Silence



Au terme d’une analyse du texte de S paru avant-hier sur le blog11, qui raconte l’héroïsme ordinaire de cinq adolescentes, je prends conscience à près de midi que le clapotis qui agite l’estomac des élèves est sur le point de submerger mes commentaires comme une marée d’équinoxe. La déception guette. Je comprends même qu’il y a urgence et qu’il me faut faire vite quelques chose si je ne veux pas que la demi-heure qui nous reste ne passe dès à présent au bilan des pertes.
Je me tais donc séance tenante. Dans ces circonstances, le silence est un opérateur redoutable: j’aperçois les élèves redresser le buste, les sourcils se lever. Je maintiens l’instant à bonne hauteur pendant un temps qui apparaît à certains comme l’image exacte de l’éternité. Il me faut une pincée de courage et beaucoup d’obstination – ce n’est pas si simple de suspendre nos actes lorsque quelque chose se défait et laisser, encalminés dans le pot-au-noir, la main au silence.
Je tiens donc le coup et complète leur stupeur en les obligeant à disposer sur le champ de la liberté pour réaliser, seul ou avec d’autres, quelque chose qui trouve son sens dans ce qu’on vient de voir. Je me retire ensuite du devant de la scène, m’assieds derrière mon bureau et boutique.
Leur stupeur double d’intensité et le silence d’épaisseur avant que tout ne bascule de leur côté. Il ne faudra en effet que quelques secondes pour qu’un premier groupe s’agrège, puis un second. Tous les élèves, debout ou assis au coin d’une table, parlent, négocient, rient, proposent…
Un élève interrompt la rumeur, irrépressible, qui gonfle.
– Monsieur, on a le droit de …
Je l’interromps avant qu’il ne termine, craignant que la réponse circonstanciée qu’il attend ouvre la voie à mille autres questions du même acabit – je sais l’affaire – et entame leur liberté.
– Désormais, sachez-le, je réponds par un oui à toutes vos questions!
L’oeil encoquiné de certains m’avertit que je ne perds rien pour attendre et que je pourrai regretter ma réponse. Je ne bronche pas si bien qu’ils reprennent leur commerce et leurs négociations.
La demi-heure a passé dans la colonne des gains et a ouvert un imprévisible horizon. J’entends alors un clapotis, c’est mon estomac qui m’appelle à d’autres réjouissances, il est midi.

Jean Prod’hom