Dublin / 10 heures
Cher Pierre,
Cinq heures du mat’ sur la petite ville de Cork, un homme et une femme, ivres, s’accrochent d’une main à la barrière qui longe la Washington Street, de l’autre à une canette de bière, le ciel est noir, la nuit a été longue pour les naufragés. Cinq ou six hérons se déhanchent devant l’English Market, ils sont connus des poissonniers, mais ils s’en méfient et demeurent sur leur garde.
L’express Cork-Dublin démarre à 6 heures 15, les quelques voyageurs se sont aussitôt branchés sur le réseau-wifi que l’Irish Rail met à la disposition de ses clients, je ne les reverrai ni ne les entendrai avant 8 heures 30, sur la rive droite de la Liffey à Dublin.
Le soleil s’est glissé sous la masse nuageuse, noire, menaçante, et lance ses premiers rayons, ce sera vraisemblablement les derniers, il ne faut guère espérer de ce côté-ci, le soleil va se dérober sitôt qu’il aura pris de la hauteur. Il faudrait cependant toujours compter avec son ignorance, en moins d’une demi-heure en effet le ciel, à mesure que le train avance, se défait de ce qui l’encombrait et on se réjouit à nouveau. Le paysage n’est pourtant pas tout neuf, il a gardé les traces d’un découpage de la première heure: prairies, prairies encore, prairies cernées de haies, des friches, quelques arpents de céréales et des chemins de terre qui séparent et rassemblent ces morceaux épars; on aperçoit plus loin des éoliennes perchées sur l’échine de rares collines; une ruine ici une ruine là et, perdues dans cet espace au rythme primitif des maisons sans passé et quelque chose qui n’en finit pas, reconduit de proche en proche jusqu’à la mer.
La terre se plisse après Limerick, aux vaches s’ajoutent des moutons et des chevaux. Tout se brouille aux portes de Dublin, devient illisible; les zones de dépôt jouxtent des terrains de golfe et empiètent sur de nouveaux quartiers, on peine à repérer dans le paysage une ligne de chance ou un avenir; la lumière dépose une poussière grise sur les chênes et les saules, de la suie sur le ballast.
Entrer dans Dublin à un peu plus de huit heures du matin, fatigué par une nuit trop courte alors que le soleil – qui n’est pas un traître – réapparaît après s’être caché, emprunter l’interminable Steven Street qui mène à l’hôpital, quitter Thomas Street à la hauteur du vicolo qui longe le St Catherine´s Park derrière l’église restaurée du même nom, avec des goélands qui crient et raient le ciel, me retrouver au milieu de pierres tombales anonymes et de petites gens que le sort n’a pas épargnés aurait pu suffire. Je ne me suis pas arrêté là et j’ai continué jusqu’à la bibliothèque de Trinity College.
Je dois dire que l’air est plus frais à Dublin qu’ailleurs, plus transparent, plus liquide; les voix des femmes plus cuivrées, plus décidées, les hommes plus tatoués et sans arrière-pensées, tous nés de l’union de ceux qui sont partis et de ceux qui sont restés. Ajoutons pour conclure que les gens de Dublin doivent beaucoup à saint Patrick qui, fort heureusement, a depuis longtemps quitté sa cathédrale.