J’écluse à petites gorgées un verre de Païen de chez Claude Clavien de Miège dans le salon du rez-de-chaussée de l’Hôtel du Parc, les fauteuils sont vides. Tandis que le jour s’enfonce dans la nuit en arrière du val Ferret, un pianiste enchaîne des standards dos au mur, je fais les comptes.
L’hôtel a certainement changé, les parquets flottants couinent à peine, les baies vitrées ont remplacé les portes-fenêtres, le béton le bois. Mais quelque chose, je le sais sans savoir exactement quoi, n’a pas quitté la butte de Montana, quelques mélèzes s’en souviennent : Louis Antille, c’est sûr, Placide et Alcide, Géo et Algé, Otto et Jacinthe, les mulets chargés. Depuis 1892 les Alpes n’ont pas bougé, le Rhône qu’on devine en bas à peine, mais ce qui s’est perdu dans l’aventure, ça je le sais aussi, c’est la déshérence, l’éclat des lacs et l’herbe des pâturages. Personne n’a rien vu venir ici, le père de Gaby a vendu un peu de terrain, acheté des appartements, des gars véreux ont promis le paradis sans donner d’adresse, les Russes viendront demain pour remettre des millions dans l’alambic et sauver ce qui ne ne l’est plus, personne n’a jamais arrêté ce qui ne s’arrête pas. Tout a passé de main en main sans que rien ne soit à personne. Et mon copain Jeff, le gros loup de Chermignon ne voit guère comment il eût pu en être autrement.
La nuit tombe sur la belle et noble contrée, de l’autre côté le vent souffle sur les braises d’Hérémence, quelques arbres me cachent le reste.
Jean Prod’hom