Je me souviens d’avoir dormi cette nuit-là dans les soutes d’un sommeil poisseux et m’être dit au réveil que je ne ressemblais pas à celui que j’avais laissé dans le ventre de la nuit. Je me souviens m’être levé avec passablement d’entrain, d’avoir suivi les traces que j’avais laissées la veille et avoir mis de l’ordre dans la cuisine. Je me souviens que c’était samedi, que Lili avait organisé au cours de la matinée un parcours de trial pour sa sœur et qu’Arthur s’était rabattu sur la trottinette. Je me souviens du jardin dans lequel pour la première fois de l’année nous avions pris le petit-déjeuner, je me souviens que nous avions, Sandra et moi, remis quelques points sur les i, avec toujours la même double intention, celle d’éviter à nos enfants de nous avoir toujours sur le dos et de nous assurer qu’ils voleront bel et bien un jour de leurs propres ailes. Je me souviens qu’Arthur est allé vendre des billets de tombola au village et que les deux filles ont imaginé les pas de danse que Louise exécuterait à l’occasion du prochain spectacle scolaire. Je me souviens d’un film sur la bataille d’Italie, du débarquement des alliés à Salerne en septembre 43 et de leur entrée dans Naples, de la foule en liesse.
J’ai quitté le Riau, suis descendu à pied jusqu’aux Censières par l’étang. Le fœhn avait faibli et l’air était doux, le tapis d’épines chauffées depuis la mi-journée donnait un avant-goût de l’été. Je me souviens des anémones, des myosotis près du nouveau réservoir, des merisiers en fleurs. Je m’étais dit qu’il ne fallait jamais oublier que le Riau est à près de 900 mètres au-dessus du niveau de la mer, que le printemps avance comme la marée et que notre regard est toujours dépassé par les nouveautés. Je me souviens des quelques gouttes de pluies qui m’avaient fait cesser de ratiociner et hâter le pas. Je me souviens que le passage subit d’un chevreuil ne m’avait pas surpris, mais le fait qu’il soit seul en ces lieux et à cette heure m’avait paru étrange. Les gouttes de pluie avaient redoublé, lourdes et gaies, sans qu’elle parviennent à transpercer mes habits. Je me souviens avoir modifié mon programme et demandé à Sandra, au téléphone, qu’elle me prenne lorsqu’elle descendrait au Petit Théâtre avec les enfants. Je me souviens m’être arrêté plus tard devant le portail peint de la cathédrale, j’y ai paressé assis sur une marche de molasse, séduit par l’élégance des apôtres et les scènes de la Dormition. Je me souviens de la chapelle réservée aux pèlerins de Saint-Jacques, ils étaient deux ce jour-là, l’un se reposait le front appuyé contre un banc, l’autre avait remis de l’ordre dans son sac à dos avant de réajuster ses bâtons.
Il y avait du soleil sur l’esplanade, la Savoie était toute proche, je me souviens du verbe « ratiociner » auquel j’avais songé peu auparavant, d’une tache d’argent sur le lac, à l’avant de Saint-Sulpice. Je me souviens m’être dit que la ville était un peu morte et que les vies ici étaient comme suspendues à quelque chose qui ne passe pas ou passe à peine. Je me souviens des cloches qui s’étaient mises à sonner à 18 heures et qui m’ont ramené de très loin une autre manière de considérer le temps, celle qui fut mienne alors que je n’en savais rien et qui me file entre les doigts lorsque je la crois captive.
Jean Prod’hom