Oberaargau

P1110711

On part du Riau dans la nuit, les filles se blotissent dans la 807 sous la couette qu’elles ont emportée. Je somnole tandis que Sandra conduit, ouvre les yeux trois fois : j’aperçois près d’Avenches des coulées de sang, rouge, rose, orange, violet, mêlées à un peu de gouache qui a coagulé, elles recouvrent au nord-est une large bande de ciel qui déborde sur l’horizon. Entre Berne et Soleure, une lumière blafarde a jeté son sort bleuté sur la plaine de l’Aar qui fume, des brumes rampantes et inodores dont on ignore la provenance se mêlent à l’haleine de la rivière, et toute la campagne devient un champ phlégréen, froid et humide. A Rothrist enfin, lorsque les travaux présidant à l’installation du jour sont terminés, le soleil fait son entrée avec une telle violence qu’il m’oblige à baisser les paupières sur mes yeux à peine ouverts.
Sitôt arrivé à Vordemwald, je file à Langenthal acheter des pâtisseries pour faire taire nos appétits. Arthur reconnaît les zones avec Jean-Daniel. Sandra et les filles se promènent avec Oscar dans les bois un plus loin.
Il y a longtemps qu’il n’avait pas fait beau à Vordemwald, il y a du monde dans les travées, c’est la dernière course de la saison. Les filles naviguent entre le chien et la course d’Arthur. Sandra accompagne celui-ci de zone en zone, je vais de mon côté voir ce qu’il en est des arrosoirs dans les Friedhof de l’Oberaargau. M’arrête à Strengelbach, au Bergli de Zofingue, à Rothrist enfin.
Arthur est un peu déçu au terme de sa course, il termine troisième, des erreurs impardonnables, dit-il. Il remporte pourtant la Coupe suisse avec un bouquet de fleurs, une enveloppe qui lui permettra de faire quelques achats dans un magasin de sports et un guidon pour son vélo, en carbone. Solide au toucher, mais si léger qu’il provoque un inévitable malaise. On ne défie pas impunément la loi des genres, le bec d’acier de l’aigle ne saurait être aussi léger et doux que le duvet de l’aiglon.
Nous sommes naturellement un peu fiers, mais nous aimerions surtout que le mousse ne se mette pas dans l’état qui est le sien lorsque tout ne va pas comme il le désire. C’est ainsi que l’on progresse, dit-on, je l’espère.
Les mœurs des trialistes mériteraient d’être étudiés, il y a naturellement le passage de catégorie en catégorie, réglé par l’âge et les performances, mais il y a aussi le tout venant des rituels qui stabilisent la vie sociale des groupes et la vie affective des individus. Ainsi, dans le monde du trial, c’est lorsque on quitte la catégorie des cadets et qu’on accède à celles des juniors, des masters ou des élites que les vainqueurs attirent à eux la demoiselle chargée de leur remettre une coupe ou un bouquet de fleurs et l’embrassent. Plus tard, lorsque l’amie du pilote est considérée comme une fille sérieuse – par ses parents ? – et leur relation comme une relation prometteuse, le champion est amené à donner à sa demoiselle la permission de porter dans un petit sac à dos sa pompe à vélo, la trousse des réparations urgentes et une bouteille d’eau qu’elle lui tend après l’effort. C’est elle encore qui est autorisée à redresser le vélo que le pilote a laissé à terre pour aller chercher au plus vite la carte de contrôle qu’un commissaire vient de mettre à jour. Alors les parents qui avaient accompagné leur fils jusque-là se demandent soudain s’ils ne sont pas un peu de trop, laissent filer entre leurs doigts leur champion, sourient, mal à l’aise, sans perdre de vue pourtant la donzelle. Peut-être qu’il reviendra.
L’autoroute qu’on aperçoit sous le pont est saturée, on décide d’emprunter la route cantonale jusqu’à la première pizzeria. On en trouve une peu après Olten dont on sort à 21 heures, c’est la pizzeria Fulmine tenue par des gens vraisemblablement endettés, voici : on leur demande s’ils peuvent préparer pour nos filles une pizza réduite et une petite assiette de spaghetti. Chose promise chose due. Pourtant, au moment de régler l’addition, je constate que les prix n’ont pas été rabotés. Je demande une explication au patron qui s’éloigne pour réfléchir. Le sommeiller qu’il dépêche m’explique peu après que, s’ils peuvent aisément réduire le contenu des assiettes, il leur est tout simplement impossible de réduire leurs prix. Je ne comprends pas bien, lui non plus, mais il nous remercie, nous aussi.
Lili et Louise dorment dans leur couette jusqu’au Riau, je souffre pour elles avant d’y être, lorsqu’elles devront rejoindre leur chambre.

Jean Prod’hom

P1110723 P1110714
P1110757 P1110767
P1110764 P1110765
P1110746 P1110794