Les rescapés avaient une seule idée en tête, chaque matin, celle de prolonger le tablier du pont qui s’avançait sans repos dans le vide, un vide qui se creusait toujours davantage et qui rendait plus improbable que jamais l’élévation de la pile qui l’aurait soulagé.
Si bien que les artisans de ce chantier borgésien étaient condamnés, après chaque avancée, à revenir sur leur pas, pour charger les wagons du matériau qu’appelait la suite de leurs travaux, mais aussi pour grossir d’autant le massif d’ancrage sur lequel reposait, on peut le dire, leur avenir.
Certains d’entre eux se réjouissaient, apaisés à l’idée qu’ils auraient toujours ainsi du pain sur la planche. D’autres, sombres et critiques, s’accordaient autour de l’idée que c’était ce manque de pain qui les incitait à prolonger le tablier de leur pont. Les deux groupes se regardaient de travers, sans pour autant renoncer à leur silencieuse collaboration, ils faisaient penser aux arcs-boutants de la tour de Babel.