Porteur de portables

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Pas sûr que le couverture nuageuse, lourde et nonchalante, encourage vraiment le jour à faire son entrée ce matin, ni moi non plus d’ailleurs. L’ombre du soir a pris du retard et traîne à l’ouest, aucun signe encore à l’est, je décide donc de faire la course solitaire et en tête. Fais du feu avant 6 heures et pars pour la mine avant 7. Mais le brouillard ralentit considérablement la circulation dans laquelle je ne trouve ma place qu’avec difficulté, si bien que l’avance prise ce matin se réduit vite sur le plateau de Sainte-Catherine. Je bâille à 7 heures 30 et reprends le rang dès 8 heures, avec l’unique souci de recalibrer mes ambitions et de rester collé au peloton jusqu’au soir.

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Les élèves, comme souvent le lundi matin, sont des statues de cire, froide. Ardu de les réchauffer et de mettre en mouvement les bielles de leur mâchoire, c’est vrai qu’il fait froid dans les classes, le chauffage est en panne, une panne due, dit-on, aux mastodontes de chantier qui ont écrasé les conduites d’eau chaude passant dans la cour et alimentant les radiateurs du collège.
Ils tracent sur leur cahier quelques mots que j’ai notés au tableau – oxymore, antiphrase, hyperbole, litote, énumération -, le visage impassible. Le jour a fini par faire son entrée, quelques rayons se font remarquer, quelques visages se réveillent, déridés par les obliquités de Voltaire dans Jeannot et Colin, l’examen des valeurs du subjonctif fait le reste.
Je lis quelques pages du Plateau de Mazagran pendant mon heure de permanence et reprends les hostilités en fin de matinée.
L’école vaudoise ne cesse de faire parler d’elle dans les salles des maîtres, comme si elle ne leur appartenait plus. Les enseignants doutent des réformes, notamment des dernières, celles qui m’ont plongé dans le désespoir le plus vrai, le plus profond, sans même ce petit élément qui fait si souvent espérer chacun d’entre nous dans les pires situations. Je ne crois plus ni à la providence ni au hasard, pas plus qu’en mon intelligence, bref un désespoir heureux, détaché et libre. Il ne sert à rien de s’agiter, il est juste temps de faire ce qu’on peut. J’ajuste donc mes forces et tente de faire comprendre aux grands élèves de la 9 que les problèmes des accents aigu et grave qu’ils doivent maîtriser sont des problèmes de peu d’importance, au fond, mais qu’ils ont provoqué un beau et gros remue-ménage en 1996. On a tranché. Exception ? On gardera le é dans médecin, un peu de respect, please, à l’égard de nos élites. Tout ça est drôle et mérite d’être connu. Ce sont même ces connaissances de second niveau qu’il nous faut enseigner à nos élèves, parce qu’elles enveloppent sans trop de sérieux celles du premier niveau, que les élèves maîtriseront à leur insu, sérieuses, normatives et passagères.
Je prends à nouveau de l’avance en fin d’après-midi et termine avant l’heure. Vais faire un tour, monte au Châtaignier par le Petit-Mont, le soleil guigne entre le Jura et le Plateau, je cherche Montricher. Le chemin qui serpente dans les bois est plus prononcé qu’autrefois lorsque nous l’avions, les élèves et moi, élevé au rang d’annexe scolaire. On l’appelait la boucle et les élèves l’empruntaient parfois pour travailler en marchant, comme les Aristotéliciens dans le quartier du Lycée d’Athènes. C’était une boucle d’un peu plus d’un kilomètre et d’un peu moins de 50 centimètres de large qui plongeait en son milieu dans l’ombre de la Valleyre.
Au terrain de football j’aperçois des visages connus, trois ou quatre élèves de la classe 11 qui s’entraînent assidûment. Un autre plus loin, mais plus ancien, il pilote un petit avion de sagex, il a fait un apprentissage de luthier mais peine à se mettre à son compte. M’arrête en redescendant par le chemin des Neuf Fontaines au Central où des habitués se taisent devant une bière.
À 19 heures 30 je rencontre les parents de la classe 9 auxquels je ne raconte pas l’histoire de cet élève à qui on demande, un lundi matin, quelle méthode il utiliserait pour déterminer la température de l’eau d’une fontaine qui murmure dans la cour et qui répond qu’il suffit de réfléchir. À la proposition de se rendre sur place et d’y tremper la main ou d’user d’un thermomètre, il rétorque qu’il est quand même moins pénible de réfléchir que de se lever et descendre jusqu’à la fontaine. Il n’avait d’ailleurs pas tout à fait tort. Je leur raconte en remplacement d’autres histoires anodines, avec dedans des silences, c’est ce qui leur parle le mieux.
Je passe à la salle d’informatique avant de rentrer, je tombe sur un coffre-fort, le nouveau chariot pour les ordinateurs portables. Oui oui ! un porteur de portables.

Au Riau, Sandra et Suzanne préparent leur voyage à Berlin. Les enfants dorment.

Jean Prod’hom

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