René Girard est mort : petit exercice d'admiration

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Cher Pierre,
René Girard est mort en début de semaine, mais sa pensée demeurera vivante, c’est sûr, longtemps encore. Lorsque j’entre dans la classe 101, les élèves montent au milieu de chacune de leur table des murs de classeurs, à défaut de parpaings, qui les isolent, prévenant ainsi tout au long de l’épreuve leur désir d’aller brouter l’herbe du voisin.

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Et ces contrôles de connaissances, aux formes très ritualisées, que l’institution nous enjoint d’organiser et qui, je le sais d’expérience, font plus de mal que de bien, engendrent davantage d’opacité que de clarté. Ils ont en réalité pour seule vertu celle de repérer ceux des élèves qui sont le plus à l’aise avec les langages de l’institution – ceux qui précisément pourraient se passer de ces contrôles – et à stigmatiser ceux qui ne saisissent pas les attentes de l’école, parce qu’ils ne parlent pas son jargon, se méfiant de ces épreuves qui leur rappellent, rituellement, qu’ils ne seront pas invités au grand raout.
J’interdis aux élèves de monter ces murs de la honte, leur autorise tout leur matériel, leurs notes, leur travail. En encourageant ainsi les échanges, quels qu’ils soient, l’enfant apprend vite qu’il est parfois mieux servi par lui-même que par autrui, et qu’il est souvent préférable de ne pas suivre aveuglément son voisin. Il sied que cette expérience soit faite par chacun. La mise en quarantaine régulière que mettent en place ceux qui croient bien faire, pour s’assurer que la connaissance est piégée dans la tête de l’enfant, la stérilise en la coupant de la circulation qui la nourrit.
Et, tandis que des enfants élèvent des forteresses pour prévenir le partage et jeter le discrédit sur le mimétisme qui donne vie à soi, à l’autre et à la connaissance, une moraliste fait un très beau prêchi-prêcha dans la classe voisine, rappelant mythes à l’appui la traditionnelle hospitalité des Européens. Elle évoque aussi le gâchis du mur grec, puis raconte l’apartheid sud-africain et les combats de Mandela, montre enfin un morceau du mur de Berlin acheté aux puces. On ne peut demander à nos enfants à la fois d’aimer leurs voisins et de garder pour eux-mêmes ce qui est à tout le monde. Partager s’apprend, en premier lieu sortir du double bind.
Ce matin, les employés communaux ont posé les pare-neige au-dessus de la Mellette. Je trouve en rentrant, dans la boîte à lait, Sable mouvant de Henning Mankell, Lettrines, Lettrines 2 et Liberté Grande de Julien Gracq. Me rends à 19 heures au comptoir d’Echallens pour signer quelques livres.

Jean Prod’hom


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