L’épisode de fin d’automne commencé hier s’interrompt cet après-midi et le soleil revient. Croque un pruneau. Les enfants reprennent les habitude d’avant les vacances, réveil tardif, préparation du déjeuner, une heure de travail et désoeuvrement. J’aide Louise à préparer une dictée, Sandra aide Lili à identifier les déterminants, Arthur rédige seul son premier rapport de physique. Je regarde ensuite les images que Jean Malaurie a rapportées de l’Arctique en 1969, des images d’hommes, de femmes et d’enfants bataillant avec les forces de la nature pour préserver collectivement ce qui fait tenir debout le monde. On entend le battement du coeur de la terre, le coeur des Inuit – dont l’espérance de vie ne dépassait pas 22 ans pour les femmes et 25 pour les hommes –, le coeur des renards et des ours, le coeur des morses.
John Franklin (1786-1847) à la recherche d’une mer polaire ouverte, Adolf Erik Nordenskjöld (1832-1901) qui initie la route maritime du nord sibérien, Roald Amundsen (1872-1928) qui ouvre finalement le passage du nord-ouest canadien en 1905, Robert Edwin Peary (1856-1920) qui apporte les preuves de l’insularité du Groenland, Frederick Albert Cook (1865-1940) bataillant pour atteindre le premier le pôle nord géographique, Knud Rasmussen (1879-1933), de sang inuit, l’Ecossais John Ross (1777-1856) et tant d’autres explorateurs qui ont précédé de peu les compagnies pétrolières ont ouvert la voie à l’exploitation. L’engagement de Jean Malaurie, ses avertissements n’ont pas suffi, reste l’instruction, il cite Condorcert :
Deux classes ont presque partout exercé sur le peuple un empire dont l’instruction seule peut le préserver, ce sont les gens de loi et les prêtres ; les uns s’emparent de sa conscience, les autres de ses affaires. Mais y croit-il vraiment ?
Et le sens caché de cette saga millénaire, inouïe, effrayante même, en Sibérie, au Canada, au Groenland, en Alaska disparaît sous les déchets qu’engendre la course aveugle au progrès.
Nous nous éloignons toujours plus de la terre. En 1951 déjà, l’armée américaine implante au Groenland, à Thulé, en pleine guerre froide, une gigantesque base militaire. Ils déplacent ses habitants, brûlent leurs igloos. En 1968, un bombardier de U.S. Air Force s’écrase tout près de là avec 4 bombes H, l’une se trouve encore au fond de l’océan.
Jean Malaurie se plaît aujourd’hui à joindre sa voix à celle du poverello et son Cantique des créatures, pour le Soleil notre grand frère, pour notre sœur la Lune et pour les Etoiles, pour notre frère le Vent, et pour l’air et pour les nuages, pour le ciel paisible et pour tous les temps, pour notre sœur l’Eau, pour notre frère le Feu, pour notre mère la Terre, les fruits et les herbes, et les fleurs de toutes les couleurs, pour notre sœur la Mort que personne ne peut éviter. Mais cette prière suffira-t-elle à ne pas faire de nous des zombies ?
Pendant ce temps Sandra a nettoyé le poulailler et promené Oscar, elle a fait quelques lessives. On équeute ensemble des haricots dans le jardin.
C’est dans la nuit qu’on fera notre dernière escapade, la lune s’est levée sur la chaîne des Vanils.
Jean Prod’hom