffé d'un couvercle et l'homme à la tête nue qui surfe sur une assiette. Je m'interdis pourtant ce second sacrilège qui consisterait à forcer le passage de l'un à l'autre.
Je travaille donc, mets à jour ce qui encombre mon bureau. Honnête je ne glisse rien sous le tapis. Il me faut simplement patienter, quelques jours encore – jusqu'au printemps? Je profite de tous les moments qui m'éloignent un instant de ce petit calvaire ordinaire pour respirer, faire du feu dans le poêle, remplir la machine à laver la vaisselle, préparer une salade, rouler jusqu'au Mont, écrire ces notes, jouer avec les enfants, regarder les actualités, dormir...
Je soupire et sourit, mine de rien j'ai abattu un gros travail, il est 21 heures 30 et je vais me coucher. Pour être en forme demain matin lorsque je rejoindrai l'atelier de Sisyphe.

Jean Prod’hom

Histoire de l'art 3



A qui s'adresse l'homme lorsque il lève les paupières? Je n'aperçois aucun mouvement sur ses lèvres et pourtant, je le sais et je m'en souviens, il n'est pas seul.
Personne n'a décrit à ma connaissance la nature étrange du discours que les hommes tiennent à l'aube. La nature de ce discours ne s'y prête pas, il s'interrompt et part en fumée à l'instant même où l'on tente de le passer au feu du langage, sa teneur demeure insaisissables, en deça de toute articulation linguistique. Situer sa source et sa destination est au-delà de notre raison puisque l'une et l'autre, séparées par trois fois rien – à peine une césure, moins qu'un respiration – se confondent.

Chaque matin au réveil, avant de rejoindre la communauté de ceux qui parlent, nous nous arrachons au gouffre insensé de l'immédiat pour assurer notre survie en installant dans et par un rituel fruste la matrice essentielle de nos échanges prochains. Je ne sais rien des origines de ce qui se présente comme une double voix, à peine perceptible, je la sais aux sources de ma représentation du monde.

A l'aube, l'un souffle – dedans ou dehors je ne le sais – quelque chose comme une bouffée de sens. Avant même que celle-ci ne se dépose ou se mêle à ce qui l'entoure, l'autre qui m'habite lance une seconde bouffée. Toutes deux ne tardent pas à s'enchevêtrer pour laisser place à une troisième. Les bouffées se succèdent à une cadence qui surprend. C'est ainsi que l'on s'installe aux lisières du jour.

Le sens prend au commencement l'allure du delta du Pô, mille voies d'eau issues d'une même source pour la naissance d'un lac immobile. Le monde surgit là, à peine monde, visage peut-être, creusé par le chant d'une double voix. Survient l'autre, né comme moi dans un delta, tout s'arrête, les cloches sonnent, c'est la fin des laudes, les rôles sont répartis, on distribue les tours et les gains. Nous entrons dans le temps partagé du monde, chacun son tour, toi puis moi.

Comment saisir le monde qui se lève sans lever les paupières avant lui et souffler les braises de la nuit? Demain à l'aurore, à nouveau l'un et l'autre, rappelé par le chant du coq au milieu du chemin, ils peindront les aurochs, les chevaux, les licornes et les cerfs qui ont fui Lascaux.

Jean Prod’hom

Catéchisme au collège Archimède



Nous rappellerons chaque jour à nos élèves que la loi du moindre effort est une loi sacrée dont l'application obligée conduit chacun d'entre nous à l'allègement de son fardeau ou à l'augmentation de ses peines. Rien ne se fera sans elle ni sur les pentes du mal ni sur celles du bien, foi de charbonnier.

Tu ne cesseras pas de chercher des raccourcis pour rapprocher les fins, des martingales pour faire fortune, des remèdes pour abréger les souffrances. Tu étudieras pour éviter de devoir répéter l'ensemble des expériences de l'humanité et pour pointer présent au bout du temps. Tu iras à l'école pour quitter ta famille en un temps raisonnable. Peut-être n'aimeras-tu qu'une femme? Tu obéiras servilement, comme tout le monde, à la loi du moindre effort.
Mais tu apprendras la contrepartie de cette loi: son application aveugle et immédiate mène aux enfers, celui qui cède à ses séductions sans honorer les conditions de son exercice est condamné aux travaux forcés, Sisyphe ou charbonnier. En souhaitant trop vite n'avoir rien à faire, tu te retrouveras au premier rang le matin à transporter le charbon; le soir, noir de suie, tu marcheras seul et fourbu dans l'air glacial de l'hiver. Tu prendras conscience alors que son application heureuse nécessite des efforts immenses. Cette loi n'équivaut pas à l'abandon de l'effort, mais à son culte.
En définitive tu veilleras à ne pas perdre de vue une ou deux choses que tes parents t'ont chargé de remettre à tes enfants: quelques sous, de l'amour et des lumières.
Regarde l'homme de pierre dans la cour, c'est l'inventeur du levier, oisif aujourd'hui, il a su, grosse tête et corps chétif, déplacer des montagnes.

Jean Prod’hom

Kezaco



Les notes, celles qui précèdent et celles qui suivent, sont rédigées du côté de Corcelles-le-Jorat. Elles constituent un contrepoint à ce que je crois distinguer, vois, entends, à la maison ou ailleurs, au café, dans les cours d'école, en classe ou sur le blog que les élèves de la classe 11 tiennent quotidiennement. Si j'ai décidé de placer là ces réflexions, des réflexions tièdes, rédigées dans l'immédiat après-coup, c'est avec une triple intention, celle d'abord de fournir quelques images de l'autre scène, toute proche, mais un peu différente de celle dans laquelle les institutions – famille, école,... – plongent nos enfants et que nous avons tous connue un jour. Dans l'intention aussi de rompre une solitude et de proposer à ceux qui s'y intéressent, enseignants, amis ou parents, les traces sans queue ni tête d'une vie et d'un métier, dont nous aurions tort de nous plaindre mais qui sont, comme l'a dit un observateur attentif des transferts, tout simplement impossibles. Avec le secret espoir enfin de tracer quelque chose comme un chemin de crête.

Jean Prod’hom

V



J'avais tout juste deux ans et déjà il alignait respectueusement les nombreux livres de la bibliothèque familiale en direction de la Bibliothèque nationale; à peine une année plus tard il dévorait tout Jules Verne. J'avais cinq ans et il relisait de Journal de Kafka qu'un ami de sa mère lui avait offert, j'étais précoce. Quand on lui a offert la correspondance de Flaubert, je n'avais pas encore fêté mon huitième anniversaire et je lisais en fin d'après-midi sur la moquette du salon. Il en avait quinze, seize peut-être, alors que je rêvais avec Sylvain et Sylvette au fond du jardin, j'aimais le courage du premier et la bienveillance de la seconde. Il en avait trente bon poids tandis que je m'endormais en compagnie de Oui-Oui.
Nous nous sommes croisés par une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert...

Jean Prod’hom

Courage citoyen!



La tête rongée dedans par les allées et venues d'une armée de rhinovirus et dehors par le brouillard qui ne se lève pas, il n'en suffit pas plus pour que je sois amené à penser que je vais vivre quelques jours encore – dans des souffrances qui m'épargnent évidemment moins qu'un autre – avant de mourir, tout simplement. Je ne vois plus aucune autre issue, c'est irrémédiable.
La réalité indubitable de mes sensations m'apparaît avec l'évidence du rêve si bien que ma conscience, qui ne va pas au-delà du constat qu'il n'existe pas plus de raisons que mes souffrances s'interrompent que de raisons qu'elles n'aient commencé un jour – et je n'en vois aucune –, est incapable de rivaliser avec ce qu'elle aurait pu considérer comme la conclusion erronée d'un raisonnement miné par la contradiction. J'attends donc la mort. Hôte de parasites indésirables je suis réduit à n'être qu'un champ de bataille, je perds le peu de sagesse que je croyais avoir acquise, je décline et je rage.
– C'est certainement un petit refroidissement, me rassurent quelques collègues.
Ces consolations, nées de la bienveillante bienveillance de l'homme et qui auraient dû me convaincre que je n'en ai pas fini encore avec la vie, résonnent comme des condoléances et me précipitent au contraire plus loin dans le désespoir en m'avertissant que ce mal qui a envahi mon cerveau et ronge mes facultés n'est qu'une faible image des maux qui auraient pu et peuvent encore me menacer.
En désespoir de cause je m'informe. Ces rhinovirus appartiennent à la famille des picornaviridae qui sont à l'origine du rhume banal. Mais ce que j'apprends ensuite me fait trembler: ils peuvent être aussi à l'origine de la méningite. Pire! selon un professeur dont j'ignore évidemment tout mais qui s'y connaît à coup sûr, les picornavirus auraient des effets destructeurs sur les cellules de l'hippocampe, sans lequel je n'apprendrais ni ne mémoriserais rien. Mon état est donc plus grave que je ne le pensais, mon refroidissement, comme ils disent, pourrait entamer le peu de raison qui me reste, il est temps que je me batte pour que je m'en sorte. Car si on doit accepter de mourir, il n'est pas élégant de mourir n'importe comment. Je n'ai plus une minute à perdre.
Il y a quelques raisons désormais que je sorte vivant de cette épreuve.

Jean Prod’hom

IV



Nés là un matin de printemps, à côté du café ou derrière le battoir, ils arpentent d’un pas décidé, le dimanche à l’aube, les bois de fayards et de sapins. Les cloches de l’église du village leur rappellent qu’ils sont nés pour rester. Cinquième ou sixième d’une famille de huit ou neuf, ils ont pour seule tâche de laisser le pays comme on le leur a laissé. Ils ramassent alors, sans arrière-pensée, ce que ceux qui ne font que passer ont abandonné le long du chemin. Amateurs de framboises qu’ils tiennent dans leurs mains puissantes, ils passent eux aussi, leurs yeux brillent, ils ont le sourire des anges.

Jean Prod’hom

Dimanche 11 janvier 2009



Certains viennent à l'école à contre coeur, fatigués, ils n'appartiennent plus tout à fait au monde que l'institution leur propose. Grands déjà, ils ont comme abandonné l'enfance qui décidément les ennuie. Ils se savent plus à l'aise dans les affaires, des affaires de toutes espèces: coeur, argent, bons coups, ambitions, appartenance, alliance et exclusion en tête. L'école leur tombe des mains comme les livres d'enfants.
D'autres sourient, se saisissent de tout ce qui traîne, histoires, bruits, mondes, ficelles, images, livres,... quels qu'ils soient. Tout est bon, ils recyclent à tour de bras et sourient à journée faite, ils se baignent comme Porculus dans la bonne boue, si douce de l'enfance.
Et puis les autres qui hésitent à mi-chemin.
Emerveillé je l'ai été mardi passé lorsqu'une élève d'une douzaine d'années a lu aux vingt camarades qui l'entouraient un livre pour les tout petits:
Elle lit consciencieuse chacune des pages de ce récit, sa voix sourit, elle rayonne. A droite en bas, elle baisse la voix puis s'interrompt un long instant avant de poursuivre au verso, lève les yeux, nous regarde comme si nous avions gardé près de nous ce qui était autrefois en nous, retourne le livre comme un morceau de verre, pour nous faire voir les images jaunes, vertes et bleues qu'elle a goûtées peu avant et qu'elle nous offre. Ses yeux rient aux éclats de la surprise qu'elle nous fait.
A chaque double page le rituel reprend, chaque fois on entend quelques rires dans l'assistance: les rires cristallins du temps des jeux et de l'ignorance, et les rires éloignés de ceux qui savent. Elle ne dédaigne aucun d'eux, ni les fronts lisses ni les fronts creusés par la méditation, le calcul et l'esprit de sérieux.
J'aurais aimé que la lecture de ce livre se prolongeât.

Jean Prod’hom

Histoire de l'art 2



Aurochs, chevaux, licornes, cerfs,... relégués deux fois dans la nuit de Lascaux.

"Que meure avec moi le mystère qui est écrit sur la peau des tigres" confie Tzinacán, le mage de la pyramide de Qaholom à José Luis Borges, après de longues années passées dans les ténèbres d'une prison à apprendre l'ordre et la disposition des taches du félin.

Et là-haut, mille oiseaux en formation qui fendent le ciel, ils ne voient ni leurs ailes ni le coin qui s'enfonce dans les nuages. Eux, le jour, la nuit c'est tout un. Il a été donné à l'homme seul de distinguer l'eau, le ciel et la terre, sans qu'il n'en récolte autre chose que des peines et le regret continu de n'être né ni oiseau ni tigre ni aurochs.

Lorsqu'il voit double, l'animal perd la faible raison qui le conduit tout au long de sa vie, sans jamais accéder à une vision d'un type supérieur, il est vraisemblablement ivre. La double fermentation du vin n'offre pas la double vue, il n'en va pas autrement pour l'homme.

Celui qui a pleuré à l'aube lorsqu'il a vu un passereau blessé au bord du talus, près du coquelicot, celui qui a levé ses yeux égarés, à midi, lorsque le chant du coq déchire la campagne déserte et rappelle l'homme à son destin, se promettent d'y voir plus clair un jour et de faire la lumière sur ce qui est. Se succèdent silencieux les matins et le bonheur tremblant de l'immédiat.

Qui n'a pas vu double n'a rien vu,
mais qui est assuré d'avoir vu double? Le sens des aphorismes calligraphiés sur les murs des maisons à l'abandon reprennent vie chaque matin. On peut demeurer engoncé toute une vie dans l'immédiat avec le sentiment pourtant d'avoir vu double.

Le monde naît d'une berlüe, celle de l'avoir vu double, d'abord de ce côté-ci ensuite de ce côté-là. Deux mondes ou deux ombres. Ne le contrarie pas! S'il perd son unité, s'il perd un peu de la lumière, de la hauteur et de la profondeur que l'homme lui prête pour mieux s'en débarrasser, il retrouve le silence d'où il provient, un silence qu'il te demande non seulement d'accepter mais dont tu devras témoigner. Si tu le veux vivant, ne tente pas de réunir le monde que tu as vu double, laisse le silence faire son oeuvre, c'est à lui que revient la tâche de sertir ce qui est séparé et de lui offrir un instant l'apparence de l'unité. Sommes-nous encore dans la clairière ou déjà dans le bois? Les choses perdent leur contour, les lisières se troublent, il est temps d'à peine faufiler le bois avec la clairière. Les grands travaux peuvent commencer, le temps et les moyens nous sont comptés.

Jean Prod’hom

Dans un petit carré de lumière



Autour de midi en hiver, lorsque le soleil vient frapper les lucarnes de nos greniers, des nuées de mouches dont on ignore les lieux de retraite – ou de nidification – font leur apparition sur le mode de la génération spontanée. Elles frottent bruyamment et sans discontinuer leurs ailes contre le verre réchauffé. Personne n'a été en mesure de déterminer précisément l'instant de leur réveil. Elles s'agitent, ivres d'abord elles volettent en tous sens. Epuisées enfin elles rejoignent en chute libre les lames du plancher, grésillent par à-coups plusieurs minutes, elles brûlent leurs dernières forces. Un dernier coup d'ailes, un dernier coup de pattes, elles meurent enfin serrées dans un petit carré de lumière.

Un collègue m'avertit qu'il a retrouvé dans l'une des poches de son ordinateur des photos égarées et qu'il les a fait parvenir à un ancien élève, aujourd'hui en formation professionnelle, qui les lui demande depuis plusieurs semaines déjà.
Le jour même de cet envoi, un e-mail de cet élève m'avertit de la publication dans son album, sur Facebook, d'une photo. Elle met en scène sur les rives du lac Majeur les cinquante acteurs de ce festin sportif. Sous la photo leurs prénoms et leurs noms, détenteurs pour la plupart d'un compte sur Facebook. Je m'y reconnais.
Il aura suffi de quelques secondes à peine pour que le premier des cinquante disparus envoie un message de condoléances. Les bougies s'allument. Et dans les heures qui suivent affluent les messages de la diaspora.
Le feu dure quelques jours, puis les disparus disparaissent, le livre se referme, les bougies s'éteignent. Diaspora.

Fin août 1985 sur la rive gauche de l'Ardèche, au-dessus de Viviers où nous avons dormi. Nous marchons toute la journée et c'est le crépuscule. S'offre alors un spectacle qu'il est difficile d'imaginer: d'innombrables fragments blanchâtres d'une matière indéterminée, déchiquetée et nervée, tournoient tout autour et saturent l'espace. On n'y voit plus rien, ce sont des éphémères. Le ballet dure un instant, dix minutes peut-être, et la nuit tombe.
Au matin, les rives de l'Ardèche sont recouvertes d'un épais suaire à la couleur indécise, détrempé, poisseux: le décor d'un film d'épouvante.

Jean Prod’hom

Rathvel



Enfoncé dans sa cagoule et son bonnet, les yeux fuyants, il a l'allure et la voix sans fond du possédé. Il est seul et glisse sur les pentes du Gros Niremont à Rathvel, de haut en bas et de bas en haut, la raison s'égare à moins. Tiré par l'une des barres d'un T, il ne semble pas à mes côtés, comme s'il avait laissé la plus grande partie de lui-même à la Verrerie où il vit et le solde à La Tour-de-Peilz où il exerce le métier de serrurier. Je me sens tout petit à ses côtés, presque rien: un presque rien à côté d'un absent.
Il me parle alors de ce lieu où il est né il y a une quarantaine d'années et qu'il n'a pas quitté: La Verrerie issue, m'apprend-il, de la fusion de Grattavache, du Crêt et de Progens. Ces noms sacrés qu'ils prononcent réveillent le possédé qui sort de lui-même. Il ne s'arrête plus et, par cercles concentriques, étend sa domination sur le monde. Il égrène les neuf communes du district de la Veveyse et celles qui ont disparu au coeur de la fusion : Attalens, Semsales, Bossonnens, Châtel-Saint-Denis, Granges, La Verrerie – Le Crêt, Grattavache, Progens –, Le Flon – Bouloz, Pont, et Porsel –, Remaufens, Saint-Martin – Besencens, Fiaugères. Le poème terminé il se tait. Quelques mètres encore avant le carrousel des T et on se quitte.
Ces noms font rêver: Besencens, Fiaugères, Grattavache... et la Verrerie, qui abrite un possédé. En moins de huit minutes, ce possédé aura fait d'un presque rien un connaisseur et un inconditionnel de l'un des sept districts du Canton de Fribourg. J'irai visiter la Verrerie.

Jean Prod’hom

Dimanche 4 janvier 2009



Les Israéliens sont entrés dimanche matin en file indienne dans la bande de Gaza. Les soldats du Hamas et de Tsahal, au nom de tous ceux qui n'en peuvent plus, au nom de tous ceux qui souhaitent la paix font la guerre. Mais ceux de Sderot comme ceux de Gaza ne se leurrent pas, ils connaissent, j'en suis sûr, l'horreur des jours qui viennent.
Ici c'est la rentrée, on a fêté Noël, le gué de l'an neuf, la neige, le gui aussi, à quelques heures de vol seulement du Dôme du Rocher, de l'église du Saint-Sépulcre et du mur des Lamentations.
Hier matin donc j'ai parlé aux élèves de septième année de la naissance d'Israël à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, j'ai dit les conditions de vie précaire des Palestiniens à Gaza, l'artillerie lourde de Tsahal, la peur des habitants de Sderot. J'ai dit le peu que je croyais savoir, les roquettes acheminées par d'impensables galeries creusées sous la frontière égyptienne et envoyées dans le ciel si souvent bleu du Neguev. Bref le malheur qui s'éternise au sud-est de l'Europe.
Je demande aux élèves de schématiser dans leur cahier le bassin méditerranéen, d'indiquer Suez, Gibraltar et le Bosphore qui désenclavent ce sans quoi la mer au milieu des terres ne serait qu'une marre nauséabonde. J'esquisse les limites d'Israël, hésite sur ses deux capitales qui n'en sont pas; je balbutie le statut de la Palestine reconnue par certains ignorée par d'autres, ... le désert du Neguev qui pénètre au nord-est de l'Afrique comme un coin, la Cisjordanie, Gaza et la bande de Gaza.
Il est bientôt 11 heures 15, l'heure de nous quitter. En me faufilant entre les tables, je regarde leurs cahiers; sur quelques-uns je distingue le dessin de quelque chose comme une larme qui coule sur la joue dodue de l'Europe, je me retourne et aperçois alors sur le tableau noir mon propre dessin: Israël pleure Gaza.
Des drapeaux il en faudra pour enterrer les morts et éponger les larmes des survivants. Le tableau est décidément sombre.

Jean Prod’hom

Un, deux, trois,...



Autour d’un feu de bois, des pâtres, vieilles fringues, et le fils fêtent; ça s’ébruite, effet boeuf.
Six bonzes de Santa Cruz et de Fez forcent les ruses d’un prince de glaise.
C’était le premier rite: coquilles d’oeuf, belles saintes, lents parfums, les adieux, la croix, et toi, je crois, près de l’âtre.

Jean Prod’hom

III



Il avance déguisé mais c’est un homme droit. Il transpire la suffisance mais c’est un homme honnête. S’il ne va pas au travail il en revient, c’est un homme propre, un homme du pays, il s’appelle Jean-Rémy.
Inodore et incolore Jean-Rémy aime les haies, sa femme et les petits fruits. Il vend sans compter ce qu’il achète. Jean-Rémy a l’entrain des cendres, c’est un Suisse, un Suisse aux couleurs délavées, un Suisse obstiné, inébranlable, aussi inébranlable que la bêtise lorsqu’elle est assise sur l’horizon.
Les effets de sa fréquentation sont comparables aux effets que produit sur l’âme un voyage automobile, un interminable voyage automobile.

Jean Prod’hom

Histoire de l'art 1



A peine lisible, quelque chose comme un aphorisme calligraphié, il y a longtemps déjà, sur un mur délabré d'une maison à l'abandon: Qui n'a pas vu double n'a rien vu. Nulle explication nulle mention. Tant mieux!

A l'instant même où nous cessons d'être l'auteur de ce que nous avons écrit, où nous nous dégageons, à peine un instant, de ce que nous avons fait, à l'instant même où nous cessons d'en être le dépositaire, nous commençons à voir double: les choses enfouies naguère dans les plis de la conscience immédiate s'installent à mi-chemin de ce que nous étions et de ce que nous serons, au milieu.
Les choses dites, peintes, écrites, les choses représentées retrouvent un instant leur mystérieux quant-à-soi et le monde, à nouveau habité par des réalités qu'un autre nommera à son tour, s'élargit. Il y a place désormais pour un avenir de l'art.

Jean Prod’hom