Qui se souvient d’Isabeau Vincent? de cette gamine qui lança le mouvement des petits prophètes à la veille de la Révocation de l’Edit de Nantes (1685)? Qui se souvient de cette bergère de la Forêt de Saoû qui, dans un demi-sommeil, fit entendre une voix qui réveilla les coeurs de ses contemporains?
Marjolaine Chevallier, maître de conférences honoraire à la Faculté de Théologie de Strasbourg, rappelle sa courte vie dans un bel ouvrage paru en 2018, trouvé il y a quelques semaines à Poët-Laval, alors que je marchais dans la Drôme sur les traces de quelques-uns des «réveillés» de la première moitié du XIXe siècle.
L’histoire d’Isabeau Vincent est d’une singulière actualité, elle donne à saisir en effet, mutatis mutandis, quelques-uns des réflexes qui s’emparent des adultes lorsque les enfants protestent et décident de réveiller ceux de leurs parents qui se sont endormis.
Il faut savoir que les droits des réformés s’étaient réduits comme peau de chagrin bien avant la Révocation de l’Edit de Nantes, si bien qu’en été 1683, le pasteur Claude Brousson proposa aux protestants de célébrer simultanément des cultes, partout où les temples avaient été détruits, dans les maisons ou en plein air.
Isabeau Vincent a onze ou douze ans. Un culte est célébré à quelques lieues de chez elle, près de Bourdeaux, la manifestation pacifiée tourne mal à l’instant où un protestant, pour une affaire strictement privée, est pris à parti par l’un des seigneurs du lieu; catholiques et protestants s’arment, le roi exige un règlement rapide de l’affaire, certains protestants sont faits prisonniers, d’autres se réfugient dans la Forêt de Saoû, les dragons les poursuivent: larmes et sang, le nombre des victimes sera élevé. La peur s’installe, les rangs des insurgés grossissent. Les derniers temples sont détruits, les pasteurs quittent le navire et trouvent refuge à Genève. Le père d’Isabeau Vincent abjure et se soumet aux autorités. Elle rejoint alors son oncle et sa tante. Elle reste en leur compagnie, fidèle à l’enseignement des pasteurs qui l’ont abandonnée. Lui restent une bible et un psautier, cachés, qu’elle connaît peut-être par coeur. Le temps passe: exactions, conversions forcées, peur, reniement, courage, révocation des édits, silence assourdissant.
Février 1688, Isabeau a quinze ou seize ans, elle se met à parler pendant son sommeil, comme si elle lisait la bible, dit-on. Elle avertit, sermonne, rappelle les anciennes promesses, porte à ses lèvres le texte qui fait autorité. Pendant quatre mois, des gens de tous bords viennent l’écouter et constater le miracle tandis qu’elle dort, sans que les autorités ne s’inquiètent; personne ne prend d’abord l’affaire au sérieux, quand bien même on en parle en Ardèche, dans les Hautes-Alpes et dans les Cévennes. Le nom de la bergère circule bientôt à Rotterdam. On ne sait pas d’abord trop bien quoi penser, certains en rient; chacun y va de son interprétation, on la dit inspirée comme les prophètes, sorcière, marionnette. Mais rien n’arrête l’épidémie, la prophétesse fait des émules; d’autres gamins, inspirés comme elle, se mettent à l’imiter sur la rive droite du Rhône, rassemblant autour de leur nom tous ceux qu’on a forcés à se convertir, fédérant ainsi les solitudes et insufflant un souffle de résistance.
Si les autorités protestantes, qui n’aiment guère les miracles, se tiennent sur la réserve, les autorités catholiques parent au plus pressé: Isabeau et ses coreligionnaires ont été manipulés, conçus et fabriqués par les plus pervers des réformés. Brueys écrit: … mon dessein est seulement de faire au public le détail de ce qui s’est passé (…) & de faire voir que ce n’est point le hasard qui a facilité ce grand nombre de Fanatiques, tout à la fois en si peu de temps et dans les lieux où ils ont paru, mais que c’est un projet prémédité, formé dans les pays étrangers par les les plus factieux des Religionnaires fugitifs et exécuté dans les Provinces qu’ils avenir choisies comme les plus propres à leur dessein et les plus susceptibles de venin.
Il existerait donc une école, non loin de Dieulefit, dirigée par un protestant qui, à la demande de l’Académie de pasteurs fugitifs de Genève, aurait formé quinze prophétesses et quinze prophètes en série, adolescents un peu simplets dont il aura suffi de bourrer le crâne de textes édifiants tirés des Evangiles et de l’Apocalypse. Des maîtres-comédiens auraient parachevé le travail en leur enseignant les grimaces de l’homme habité et les simagrées du possédé, sans quoi leur pièce à coup sûr manquerait du réalisme nécessaire à la supercherie.
Cette légende perdurera jusqu’au XIXème siècle, certains protestants souscriront même à cette thèse. Pas tous fort heureusement, Ami Bost – l’un des animateurs du mouvement du Réveil – regrettera en effet que les protestants aient si mal accueilli ces gamins. Un événement pourtant le console, un groupe de jeunes gens, les roestar’s – ceux qui crient ou qui clament – seraient en train de se réveiller en Suède. Ils sont dotés, écrit-il, d’une parole facile, abondante, lumineuse, puissante, parfois éloquente et poétique… cela ressemble à du fanatisme. Nous en convenons. Mais la révélation tout entière est miracle.
Certains témoins prétendent qu’Isabeau n’était pas belle, ses yeux trop enfoncés ou trop saillants. D’autres qu’elle rayonnait. On n’en saura pas plus. Isabeau Vincent est arrêtée le 8 juin 1688 et emmenée à la Tour de Crest, puis dans un hospice et dans un couvent. On perd sa trace ensuite.
Marjolaine Chevallier, Isabeau Vincent, La Bergère inspirée de Saoû en Dauphiné, Editions Ampelos, 2018