Y a-t-il un fauteuil ?

Numériser

Trois notes, trois esquisses, des appels, des illustrations, des formules, trois cris peut-être ou rien de tout cela. Le papier buvard quadrillé au verso duquel papa, qui ne parlait plus ni ne voyait bien, a inscrit ce qui s’apparentent selon toute vraisemblance à des mots, me suit depuis qu’il est mort, ou plus exactement depuis que maman me l’a remis quelques heures avant ou après que les médecins eurent coupé les machines qui l’assistaient depuis plus d’une semaine. Elle m’en a expliqué la genèse au moment de me le confier.
Papa avait voulu lui dire quelque chose alors qu’elle se tenait debout à ses côtés. Elle s’était penchée vers lui pour tenter de comprendre ce qui n’était déjà plus qu’un murmure mêlé à une respiration sans fond. Il essayait en même temps d’un imperceptible mouvement de la main de lui désigner quelque chose, la chaise peut-être, elle ne comprenait pas, il avait eu alors un geste plein d’une violente exaspération, analogue à celle qui l’avait amené quelques jours auparavant à s’attaquer aux tuyaux qui, contre son gré peut-être, le maintenaient attaché à la vie. Elle s’est penchée vers lui une fois encore pour saisir ce qui devenait d’heure en heure toujours plus incompréhensible, toujours plus inaudible. Il a alors, les yeux fermés, griffonné sur un bout papier qu’elle a trouvé sur sa table de nuit et qu’elle lui a tendu – sur un livre j’imagine – trois choses, ou une seule chose qu’il a repris trois fois, nul ne le sait.
Maman n’a pas été en mesure de déchiffrer l’énigmatique message que papa lui a adressé avant de mourir. Ses derniers mots lui resteront donc inconnus. Nous n’en avons jamais parlé depuis, et nous n’en reparlerons plus puisque maman est morte.
Le temps a passé, mais ne passe pas une année sans que je ne me remette au travail, cherche à percer le mystère de cet énigmatique message. J’ai d’abord repéré le mot fourbu, puis le mot orgueil, j’ai cru distinguer la phrase je suis foutu. J’ai lu des mots ronds, des mots barbelés, la dignité, l’innommable, la force, la faiblesse. J’ai entendu la révolte, le désespoir, la paix, les fragments d’un espoir dont papa se disait plein, une distraction qu’il se serait accordée, des formules de l’au-delà, la mention de souvenirs… Me séduisait parmi toutes l’idée qu’il avait voulu représenter, tout à droite du papier buvard, le jardin d’Eden, je voyais là l’esquisse d’un paysage alpin avec un homme qui court en direction de la lisière d’un bois de conifères tandis que dansent sur une portée de musique des grelots. Papa si discret devenait bavard.
J’ai donc été tenté de faire la lumière en ramenant l’illisible du côté des vivants, mais l’illisible se partage les règnes, il est aussi du côté des morts. Scruter ces messages d’un monde intermédiaire, longuement, à l’oeil nu comme à la loupe, ne m’a guère avancé. Je m’y suis fait, papa est mort en nous laissant quelque chose d’illisible.
Il me plaît à penser alors, en guise de consolation, que maman avait raison. Papa lui a bel et bien désigné une chaise pour qu’elle puisse, elle si fatiguée, se reposer. Pour le comprendre elle s’est approchée de lui. Il a alors voulu écrire ce qu’il ne pouvait pas dire et qu’elle ne pouvait pas entendre.
Y a-t-il un fauteuil ?
Jamais maman ne s’est assise. Je crains que les derniers mots ne soient toujours inaudibles, toujours illisibles parce qu’ils sont les premiers mots d’un texte étrange, aussi étranges que les cris du nouveau-né.

Jean Prod’hom