Cher Pierre,
C’est en lisant L’Ardent Royaume, il y a une quinzaine de jours, que l’envie m’est venue de relire, sans savoir exactement pourquoi, La Grande Beune de Pierre Michon. J’avais extrait alors du récit de Jacques Chessex les lignes dans lesquelles le narrateur décrit la tête de chevreuil à l’oeil luisant qui veille au-dessus de Raymond Mange et de Monna à l’Auberge des Champs de Donneloye, tout prêt de s’arracher du mur, avec autour des hôtes d’un autre monde, ahuris, monde primitif, égarés sur les hauts de la Mentue, son mufle noir, la graisse de jambon qui luit, une lumière de soufre, la poussière sur l’étagère du comptoir, pas ou peu de lumière.
Je relis donc cet après-midi les premières pages de La Grande Beune dont j’extrais ceci.
Il n’y pas de gare à Castelnau ; c’est perdu ; des autobus partis le matin de Brive ou de Périgueux vous y larguent fort tard, en bout de tournée. J’y arrivai la nuit, passablement ahuri, au milieu d’un galop de pluies de septembre cabrées contre les phares, dans le battement de grands essuie-glaces ; je ne vis rien du village, la pluie était noire. Je pris pension chez Hélène qui est l’unique hôtel. sur la lèvre de la falaise en bas de quoi coule la Beune, la grande ; je ne vis pas davantage de Beune ce soir-là, mais par la fenêtre de ma chambre me penchant sur du noir plus opaque je devinai derrière l’auberge un trou. On descendait par trois marches à la salle commune ; elle était enduite de badigeon sang de boeuf qu’on appelait naguère rouge antique ; ça sentait le salpêtre ; quelques buveurs assis parlaient haut entre des silences, de coups de fusil et de pêche à la ligne ; ils bougeaient dans un peu de lumière qui leur faisait des ombres sur les murs ; vous leviez les yeux et au-dessus du comptoir un renard empaillé vous contemplait, sa tête aiguë violemment tournée vers vous mais son corps comme courant le long du mur, fuyant. la nuit, l’oeil de la bête, les murs rouges, le parler ruse de ces gens, leurs propos archaïques, tout me transporta dans un passé indéfini qui ne me donna pas de plaisir, mais un vague effroi qui s’ajoutait à celui de devoir bientôt affronter des élèves…
J’essaie en vain de reprendre mon souffle, mais le temps a changé. Je sors en coup de vent et suis celui qui n’est plus à lui jusqu’à ce qu’apparaisse dans la grange, emplissant tout l’espace de ses incompréhensibles rouages, une moissonneuse-batteuse verte de la marque John Deere…
Lili arrive au pas de course, il est 15 heures 30 à la grande pendule, elle se change et file au carrefour, c’est jour d’équitation à Curtilles. Louise la suit de près, elle entre souveraine dans le salon et prend sa guitare, je descends à Corcelles, le bus TL arrive dans mon dos, puis à Ropraz, Louise entame un blues, Arthur fait des exercices de math.
Me rends au restaurant des Terreaux de Moudon, par Vucherens, Vulliens et Syens où je retrouve Frédérique. On fait le point respectif sur nos vies qui se reconnaissent et s’écartent. Ni l’un ni l’autre n’avons le temps de faire des politesses. Frédérique me remet l’album que des enfants en résidence à Montricher ont réalisé. C’était la mi-mai 1986 à Bois Désert.
Jean Prod’hom