Michel Serres sera absent |1980-1981

C’est La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce qui m’aura conduit à l’oeuvre de Michel Serres ; c’était l’hiver 1980 et je préparais un examen sur les livres I et II du De rerum natura. J’ai enchaîné avec la lecture des Hermès avant de me régaler avec celle du Parasite.
L’année suivante (1980-1981), j’ai suivi les cours d’histoire des sciences qu’il donnait à la Sorbonne. Ils avaient lieu, si je me souviens bien, le samedi matin de dix heures à midi. Je me rendais à Paris la veille, dormais dans le 11e chez Darius P et Daniel S. Et je repartais le dimanche pour Lausanne.
Le premier jour de cours de la rentrée universitaire, je n’ai rencontré personne au fond du couloir du rez-de-chaussée ( ?) de la Sorbonne, mais un papier punaisé sur la porte close de l’auditoire, qui avertissait celui qui ne l’aurait pas été, que Michel Serres serait absent.

Si le philosophe avait mis il y a peu un point final à la série des Hermès, Le Passage du Nord-ouest hantait encore, à l’évidence, ses propos et son emploi du temps. La semaine suivante en effet, le philosophe raconta à ses auditeurs médusés son séjour de la semaine précédente dans le Nord-ouest du Canada. Il commenta pendant une heure et demie, de la voix, du corps et de la main, la pente quasi-nulle du Yukon et du Mackenzie. Je n’étais cette fois pas venu pour rien.

A plus d’une reprise je me suis retrouvé au cours de cette année-là devant ce même panneau indiquant l’absence du philosophe. J’en ai profité, Paris m’a déniaisé. C’est également pendant cette année que j’ai renoncé à déposer un sujet de thèse, mon éducation n’était décidément pas compatible avec ce train de vie.

Cela ne m’a pas empêché de poursuivre la lecture de Michel Serres : Genèse et Détachement, Rome surtout, le livre des fondations, qui m’a conduit en 1983 à l’oeuvre immense de René Girard. J’ai lu ensuite, mais moins systématiquement les parutions de cet historien des sciences qui a su composer avec les voix de son temps. Avec admiration mais avec moins d’entrain.

J’espère qu’on a n’a pas oublié samedi passé, de ressortir et de punaiser le panneau sur la porte de l’auditoire de la Sorbonne d’où il s’est si souvent échappé, pour indiquer à celui qui n’aurait pas été averti que Michel Serres serait absent. Pour la dernière fois.

Jardin

Riau Graubon / 17 heures

Au terme de la finale de tennis à Melbourne, Roger Federer embrasse la coupe qui lui est remise ; il n’embrasse pas qu’une seule fois ce corps inerte, comme d’autres l’ont fait avant lui, souhaitant ainsi toucher une fois des lèvres le visage glacé et clos des morts, mais il l’embrasse à plusieurs reprises, presque fougueusement ; il la tient serrée contre son coeur, puis l’approche une nouvelle fois de son visage, l’embrasse encore, encore, jusqu’à ce qu’il s’avise de son égarement et s’interrompe en grimaçant. J’ai cru un instant qu’il allait la jeter par terre.
Un seul baiser sur la joue froide et cireuse d’un mort devrait suffire à ne jamais vouloir recommencer. Qui l’a fait une fois s’en souvient toute sa vie.

Je passe quelques heures dans l’enceinte de l’abbaye de Hauterive, il fait beau ; Pierre-Yves bataille avec les taupes qui mettent en danger les jeunes fruitiers ; plus loin des chèvres mâchouillent le foin glissé sous leur abri. Je détaille les poteaux, pannes, chevrons et voliges de l’appentis qui, recouvert de tuiles plates, offrira en été un peu d’ombre aux visiteurs. Sur le mur auquel l’appentis s’adossera demeure l’empreinte laissée par une vigne vierge et, sans corps, les pousses printanières s’accrochent au vieux crépi. Tout autour du bâtiment principal, les grands arbres ont été abattus et laissent la place à de jeunes pommiers, poiriers, cerisiers, griottiers, pruniers.

Pierre-Alain Meier, Adieu l’Afrique, 2017

Abbaye d’Hauterive

17 heures / Posieux

Promenade sur les falaises qui dominent l’abbaye : boum, boum boum, boum. Je ne comprendrai que plus tard, au retour : sur la rive gauche de la Sarine deux hommes bottés, le fusil à l’épaule et un chien mouillé à leur pied : sangliers et chevreuils qu’ils me disent, c’est fini ; bientôt ce sera les renards dont il nous faudra brader les peaux. On guette le ciel depuis ce matin, trop de bise, on n’a pas tiré grand chose. Ils me conduisent un peu plus loin derrière la souche d’un hêtre abattu où les deux hommes ont placé leur butin : deux colverts, plumes vertes, bec jaune, plumes bleues, à côté d’un panneau sur lequel on peut lire Zone de silence de Hauterive.