DIMANCHE – Nous descendons Arthur et moi sur la route de la Moille Cherry recouverte d’une épaisse couche de neige à laquelle personne ne touchera plus, c’est le lendemain de la fin du monde. Elle déborde sans compter sur les talus, les champs et remonte bien au-delà de l’horizon. Nous sommes les premiers – les derniers? Il neige encore, pas un bruit sinon le ronronnement du moteur que la réalité – ou ce qui en tient lieu – blanche, indécise, transparente absorbe, et quelques mots qui nous échappent, aucune trace.
Pas d’âme à Corcelles sinon celle du réverbère. A Mézières guère plus, une cabine téléphonique porte ouverte d’où le vide s’échappe goutte à goutte, il n’y a plus personne à atteindre, un abri de bus pâle éclairé par des néons poussifs, il n’y a plus personne à rejoindre. L’église entre chien et loup n’ouvrira pas ses portes aux fidèles. Seul vivant parmi les morts un radar, yeux fermés, qui guette la rectiligne qui mène à Ferlens. Quelques voitures roulent au ralenti dans le paysage, d’autres rescapés, égarés comme nous. Je dois parer au plus pressé, le vertige me guette, un vertige qui fait mine de se retirer un bref instant pour mieux s’installer et me précipiter dans un puits sans fond creusé par une nuée d’éphémères qui viennent fondre sans compter sur le pare-brise.
Devant la salle de gymnastique d’Oron, des enfants gris et leurs parents, gris aussi, SDF ou survivants.
LUNDI – Les jours s’allongent au Riau si bien que la lumière, lorsque je quitte la maison pour conduire les enfants à l’arrêt de bus de la Moille Cherry, a colonisé tout le quartier, de la Montagne du Château à la colline de Vucherens. La neige et le froid n’ont rien cédé pourtant, ils insistent dans les champs, aidés par la bise qui a effacé pendant la nuit les traces des rares chevreuils, des lièvres, du renard qui se sont risqués pendant la nuit aux alentours des habitations.
Le suaire, qui a doublé pendant la nuit, fait oublier ce matin les tentatives que le soleil a lancées mollement la veille pour réconforter les hommes dont les humeurs ont été affectées par les excès de janvier. Tout est à recommencer. Ce matin j’ai retrouvé le silence lourd et assourdissant de ce qui est mort.
MARDI – Pourtant, au pied des haies et aux lisières des bois, là où se réfugie la nuée des moineaux, réside la terre, en surgira bientôt le printemps. Ce n’est pourtant pas encore le dégel, tout au plus sa promesse. La terre rappelle qu’elle n’a pas perdu la partie, elle résiste au pied des hêtres, des sapins blancs des bouleaux, des frênes, des épicéas, elle guigne mêlée aux épines couleur moutarde, elle pousse les racines vers le haut, des mousses fémissent.
J’aime poser le pied sur ces îles, presser la terre qui s’amollit, je sais alors que la fine couche de terre durcie va céder bientôt, que nous n’aurons plus à brasser la neige. C’est dessous que les choses se préparent, la terre chaude et humide s’alanguit, le coeur de la terre ne s’est pas arrêté de battre.
Les moineaux réchauffés piaillaient à tue-tête, je suis rentré par la lisière du Bois Vuacoz.
Jean Prod’hom