Escapade aujourd’hui à Wimereux puis à Boulogne. Il fait un cagnard du diable dans le nord, il est midi au tea-room, l’air y est frais. Sandra passe la commande au comptoir tandis que j’occupe deux des quatre places restantes, il y a du monde et les places sont chères. Une mère et sa fille ont manqué d’un rien la table qui vient de se libérer, une employée les invite à s’asseoir à nos côtés. Ce sera un sandwich pour la fille, une copieuse salade aux langoustines pour la mère. Je change derechef d’avis, trop tard, ma voisine a pris la dernière. On s’affaire le nez dans nos assiettes, on parle, on tend chacun l’oreille au propos des inconnus. Notre voisine nous avouera plus tard que notre accent a assez tôt trahi notre provenance. On devine de notre côté que la mère et la fille ont dressé leur tente dans un camping près d’Audresselles; venues la veille avec celui qui doit être à la fois le père et le mari ou le compagnon, elles ont prolongé d’un jour toutes les deux leur séjour. Il aura suffi d’un rien, d’une seule interpellation -créative- autour des langoustines et de la vie au camping, pour que la mayonnaise prenne, légère, heureuse, imprévisible. Tout s’ensuit, à la fois source et delta: l’enfant préfère la piscine à la mer et le salami aux tomates, les glaces aux chips et deux sodas plutôt qu’un. La mère nous apprendra bientôt qu’elle est chargée de cours à Lille, dans le département de sociologie et d’anthropologie; elle nous parle de ses recherches sur les mineurs en Afrique du Sud, de sa thèse, de la figure ouvrière, du post-classisme. De fil en aiguille je lui parle d’Alfred Métraux et de son suicide, elle connaît Mondher Kilani. On avance ainsi sur un fil et, de chemin de traverse en chemin de traverse, de patte d’oie en patte d’oie, nos horizons s’élargissent, s’apparient et font clignoter leurs points de tangence. Si n’avait-été l’enfant qui a ramené sa mère a ses réalités , nous aurions continué la conversation. On l’a suspendue, c’est parfois mieux ainsi.
Avant-hier le concierge de l’ossuaire allemand du Mont-de-Huisnes, hier un ancien préposé d’ambassade recyclé dans l’immobilier au cimetière d’Audresselles, aujourd’hui une anthropologue au Comptoir du pain de Wimereux, autant de rencontres improbables qui balisent l’énigme, autant de visages qui éclairent les suivants. Je les imagine tous trois assis à cette table du Royal de Boulogne-sur-Mer, où je bois un café et écris ces mots, le concierge, l’ambassadeur, l’anthropologue. Et ce sont tous ceux qui nous entourent que je voudrais désormais inviter pour enfiler avec eux le collier de perles qui nous rassemble.