juil. 2013

Les "cheneviéres" de Corcelles-le-Jorat

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La culture du chanvre, diabolisée dans les années 60 mais remise à l’honneur dans les années 90 par des agriculteurs qui peinaient à survivre, jouissait autrefois dans la région et jusqu’à la dernière guerre de faveurs et de soins qui en attestaient le prix. De cette culture à Corcelles-le-Jorat ne restera bientôt, je le crains, que le nom des Chenevard et de leurs descendants. Et une trace dans les archives. Les cheneviéres ont en effet l’honneur d’être désignées dans le relevé de 1852 par un nom spécifique, à côté des prés, des champs, des jardins et des bois.

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Plan de territoire de la commune de Corcelles-le-Jorat, A la Grange ès Roud

Les cheneviéres sont des parcelles qui jouxtent les habitations. Elles ont en 1852, comme les jardins, une valeur fixe dans le cadastre, 1522.50 francs la pose, tandis que la valeur des prés, des bois et des champs varient selon leur situation. La chenevière est travaillée à deux pas de la maison sous étroite surveillance, pour s’assurer qu’aucun oiseau ne détruise les précieuses graines, qu’aucun animal ne fouisse la terre retournée préalablement, fumée et hersée, tapée au moyen de larges planches au milieu desquelles était fixé un manche en bois. Il fallait, précise l’auteur de l’article de l’Encyclopédie de Diderot, que toute la cheneviére soit aussi unie & aussi meuble que les planches d’un parterre. Attendre ensuite, simplement attendre en empêchant la mauvaise herbe d’étouffer la croissance du chanvre.
On semait le chenevis au mois d’avril ou de mai, le jour de la Saint-Urbain, ni trop serré ni pas assez – il faut observer un milieu, qu’on atteint aisément par l’usage, avertit l’Encyclopédiste –, puis le pousser dans la terre à la herse ou au râteau.
On arrachait en septembre les fagnes par poignées qu’on mettait en gerbes dans un pré fauché. Dès le lendemain on les étendait et on les retournait régulièrement durant une vingtaine de jours, c’était le rouissage. On remettait les fagnes en gerbes et on les conduisait en char dans une remise où elles étaient entreposées.

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Au printemps suivant, on terminait le séchage, au four s’il le fallait, avec les risques d’incendie que cette opération entraînait, raconte un vieux Broyard en 1931 dans la Feuille d’Avis, puis on procédait au broyage pour en tirer la filasse. On plaçait une poignée de tiges entre les deux longues et solides mâchoires de chêne du batioret qu’on ouvrait et fermait lourdement. Les gosses collectaient dans les débris les fils afin de faire la ficelle pour les liens, licols, cordeaux, cordes de chars, longes. Plus tard dans l’année, le sérancier passait pour carder le chanvre qui serait filé l’hiver suivant.

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Plan de territoire de la commune de Corcelles-le-Jorat, Vers chez les Chênes, 1852

M’aura suffi d’une petite matinée pour faire l’inventaire des cheneviéres de la commune :

Vers Chez Porchet : 51.60 toises
A la Grange ès Roud 95.50 toises
Vers chez Charbonney 54.45 toises
En Gilletaz : 58.60 toises
Es Garres : 46.30 toises
A la Mollie : 37.25 toises
Vers chez les Chênes : 88.97 toises et 142 toises
Es Tailles : 75.75 toises
Au Chalet d’Orsoud : 44.50 toises
Vers chez Porchet : 64 toises, 39 toises et 40 toises
Praz à L’Armaz : 34.55 toises
En Rachigny : 46.95 toises

Et en tirer comme un poème : 919.42 toises, c’est-à-dire 8274m2, c’est-à-dire un peu moins de 2 poses, et le beau nom de cheneviére écrit par un géomètre consciencieux.


Jean Prod’hom

Il y a les fleurs bleues du lin


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Il y a les fleurs bleues du lin
la maladresse
le raisin pressé
il y a les ouvriers agricoles
les chenevières
la piquette du jour
le préfet ceint de l’écharpe verte et blanche
il y a les coups foireux
la scabieuse et la sauge

Jean Prod’hom

L'envers d'une ligne de désir

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Cela fait un bail qu’on dépose chaque matin nos enfants au bas du Torrel, là où s’arrête le bus scolaire, tout près d’un pont qui enjambe dans l’ombre vert sombre le ruisseau du Riau. Le chemin mène à la mécanique, un bâtiment en retrait dans lequel les paysans d’aujourd’hui logent quelques têtes de bétail, entreposent une ou deux machines agricoles et des balles de paille.

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Plan de territoire de la commune de Corcelles-le-Jorat 1851-1852

C’était un ensemble comprenant autrefois un logement, avec devant un demi-rond d’herbe tendre, un carré de bettes, du fenouil et du persil. A l’arrière une grange et une écurie auxquelles s’adossait un couvert abritant une scierie et une machine à battre le grain, avec une vaste place de terre battue pour entreposer des chars, stocker le bois, manœuvrer. En 1852 ce domaine appartenait à Jean Rémi Steiner.

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Plus trace de la fontaine indiquée sur le plan, plus trace non plus de l’eau détournée du ruisseau par un canal, 250 mètres plus haut, sous la Mollie Cheiry. Une trace seulement sous la peau du pâturage, comme l’envers d’une ligne de désir, celle d’une ancienne passion, la courbure d’un rêve dont les lèvres n’en finiraient pas de se refermer, pure cicatrice sans bord, sourire d’aquarelle à ciel ouvert au-delà de tout repentir.

Jean Prod’hom

Quelque chose ne vient pas

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Il y avait en contrebas du cimetière de Gillabert, le long de son ruisseau, une tannerie appartenant à Alexandre Philippe Ramuz d’un peu plus de 9 toises. Suis redescendu ce matin les pieds dans l’eau, en amont de l’ancien chemin qui monte Vers chez Porchet, à la recherche des restes d’une arrivée d’eau dont la dérivation devait se trouver à l’entrée du bois, à cent mètres de là, au pied du Champ Borgey que le ruisseau de Gillabert contourne. Aucune trace du bâtiment inscrit en 1852, ou si peu, une pierre peut-être et une trifurcation en mauvais état qui pourraient faire partie de la petite entreprise d’autrefois.

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Continue dans le lit du ruisseau de Gillabert dont les lueurs troubles ressemblent à celles de l’Argens, cette rivière du Var à laquelle René Boglio s’abandonne le temps d’une matinée, laissant au silence des rentrées scolaires les ruelles de Correns fendues par le soleil. René ne s’est pas dégonflé, a jeté du pont son cartable dans la rivière, René s’en fout, René n’ira pas en classe. A l’appel de l’instituteur a répondu celui de la rivière. Ses souliers prennent l’eau qui monte jusqu’à la taille. Que les autres s’occupent de leurs affaires, je m’occupe des miennes les bras en croix, René nage dans la lumière du temps volé, danse avec une vipère d’eau, suit son ombre trouble dans la rivière, René a perdu ses souliers, il croque une figue, se douche sous une cascade. Mais René ne perd pas la raison, personne n’en saura rien, il retrouve ses souliers et son cartable, rejoint ses camarades, il s’est passé une éternité.
Je laisse la tannerie derrière moi, René sourit, René nage, absent pour personne, le cartable et mes projets au fil de l’eau, faites donc des théories, on n’entend rien sous le bruit du vent et des grillons, de l’eau, je glisse comme sur une barque caressée par les branches souples des saules, persiennes ajourées, voix indistinctes piquées par le bleu des libellules et le blanc des papillons. Je croise de petits affluents qui rient lorsqu’ils se jettent dans dans le ruisseau la tête la première, jusqu’au menton, une flûte enchantée se mêle aux tourbillons, dérive des sentiments. René croque une figue, c’est pas une heure pour rentrer, dit la lavandière, nous sommes en 1956 et je viens de naître.

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M’arrête à l’auberge, personne n’a entendu parler de cette tannerie. Je rentre avec le sentiment d’être en retard, Sandra sourit, elle s’en va avec Lucie, les enfants et Oscar tremper leurs pieds dans la Carrouge. Chacun son tour. Regarde le film de Jacques Rozier. René a ramené une vipère dans son cartable, je ramène de cet enchantement un gourdin de salon.

Jean Prod’hom



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Histoire du cimetière de Corcelles-le-Jorat

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Chaque commune du canton de Vaud tient entre ses murs quelques-uns des éléments de son histoire, dans des armoires ignifuges ou de simples casiers si la place manque, clés à la bonne franquette, tant mieux. J’ai passé ces dernières semaines quelques journées dans l’une des deux salles de classe du collège de Corcelles-le-Jorat que les enfants ont abandonné depuis peu, une salle au bord de l’abandon, un ameublement sommaire, un massicot, un rétroprojecteur, de vieux ordinateurs, quelques bannières mais une fraîcheur que les vieux bâtiments conservent comme leur vrai trésor. Je ne suis pas du métier mais j’aime me laisser envahir par des questions idiotes qui viennent tout naturellement lorsqu’on leur laisse le temps de sortir des cartons et des vieux registres de comptes. J’y suis retourné ce matin pendant que Sandra, Louise et Arthur étaient au marché et que Lili nourrissait sa passion pour les chevaux.

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Ai tourné les premières des 44 pages du Plan de territoire de la commune de Corcelles-le-Jorat levé en 1851-1852, avec l’intention initiale d’inventorier les fontaines. Me suis égaré finalement dans les fours à pain, les latrines et les porcheries, les pressoirs et les chènevières. Sans rien de bien solide. Mais chaque heure passée avec ces documents permet de mieux les apprivoiser, j’en ai fait l’expérience encore une fois ce matin lorsque je suis tombé sur une information cherchée depuis longtemps et à côté de laquelle j’avais passé jusque-là. C’est à la page 23 du Plan, un rectangle longe le chemin de la Moille au Blanc à Corcelles, il porte le numéro 58. Dans le Renvoi , on peut lire à côté de ce nombre : Cimetière à la Commune de Corcelles. Tout s’éclaire, les pièces du puzzle se mettent en place. Voici.

1.
Les Corçalins enterrent leurs morts autour de leur église, plus précisément au nord, sur une place désignée en 1852 comme Ancien cimetière (29) avec la Remise de la pompe à feu tout près (32). C’est ainsi dans la majorité des communes vaudoises jusqu’en 1803, les morts font bon ménage avec les vivants au centre du village, près de l’auberge et de l’église, le four à pain et le pressoir.

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Plan de territoire de la commune de Corcelles-le-Jorat 1851-1852

2.
A la fin de l’Ancien Régime, en 1810, Corcelles doit mettre à exécution l’arrêté du 16 janvier 1812 promulgué par le Petit Conseil du Canton de Vaud et déplacer son cimetière hors du centre du village. Corcelles ne s’exécute pas immédiatement. C’est seulement le 16 avril 1834 que la Municipalité, sous la présidence de Jean Louïs Henry Chenevard, s’exécute en entreprenant après discussions des travaux à Gillabert (58).

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Registre des délibérations du Conseil général : 3 mars 1834

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Registre des délibérations du Conseil général : 16 avril 1834

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Plan de territoire de la commune de Corcelles-le-Jorat 1851-1852

3.
Le 28 septembre 1907, l’achat d’un terrain pour agrandir le cimetière est mis à l’ordre du jour par la Municipalité qui a fait des demandes d’achat auprès de divers propriétaires, les morts manquent de place. Louis Porchet refuse en indiquant que la pièce de terre convoitée en Verniaux n’est pas propice pour un cimetière (correspondance du 31 août 1907), Emile Gillééron n’est pas disposé à céder la sienne en Champ la Pierre (correspondance du 27 août 1907), un seul y consent, c’est Louis Chenevard, au lieu-dit au Publoz, un champ qui, vu sa proximité du cimetière actuel est reconnu d’après sondages propre à l’usage auquel il est destiné. Le Conseil après discussion, au bulletin secret, par trente-et-une voix contre une, donne plein pouvoir et accorde le crédit nécessaire à la municipalité. Nous en sommes là, le cimetière n’a pas migré depuis.

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Plan de territoire de la commune de Corcelles-le-Jorat 1851-1852
Le cimetière de 1907 est bien inscrit dans le Plan de 1851, mais c’est un ajout.

Je quitte l’ancien collège et sa fraîcheur, descends dans le lit du ruisseau. Plus trace de l’ancien champ de repos, mais un pré aux herbes folles. Cherche la prise d’eau de l’ancien canal qui alimentait une tannerie dont personne ne parle plus, ne trouve que le ruisseau de Gillabert dont je descends le cours jusqu’au chemin – route aujourd’hui – qui monte Vers chez Porchet, l’eau fraîche me monte à la tête, avec dessous les pieds l’épaisseur de mon ignorance, par dessus laquelle j’ai tendu un fil sur lequel j’avance pas à pas, émerveillé.

Jean Prod’hom

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Ils sont légion les performers qui reviennent des enfers ou s’y rendent, expérience limite ou mort imminente, vie en aquarium ou macération lente. Trop tôt souvent. J’aurais préféré qu’ils insistent et creusent plus encore leur galerie au risque d’y rester et d’être admirés pour leur obstination.

Bernadette L. est morte, culte et tintamarre, gueules ouvertes et mort passepartout, grilles et haies. Mais tohu-bohu assez efficace pour creuser ailleurs un peu de silence dans le silence. Foule dense et modeste dans l’église de Corcelles, Henri s’éclipse sur la pointe des pieds. Je me souviens, Pauline m’avait enchanté, Henri avait construit le poulailler qui a mis nos poules à l’abri du renard des années durant avant que celui-ci, comme il se doit, ne croque la dernière. 

Le papa d’Arthur, l’autre Arthur, avance d’heure en heure, de jour en jour, de saison en saison. Comme moi. Mais sans personne ni devant ni derrière lui.

Jean Prod’hom

Si loin parfois

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Si loin parfois, si loin parfois du lieu dans lequel on souhaiterait être, non pas pour y rester mais pour s’en éloigner, pas à pas, et renaître au monde-choses dans lequel on fut sur le point d’être, à la première heure, pour la première et dernière fois.
Rien n’y fait, ni piaffer ni céder le pas, ni décrocher ni ruser en essayant de s’y rendre par l’autre côté.
Attendre donc, si loin parfois, dire et redire cette brève litanie, sésame qui ouvre le monde-choses. Où qu’on soit l’air revient avec le vent, l’éventail se déplie à la dimension de l’horizon et une immense rumeur noue de dégaine en dégaine le lointain avec le proche couchés dans leur plus grande largeur.



Jean Prod’hom

Crise de subsistance à la BNF

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Bonheur de tomber ce matin sur le site de la BNF, qui accueillait début 2013 Pierre Pachet et Claude Reichler dans le cadre d’une série de conférences sur l’histoire du climat, mises en ligne pour tout un chacun : « Les baromètres de l'âme » météorologie, journal intime et connaissance de soi. Pierre Pachet y évoque la première Rêverie de Rousseau avant de commenter le fragment 107 de la série 23 des papiers non classés de Pascal :
Le temps et mon humeur ont peu de liaison. J'ai mes brouillards on beau temps au-dedans de moi; le bien et le mal de mes affaires même y fait peu. Je m'efforce quelquefois de moi-même contre la fortune. La gloire la dompter me la fait dompter gaiement, au lieu je fais quelquefois le dégoûté dans la bonne fortune.
Non! dit Pascal, il n’y a pas de parallélisme des barométries du ciel et et du coeur.

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Claude Reichler évoque ensuite les changements – qu’annonce le fragment 107 – qui ont eu lieu au début du XIXème siècle dans la compréhension des relations entre les intempéries du coeur et celles du ciel, il s’en réfère à Maine de Biran pour qui l’homme est aussi imprévisible que le plus imprévisible des événements météorologiques, je suis nuage, tout échappe à ma pensée mobile, je suis un être ondoyant, divers et sans consistance, heureusement équipé d’un noyau durable qui me permet de juger des variations continuelles de mon être phénoménique.
Belle heure donc, qui en enfante une seconde lorsque je m’avise d’une autre conférence mise en ligne par la BNF, indiquée en marge et prononcée par Emmanuel Le Roy Ladurie, en conclusion de ce cycle intitulé Climat et météorologie. Nouvelle belle heure donc, curieuse, au cours de laquelle le vieil historien file allègrement l’histoire du climat du Moyen Âge à nos jours, sans notes en raison de sa vue déficiente.

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Rien de bien nouveau depuis 1315, dit en substance Le Roy Ladurie, un peu désabusé, une succession d’événements météorologiques aux effets identiques jusqu’au milieu du XIXème siècle : crises de subsistance, famines ou disettes, manques de céréales surtout, qui sont à mettre en rapport avec les pluies excessives de certaines années, au printemps et en été, les gels insistants et continus de certains mois de janvier et février, sachant pourtant que le blé aime bien un petit coup de froid en hiver. Il y a aussi les échaudages, c’est-à-dire les sécheresses excessives, mais sans effets catastrophiques la plupart du temps. Il faudra attendre le XVIIème pour qu’une réelle politique du ravitaillement soit mise en place en France.
L’historien minimise la portée du petit âge glaciaire, le refroidissement n’a en effet jamais dépassé 0,6 degrés entre 1350 et 1846, tout juste une petite fraîcheur en plus. Quelles qu’aient été les variations profondes du climat, les crises de subsistance se sont succédé mais ont moins eu d’effets sur la mortalité de nos ancêtres que les guerres, celle de Cent Ans par exemple ou la grande et les petites pestes.
Cette succession de crises, Le Roy Ladurie ne s’en souvient plus précisément, elles finissent par l’ennuyer, elles se répètent, il aimerait écourter sa conférence. Il est bientôt midi, je l’aide donc en accélérant le défilement de l’enregistrement. Surgit alors une page sur laquelle on m’indique que trois conférences m’attendent encore sur la question du climat, à l’occasion desquelles onze hommes brillants se sont exprimés, le vertige me prend. Je cherche en haut de la page un peu d’aide pour en sortir au plus vite, je clique sottement sur l’onglet Conférences en ligne, une conférence sur Molière m’est proposée, Molière l’escroc, le maquereau et le vaurien, bougrement intéressant mais je ne veux pas pour l’instant m’enfoncer dans ce guêpier mais en sortir. Repère deux nouveaux onglets : Toutes les conférences et Dernières conférences. Clique imprudemment sur le second : 16 conférences, toutes plus intéressantes les unes que les autres. Me retire précipitamment, clique sur le premier : apparaissent les titres des cycles de conférences classées par intervenant, par thème ou par date, des centaines de conférences passionnantes datant pour les plus anciennes de 2001. Me sens pris, comme obligé si je ne prends garde de camper à la BNF et de sortir hors de la fosse à bitume, une à une, chacune de ces conférences, il y a de quoi faire.
Mais il est midi, malheur à moi si je suis pris. Je presse sur la touche tout à droite du clavier, celle qui m’a sauvé plus d’une fois, je compte jusqu’à sept pour m’échapper de ce piège. J’entends alors du bruit dans le jardin, c’est Arthur qui passe la tondeuse, je le rejoins pour m’attaquer à d’autres oeuvres, basses et utiles, qui se répètent sans s’empiler, désherber les plates-bandes comme les jardiniers à la BNF, pour m’alléger et alléger mes jours, recommencer à zéro.

Jean Prod’hom

Aigle

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Christine, Moulin d’Aigle, 21 juillet 2013

Dimanche fin d’après-midi, toutes les fenêtres sont ouvertes, il fait à Aigle un cagnard à préférer les enfers. La rue du Bourg, étroite et profonde, offre un refuge si frais que les tenanciers rançonnent sans difficulté les passants.
Tout au bout, à l’est, la rue du Bourg est barrée par une route qui penche en direction du Rhône, elle longe une paire de rails, celles qui reliaient en 1900 la gare d’Aigle au Grand-Hôtel détruit en 1946, celles qui mènent aujourd’hui aux Diablerets. Plus bas une banque sans grand caractère a remplacé l’hôtel Victoria sur la terrasse duquel une inconnue a fait la noce au mois de mai 1910 tandis qu’une de ses amies se soignait aux Bains de Lavey.
La maison d’en face n’a guère changé, les propriétaires ont réduit la largeur du balcon, le lampadaire n’existe plus, le muret du jardin est sectionné en plusieurs parties, une barrière fortifiée a remplacé la haie, l’arbre a vieilli et le lierre ne le lâche plus, mais les charpentières sont intactes.

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Une cinquantaine de mètres plus bas s’ouvre une cour d’où s’élance un bâtiment large d’épaules, un ancien moulin qu’alimentait le bief de la Monneresse. Un moulin en sursis qu’occupent aujourd’hui des peintres, des musiciens, des vidéastes, bref de la mauvaise graine en situation précaire, mais de la graine résistante, de la graine qui chante.
Il y a Antoine, Anaïs, Olivier, Christine, et tous ceux qu’on n’a pas vus parce qu’ils ne voulaient voir personne, l’endroit est immense. J’ai passé la fin de l’après-midi avec eux, on a mangé des filets de féra qu’Antoine a préparés, on a mangé un gâteau au chocolat parce que le fils de Christine fêtait ses vingt-trois ans.
A la fin ils ont chanté en français, en anglais, en portugais tandis que la nuit entrait par les fenêtres grandes ouvertes. Je les ai quittés à un plus de vingt-deux heures, ce sont vraiment des gens pleins d’amour, pleins d’envies, avec pleins de projets, fragiles, comme appuyés à des bâtons de chaise.


Antoine, Moulin d’Aigle, 21 juillet 2013

Usez mieux. ô beautés fières,
Du pouvoir de tout charmer :
Aimez, aimables bergères ;
Nos coeurs sont fait pour aimer.
Quelque fort qu’on s’en défende,
Il y faut venir un jour ;
Il n’est rien qui ne se rende
Aux doux charmes de l’amour.

Songez de bonne heure à suivre
Le plaisir de s’enflammer :
Un coeur ne commence à vivre,
Que du jour qu’il sait aimer.
Quelque fort qu’on s’en défende,
Il y faut venir un jour ;
Il n’est rien qui ne se rende
Aux doux charmes de l’amour.

Molière, Cinquième intermède de la Princesse d’Elide

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Jean Prod’hom

La barre à mine

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La chaux brûle mes paupières, la poussière met tes gencives à vif, avec au fond du gosier un goût de pierre, un goût de fer. Nos corps trempent dans la saumure, cockpit de camion, bras disloqué, un seul grillon. Il est midi, l’enfant a les lèvres sèches devant la porte ouverte du vieux frigo, le jour peine à tenir debout entre pelle et pioche. Personne ne songe à demander une rançon. Chacun pour soi dans ce brasier, les bras tombent. Monosyllabes passés au feu, mélange de souffre et de tabac. Derrière les herbes sèches une caravane, derrière la caravane la barre à mine que plus personne ne cherche.

Jean Prod’hom

Exploitation de la pierre

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Lorsqu’on quitte le bourg sinistré de Dizy et qu’on remonte de la Tine de Conflans en direction de Ferreyres, le village se met en boule et s’agrippe pour éviter de rouler dans le lit de la Venoge, il somnole dans cette blondeur confiante et lumineuse que lui offrent ses pierres de calcaire jaune et le soleil. On revit, une mère joue avec son enfant sur la nouvelle place de jeux qui jouxte l’ancienne route de la Sarraz, deux femmes papotent sur celle de Moiry déserte à ces heures.

Ferreyres

S’ouvre au bout de celle qui conduit à la vallée d’Engens, à l’arrière du village, un pays qui surprend celui qui s’y aventure, le dépayse en le propulsant sans avertir sur des terres dont il est le familier, c’est sûr, mais ailleurs, plus au sud, dans la Drôme ou le Gard, à cause de la pierre qui affleure et mite des clairières au sol maigre, reliquats d’anciens esserts que les chèvres et les moutons maintenaient ouverts. Les taillis ont gagné la partie, et avec eux les frênes et les charmilles, les buis et les chênes, courts et noueux comme leurs cousins verts des Cévennes, qui alimentaient au Moyen Âge les fours à chaux et à fer des Bellaires.
Mais c’est aussi ici, au nord de Ferreyres, dans les bois d’Echilly, que le promeneur est invité à imaginer le travail aveugle et titanesque de ces collectifs anonymes qui ont exploité la pierre, caché aujourd’hui derrière les buis, les chênes et notre ignorance.

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On peine à s’imaginer les faits et gestes des carriers qui montaient dès le XVème siècle à la perrière, comme on disait, fendre la pierre jaune de Ferreyres – cousine de celle de Hauterive –, la tailler, l’acheminer jusqu’à Romainmôtier, La Sarraz ou Ferreyres, plus loin ensuite. On estime à 30 000 mètres cubes la quantité de pierre extraite de la Carrière jaune qui garnit d’or, aujourd’hui encore, les encadrements des fenêtres et des portes des maisons de la région, ou qui contient l’eau des fontaines publiques comme celle des riches particuliers.
C’est dans la seconde moitié du XVIIIème siècle en effet que les communes du pied du Jura engagent des carriers pour remplacer les bassins en bauderons et les auges de sapin ou de chêne par des bassins de pierre. Le maître David Robert est l’un d’eux, nous apprend Paul Bonard dans son ouvrage sur les Fontaines des campagnes vaudoises, il vient du Locle et épouse en 1720 Moyse Cugny de Ferreyres, il demande la bourgeoisie de La Sarraz – qui ne fait qu’un avec Ferreyres – contre la taille d’un bassin. Les faits sont établis, David Robert travaille à Cossonay et la Sarraz, mais aussi à Penthalaz et à Romainmôtier où il réalise en 1724 la chèvre en pierre du vieux bassin en bois, Paul Bonard évoque tout cela.

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Cossonay, photo de Sylvie Bazzanella

Mais on sait si peu de choses de ces vies minuscules, j’imagine David Robert entouré d’une équipe d’ouvriers, Il dispose d’une petite forge pour y fabriquer et y réparer ses outils, les aiguilles, les broches et les ciseaux, les marteaux, massettes, piquoirs et martelines, il remarque un matin de bons morceaux de calcaire dont il compte tirer les panneaux du bassin octogonal commandé par la commune de Cossonay, qui remplacera l’ancienne fontaine devant l’église, j’ignore comment ils s’y prennent pour fendre ces panneaux, j’imagine qu’ils les taillent à même la carrière. Plusieurs jours. Cossonay est à plus de sept kilomètres, il s’agit de choisir le meilleur itinéraire, sortir du bois les lourds panneaux en les soulevant d’abord par un jeu de leviers et l’emploi de crics, en les faisant rouler ensuite sur des billes, de sapin j’imagine, plusieurs jours. S’être assuré des services d’un charretier, manoeuvrer l’équipage, quelques jours encore, acheminer les pièces du bassin sur la vy, puis les conduire à Cossonay sur des chemins à double ornière, conduire les chevaux, tirer dans les côtes, retenir dans les dérupes, décharger les panneaux, les cimenter avant de les cramponner aux angle et aux jointures avec de la ferraille, installer la chèvre, des jours encore, j’aimerais des détails, plus de détails, mais où les trouver ?
Au-delà de la Carrière jaune, plus loin, les foyards se mêlent aux chênes, quelques chèvres ont fait la fête au recrû, elles ruminent à l’ombre d’un grand frêne, tout autour une prairie sèche le nez dans le ciel, comme à Colonzelle sur le plateau du Pâtis, avec dessous l’ancienne carrière d’extraction de pierres meulières.

Jean Prod’hom

CXXII

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Deux arrosoirs pris de trois quarts de chaque côté d’une grille d'évacuation, deux nains fumant une pipe aux extrémités du rebord de la fenêtre, deux lions rugissants sur le seuil de la petite maison, la date de 1881 gravée sur le linteau. La porte s'ouvre, deux bras et deux jambes, deux oreilles et deux mains, la propriétaire souffre d'un strabisme du tonnerre de dieu.

Marie-Noël est partie cet hiver dans l’hémisphère sud pour parfaire son bronzage. Deux semaines. Elle considère au retour, défaite, le blanc laiteux dessous ses bras qui ne s’en va pas.

Lorsque deux vieilles pies surveillent ses faits et gestes Jean-Rémy rit, il avertit la police quand il s’agit de petits vieux.

Jean Prod’hom

Cette route sur la carte il n’y avait rien au-delà

Valbroye Villars-Bramard 400m 2012 - Version 2

Chaque communauté du canton de Vaud a dessiné sur son territoire, dès 1812, un espace clos et fermé pour enterrer ses morts à respectable distance des habitations. Tandis que les villages et les campagnes se métamorphosaient tout au long des XIXe et XXe siècles, les cimetières ont été l’un des points fixes des communautés. Ces constructions d’un séjour pour les morts au voisinage des vivants ne me lassent pas et m’invitent à me pencher, comme un primitif, sur mes rapports avec la mort, en-deçà de mes croyances et de mes voeux seconds, à même les manières de vivre et les silences des anciens auxquels chacun obéit qu’il le veuille ou non en marchant. Au notaire qui assure l’ordonnance des successions et des partages, j’ai voulu conter ici une ou deux choses habitées par une temporalité qui ne se partage pas en minutes.

On dit que la mort n’en fait qu’à sa tête, façon de dire, la mort c’est d’abord un coup de tonnerre de l’autre côté du langage, un éclair sur lequel l’imagination bute. A vrai dire, mort ne veut pas dire grand chose, les morts si, ils constituent l’avant-garde des vivants et font écran à l’inconcevable. Que ferions-nous sans eux ? Les morts sont les alliés des vivants contre la mort, celle-ci est intraitable, mais il est possible de s’arranger avec ceux-là. Inutile de les interroger là-dessus, ils ne répondront pas. Les vivants qui ont signé les premiers traités sont nos ancêtres, on les rejoindra sous peu, c’est avec nous que ceux qui viendront ensuite auront alors à traiter.

On peut entrer dans un cimetière mais il est impossible d’aller au-delà, il n’y a pas d’au-delà du cimetière. C’est comme un seuil, un pas de plus et on n’en reviendrait pas. Les cimetières sont de véritables forts qui nous gardent du noir de l’outre-tombe.

C’est dire que les morts sont du côté des vivants. On vit avec la mort mais ce sont nos morts qui nous la rappellent. Impossible de la déloger du monde des vivants, mais impossible de la laisser faire à sa tête. Le cimetière est le lieu des morts placés-là pour montrer du doigt ce qui n’a pas de nom, au-delà duquel il n’y a précisément rien. Le cimetière indique le lieu au-delà duquel il ne convient pas de s’aventurer. Tout simplement parce que l’au-delà se définit par cette impossibilité-là.

Le cimetière est un un incident topologique dans lequel les morts font les morts. S’ils n’étaient pas là ils seraient ailleurs. Salutaire qu’ils ne prennent pas toute la place, interdit d’en sortir. Supposons un instant le retour d’un mort, bien mort, personne n’en veut, n’est-ce pas ? Disons d’emblée qu’un mort qui reviendrait n’est pas un mort, un mort ça ne revient pas.

Il ne faut pas se méprendre, le cimetière n’est pas un amer indiquant un danger. De danger il n’y a pas, rien dans les fosses ou si peu, personne n’est dupe. Le cimetière est une bouée à laquelle les vivants s’amarrent, reliée par un filin à un corps-mort, le chemin du cimetière est cette amarre. La communauté est attachée au séjour des morts comme à un corps-mort, empêchant qu’elle s’abandonne au vent et se perde au large. Le chemin qui mène au cimetière et qui en revient est le canal qui maintient tendu le dialogue des vivants et des morts. C’est en conduisant les morts au cimetière qu’il se retend et qu’on s’assure de sa solidité.

Chez les morts ça bouge mais bien moins que sur la mer, ça bouge à cause du roulement et des désaffectations partielles qui évitent une croissance démographique incontrôlable des morts. C’est dire que les morts meurent une seconde fois lorsqu’ils rejoignent la communauté des ancêtres qui n’ont plus de nom. A la communauté des vivants répond donc celles des anciens, bien plus nombreux que les vivants. On aurait pu faire avec un plus petit espace encore, mais il en faut un pour abriter le laboratoire de nos alchimies. Sans l’alchimie que les vivants font subir aux morts, on ne survivrait pas, tout serait confusion. Mourir n’est pas exclusivement l’affaire des morts, c’est aussi l’affaire des vivants, les mort l’ignorent, mais nous savons-nous que nous sommes vivants ?

La vieille était assise sur le banc, je la connaissais bien depuis qu’on se croisait sur le chemin des Tailles et qu’on s’entretenait de choses et d’autres. Ce jour-là elle m’avait parlé du cimetière près duquel nous étions, de la mort qui la guettait et de ceux qu’elle allait bientôt rejoindre. Elle avait vécu toute sa vie à Pra Massin au Cachet-dessus. Je l’avais écoutée avec attention, elle parlait lentement avec du silence tout autour. Ce jour-là, j’ai mieux compris pourquoi il convenait de faire une place aux morts. Sitôt rentré j’ai rédigé quelques notes, on s’est revus plusieurs fois, elle parlait de moins en moins. Elle disait en plaisantant qu’elle ne voulait pas qu’on s’attache trop, puisqu’il allait falloir qu’on se détache. J’ai repris ces notes il y a quelques jours pour donner une forme à ce que j’avais cru comprendre, cette paix un peu effarée que les silences et les mots simples de cette vieille dame m’avaient procurée en m’obligeant à revenir sur l’inconcevable. Aujourd’hui la vieille est morte, son cadavre est derrière le mur du cimetière contre lequel est appuyé le banc sur lequel je suis assis, je regarde tout autour le village et Cachet-dessus, la route qui y conduit et le segment qui s’en sépare pour remonter jusqu’ici. Je vais mieux, j’ai parlé de la mort, des morts surtout, il le fallait. La vieille de Pra Massin est bien vivante en arrière de moi, c’est un peu elle qui parle, nos voix se mêlent, me pousse à aller de l’avant et à risquer ces mots, je suis un tard venu.

Depuis le temps, c’est comme si je voyais les choses de loin et d’en haut, mais aussi à ras de terre avec la tête qui se défait. Me reste accroché je ne sais ni où ni comment ce que je tiens des miens qui se faisaient entendre sans trop en dire sur les pas de porte, d’étage à étage ou par la fenêtre. On ne parlait pas tellement de nos affaires avec les morts, mais elles étaient là, bien là, et on faisait ce qu’il fallait en s’aidant, simplement, en faisant comme on a toujours fait. Mais ce que tout le monde savait sans avoir besoin de le dire, c’est que pour continuer à vivre, il fallait bien les mettre quelque part nos morts, pas n’importe où, ils nous en auraient voulu, et un mort qui vous en veut c’est comme un ongle incarné, ou une maladie chronique, il ne vous lâche pas.
Je viens de temps en temps jusqu’ici, je regarde le village et Cachet-dessus. Tout ce qu’on voit aux alentours, c’est eux qui l’ont fait, c’est le travail de nos morts bien vivants encore, si on regarde bien on reconnait leurs visages. Ce sont eux aussi qui nous ont faits et qui continuent à nous faire, mais il fallait qu’ils meurent pour qu’on mette le pied à l’étrier, sinon c’est nous qui serions morts d’abord, eux ensuite et la mort aurait gagné la partie. Quand je monte ici, je fais un tour parmi les tombes, enlève quelques mauvais herbes. Je souris aussi à la vue des pierres tombales, des arrangements floraux, de l’abandon parfois, ça a fini par leur ressembler. Je ne leur parle pas, mais je pense comme je l’ai toujours fait, avec eux à mes côtés. Je sais qu’ils sont morts, mais ça ne m’empêche pas de vivre avec eux, c’est-à-dire avec leur absence.

Sur le moment c’est incompréhensible, si impensable que parfois ça dure plusieurs jours, plusieurs mois. La mort du mort c’est pour le vivant comme une mort pointée, un impensable qui peut se prolonger indéfiniment. Les vivants doivent à leur tour faire mourir celui qui est mort et retenir ce qui est vivant, c’est de l’alchimie, c’est plus long que de mourir soi-même et laisser faire les autres, il faut du temps. Et faire les gestes justes pour ne pas succomber à l’effroi et trouver une réplique l’inconcevable. Non pas s’y résigner mais y répondre. Dans nos villages, aller au cimetière, y déposer nos morts, en revenir, c’était notre réplique. Nos cimetières sont juste à la distance qu’il faut, à pied s’entend, ni trop loin ni trop près, à la distance juste.

Quand quelqu’un mourait au village personne ne faisait le mariole, les croyants, les catholiques, les agrariens, les socialistes, les radicaux, on montait tous le chemin du cimetière côté à côté, il ne serait jamais venu à l’idée de quiconque de mettre tout ça en cupesse, sans compter que personne n’aurait su exactement où glisser le levier, le jour de l’enterrement, ce que pensait chacun n’avait aucune espèce d’importance, on partait de l’église, ou parfois du domicile de celui qui était mort et on le portait jusqu’au cimetière. On faisait la plupart du temps le voyage en deux fois, du domicile du mort à l’église, de l’église au cimetière, avec le cercueil à bout de bras, il tanguait à l’avant du cortège comme une barque. Le dernier bout, c’est le chemin du cimetière, tous nos morts passaient par là, qu’ils viennent du village ou de Cachet-dessus. Pour les gens de passage qui demandaient où se trouvait le cimetière, on disait à l’entrée du village, pour nous je crois qu’il a toujours été à la sortie.

On le déposait dans la fosse, le pasteur disait quelques mots, personne ne l’écoutait. Mais personne ne lui en voulait, parler c’était sa manière à lui de se taire. Ce qui se passait n’avait rien à voir avec ce que chacun d’entre nous croyait. Il s’agissait d’abord de se débarrasser de ce corps, de rendre à la terre ses parties lourdes, quant aux parties subtiles qu’on allait rapatrier, on devinait qu’elles se mêlaient déjà aux nôtres. On revenait au village par petites ou grosses grappes avec l’assurance que le mort était bien mort et qu’il ne reviendrait pas. Le chemin qui nous ramenait ne charriait pas les mêmes choses à l’aller qu’au retour. On ne redescendait pas le chemin sans rien, mais avec quelque chose, quelque chose en creux, qui ne tenait pas dans une boîte, quelque chose qui ne prenait pas de place dans nos mains vides.

Le cortège était un vrai tambour de machine à laver, le cortège bougeait dans tous les sens, le drap délicat était à l’avant, à l’arrière c’était plus raide, mais c’est ceux de l’arrière qui poussaient ceux de l’avant. Je crois, si on met à part le premier rang du cortège, le gros de la communauté portait dans son coeur ces journées, on était tous ensemble, les travaux s’interrompaient dans le village, on aurait dit que l’horloge du clocher n’avait plus ni grande ni petite aiguilles, à l’arrière ça causait, aussi bien de ce que le mort avait emporté que de ce qu’on allait retenir et ramener.

Il y avait dans l’air quelque chose qui nous rendait modestes et radieux, l’air luimême peut-être qui circulait entre nous, la place que le mort nous avait laissée et qui se multipliait tout autour. Ce n’est pas qu’on tournait ou dansait autour de ce vide qu’il nous avait laissé comme autour d’un arbre de mai, ce n’était pas un vide, mais du vide, du vide qui se distribuait en chaque point de l’espace, comme du temps qu’on ne compterait pas. Il y en avait partout et pour tout le monde, on levait alors la tête dans le ciel et on voyait ce rien de lui qui vivait en dedans de nous, même mort. Rien besoin de croire.

L’air frissonnait, aucun de nous n’était exactement là où les autres l’attendaient, quelque chose de nouveau nous obligeait à reconsidérer notre place. Il y avait du jeu entre les choses, dans notre tête aussi. On débordait de notre niche habituelle, on cédait notre place comme au jeu du taquin. On apercevait aux alentours l’invisible vitalité du défunt, son visage éclaté, partout sa présence. Nos ancêtres délivrés de la pesanteur dansaient eux aussi, j’ai la chose devant les yeux. Notre ciment était fait du vide laissé par le mort, ça n’étriquait pas, c’était invisible et ça portait. Certains se disaient à l’intérieur d’eux-mêmes que de rejoindre le monde des morts, c’était faire une fois quelque chose de bien pour les autres, et ils avaient moins peur. Ça ne consolait pas, mais ça montrait qu’il y avait quelque chose qui nous dépassait de tous les côtés. Et c’est l’un des nôtres qui nous le montrait, sans qu’il le veuille, en quittant sa place parmi les vivants et en rejoignant le lieu où ceux qui l’avaient précédé l’attendaient. On disait parfois en plaisantant que si le mort avait été là, il aurait regretté de ne pas être de la partie.

Le vide que fait un mort c’est quelque chose qui se répercute jusqu’au ciel, comme un caillou jeté dans l’eau qui coulerait à pic, mais dont les effets se prolongeraient à l’infini. Il y a juste le caillou qui ne bouge pas, il s’est détaché de notre communauté, mais il vient en retour écarter les limite de la vie, repousser la mort et donner un peu de place à nos travaux et à nos jours.
Ce sont les morts qui nous ont faits, nous font et nous défont, c’est le grand jeu des générations, des héritages sans testament et de la vicariance tracé à même le sol et dans l’ordinaire de nos jours, auquel des générations se sont conformées sans qu’il ne soit écrit quoi que ce soit à son propos. C’est l’écriture d’avant l’écriture, l’égale de ces semainiers dont personne ne songe à discuter le nombre de tiroirs. Mais qui est devant ? Qui était avant nous ? Qui est à l’avant de nous ? La vieille de Pra Massin n’a jamais rien regretté, les gens du village ne sont plus les mêmes, disait-elle, ils ont amené du sang neuf, d’autres habitudes et d’autres usages. Quelques-uns conduisent leurs morts ailleurs et les y laissent. Les choses vont si vite que tout le monde ignore où demain nos morts vivront. Les communautés erreront peut-être sans amarres, heureuses, entre néant et illusion. Quoi qu’il en soit on ne peut rajeunir la manifestation de la vie avec du gris sur du gris, on peut cependant reconnaître au crépuscule que le gris laissé par l’histoire brûle encore de mille feux, puzzle géant, blé, orge et seigle sépia, prés verts et coquelicots, noir de bitume et gris souris.

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Publié le 3 mai 2013 dans le cadre du projet de vases communicants chez François Bon (Tiers livre) .

Jean Prod’hom

Dizy - Vallée de Joux

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Bientôt huit heures et branle-bas le combat dans la salle de l’ancien café de Dizy où nous rejoignons les deux Bataves de la veille qui se préparent pour une nouvelle étape, chaque année une vingtaine de jours pour rejoindre Rome. Je déjeune à pleines dents, mais pas question pour Arthur de mêler son couteau et sa cuillère à ceux des autres, qu’ils passent ou qu’ils restent, si bien qu’Arthur jeûne. Tous à la même table, pèlerins et employés de la ferme, noires du Togo, crème de Chine, orange d’Amsterdam, rousses d’Irlande et blancs de Londres. On est les derniers à quitter les lieux.

Dizy
Cimetière
Bois du Prieuré
Ferme du Bois de Fey
Le Veyron
La Tine
La Venoge
Ferreyres
La carrière de calcaire jaune de Bellerive
Bois des chênes d’Echilly
Four à fer des Bellaires
Four à chaux
Envy
Sinjin
Rouge Bou
Juriens
Voiture du boisselier de La Praz
Café du Jura de Nelly à La Praz
CImetière
Combe du Renard
Côte de La Praz
Chalet Lyon (1257)
Boutavent Dessus
Pré de Joux
Crachin
Col du Mollendruz
Restaurant du col
Pétra Félix
Communal du Pont
Sagne Vuagnard
Le lac de Joux
Le Pont

Il est 18 heures, la pluie redouble, on attend le train de 18 heures 30 pour le Day et Lausanne. Encore un hamburger au Mac do de la gare, et puis le M2 jusqu’aux Croisettes. On trouve une borne sur laquelle s’asseoir en attendant Sandra, on en a plein les jambes.
Et voici que celui à qui je répète depuis plus de treize ans qu’il convient de remercier les gens qui offrent un peu de leur temps ou de leur argent, ou même un peu de ce rien qui fait tant de bien, voici donc que celui que j’aurais voulu remercier pour ces deux belles journées en sa compagnie me précède d’un rien.

Jean Prod’hom


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Riau Graubon - Dizy

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Il est 8 heures, encore frais, départ pour la Vallée. Peu de mots, on se l’était promis avant l’été. Aller au plus court, direction ligne d’horizon, ce qu’on a sous les yeux. Disons en deux étapes, Arthur et moi.

Riau Graubon
Messelly
La Corbassière
Jorat de l’Evêque
Route des Paysans
Jorat d’Echallens
Maupas
Froideville
Epicerie du Mille-Feuilles
Fontaine de Froideville
La Rustériaz
Bottens
Le Château
La Tuilière
Le Talent
Malapalud
Assens
L’église d’Assens
Terrasse de l’Epi d’Or
Boulangerie Fornerod
Bois d’Orjulaz
Chevrine près de Boussens
Sellerie Rochat
Bournens
Fontaine de Bournens
Cimetière de Bournens
Pont sur l’autoroute
Penthalaz
Piscine de la Venoge
Orage
Funiculaire Cossonay-Gare-Cossonay
Achat du pique-nique à la Migros de Cossonay
Tuilerie
Bois du Sépey
Arrivée à Dizy
Refuge de la Venoge

A 18 heures, avec trente kilomètres dans les jambes et le feu dans le ciel, Arhur demande :
- Dis papa, C'est quoi le plus proche de nous. Les pieds ou la tête ?

Jean Prod’hom


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Au Riau

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Passe la journée à l’ombre, dans l’ancien collège, y consulte les archives de la commune de Corcelles-le-Jorat avec une idée fixe mais sans méthode, en sors épuisé. Le cimetière de Corcelles a bel et bien été décollé de l’église et déplacé du centre du village au milieu du XIXème siècle. Plus précisément entre 1834 et 1837, années durant lesquelles différents travaux ont été réalisés, les comptes communaux en attestent  : niveler le terrain, poser des coulisses, voiturer le sable et les cailloux pour le hangar - qui n’existe plus -, descendre à Lausanne acheter des fermentes – chez Francillon –, charpenter le couvert de l’entrée,…

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Mais de ces heures passées à faire la taupe, je ne ramènerai ce soir qu’une image, celle tirée du Plan de territoire de la commune levé en 1851 et 1852. On y voit là où j’habite aujourd’hui, une étable rose et une remise sans nom ni chiffre, avec derrière un chemin de terre qu’empruntait le propriétaire d’alors, Jean-Pierre Porchet. On aperçoit sa ferme, une ferme avec son habitation ouverte au sud et à l’ouest, puis son rural constitué d’une grange, d’une écurie et d’une remise, un grand jardin et deux places de terre battue devant et derrière – avec côté midi une fontaine. Un peu plus loin à l’est un étang.
Cette ferme n’existe plus, elle a brûlé, on raconte qu’un char cité par deux chevaux l’a quittée le soir de l’incendie bourré jusqu’à la gueule de meubles et d’ustensiles.
L’étable et la remise d’en face ont pris de l’importance, un peu plus encore lorsque le propriétaire qui nous a précédés les a rachetées, a rehaussé le toit et créé un appendice pour des enfants qui n’y ont jamais habité. Nous avons récupéré il y a une dizaine d’années la part d’eau qui nous revenait, trouvé un bassin de granite, le trop plein alimente aujourd’hui un petit étang creusé au fond du jardin.
Pour le reste, les fermes, le blé, l’orge, les pommes de terre et les betteraves sont les mêmes, le ciel aussi. Et le ruisseau du Riau serpente dans les bois comme autrefois même s’il coupe plus tôt la nouvelle route qui monte à la Moille-au-Blanc, peu avant la poche herbeuse dans laquelle s’enfonce sans disparaître le tracé de l’ancien chemin.

Jean Prod’hom

Pacoton

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Les prés s’écaillent, tas de barres, tas de rouille et volets clos, la mécanique déborde, des fils de fer sortent raide d’une boîte d’Ovo, les araignée prises au piège sèchent et cassent à côté d’une poignée de clous orphelins, la vie fait vis sans fin à Pacoton.
Pas de taille cette année, ni essence là où scies et fils se sont succédé à l’établi, on huilait les gonds en toute fin de saison, jetait des fagots et des taillés dans le four à pain, personne ne saura le nombre exact des bouteilles bues à Pacoton. Je marche sur les jours d’une autre saison, on a brûlé les outils de l’autre siècle, skis de bois sans bâtons. Seuls les légumes du potager chantonnent encore au-delà du jour fixé par le jardinier, picoti picoton, ne restera de cette chanson qu’un linteau de molasse avec écrit 1865 dessus, près de la cheminée d’un salon bourgeois.

Jean Prod’hom

Eric Chevillard manque à l'appel

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La rédaction et la publication quotidiennes de mes billets m’auront permis de découvrir quelques-unes des innombrables affections de l’âme que celle-ci est amenée à endurer lorsqu’on lui demande de suivre une règle aussi contraignante somme toute que celle de saint Benoît. Mais elle m’aura aussi conduit à vouer une admiration sans borne, presque religieuse, pour les triptyques quotidiens d’Eric Chevillard. La variété de ces petites proses d’une ou quelques lignes et la légèreté avec laquelle chacune d’elles s’ouvre, fleurit et se clôt n’ont pas cessé de m’émerveiller et de m’interroger. L’homme disposerait-il de nègres ou d’une martingale à esbroufe, d’un automate syntaxico-sémantique ou d’un vieux secret ?

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Or voilà que nous voici dimanche et deux fois trois billets du bonhomme manquent à l’appel, ceux d’hier et d’aujourd’hui. Je m’inquiète d’abord avant de constater bien vite que ce n’est pas la première fois, ce diariste a posé des lapins à plusieurs reprises déjà, chaque fois un dimanche : les 30 septembre, 14 octobre et 4 novembre 2012, le 2 juin 2013. Va pour dimanche mais samedi ? Je fais quelques conjectures sans grand intérêt, sans grand enthousiasme non plus avant d’entendre distinctement la leçon que mon héros m’a adressée, l’admiration toute religieuse que je lui vouais se transforme alors en compassion. Tout n’est donc pas si facile, la mayonnaise parfois ne prend pas, le regard peine à se fixer ; derrière ces paraboles légères et leurs courbes aériennes il y a un homme besogneux, me voici guéri, Eric Chevillard ne rédige pas ses triptyques comme j’effeuille une marguerite ou compte les 807 brins d’herbe de ma pelouse, les trois petits foyers ont chaque jour besoin de conditions particulières et d’une flamme qui parfois manque.
En attendant la livraison du prochain triptyque de Chevillard je livre ce billet, assez satisfait d’être au rendez-vous, mais avec le désir coupable de détourner en ces lieux, avouons-le, ses habituels lecteurs.

Jean Prod’hom

Rue-Cité-Devant

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Inutile de mettre le monde sens dessus dessous ou de proposer à l’autre un regard décalé sur les choses si celui pour lequel on le fait ne les saisit pas lui aussi en se décalant. C'est seulement alors que, au-delà de la performance, ce à quoi ni l’un ni l’autre ne songeaient peut-être se met à jouer le grand jeu, fait tourner les têtes en y instillant une image dans laquelle l’homme perd pied et l’ordinaire un peu de sa gravité.

Jean Prod’hom

Mise en rose

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Les cercles de fer cliquètent, les douves mises en rose par le tonnelier ne sont plus étanches, les pétales des coquelicots tombent comme les pièces d’un mikado. Saint Vincent s’est absenté avec tous les dieux, c’est désormais à nous de resserrer jour après jour les feuillards de saule pour faire vieillir le vin. On a beau dire, mais les dieux nous ont laissé laudes et vêpres, matines et complies ; à n’importe quelle heure du jour nous pouvons aller chercher un peu d’eau et donner à boire au bouquet des champs, faire tenir ensemble les douves de notre embarcation et montrer aux dieux, au cas où ils reviendraient, que nous avons pu faire sans eux. Ravis, ils s’assoiraient à nouveau parmi nous. Mais à leur juste place.

Jean Prod’hom

Retourner à Bellelay

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On a parlé de choses et d’autres, de nos enfants, un peu de musique, de la difficulté de mener à bien nos entreprises lorsqu’elles viennent du dedans et qu’on souhaiterait pouvoir les toucher du dehors, de nos années de fous, des choix qu’il faut faire, de la sagesse qui nous maintient en vie. C’était dans la cave voûtée de la cafétéria de l’asile des incurables de Bellelay comme on les appelait autrefois, devant une salade, puis devant un café sur la terrasse, ensoleillée, mais battue par la bise qui pique un peu à plus de 950 mètres.

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Lui c’est Antoine, on s’est connus à Riant-Mont, nous étions des gamins, il habitait une belle propriété cachée sous les arbres dont on apercevait les dessous lorsqu’on redescendait du Petit Parc. On s’y est croisés une ou deux fois avant de se perdre de vue, tout s’explique, il est né une paire d’années après moi, et les années comptent double à dix ans.
Il aura fallu un enchaînement de circonstances pour qu’on passe un bout de la journée ensemble entre Tavannes et Porrentruy, à l’intérieur d’un enclos dont il est inutile de fermer les portes, au bout d’une route qui ne mène nulle part, lieu habité à l’extrémité des terres, charme discret, un peu vieilli, sans contrepartie, charme comparable à celui des villages construits sur des promontoires que le temps érode, qui les a protégés autrefois et qui les aliènent aujourd’hui, silence de cire, Villarzel, Dommartin, Essertines ; finistères oubliés par les passants eux-mêmes. Car on ne passe pas à Bellelay, on y reste ou on rentre chez soi avant d’y revenir.
On se quitte, Antoine retourne aux orgues de son saxo, mais il reviendra à Bellelay en septembre 2014 avec Monteverdi pour fêter le tricentenaire de la reconstruction de l’église abbatiale.

Jean Prod’hom

CXXXI

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Dans le café enfumé de cette petite ville sinistrée de la Broye, Klaus m’est apparu comme sur une scène d’un mauvais théâtre, fardé à l’excès, une perruque sur la tête, des pattes d’oie creusées au coin des yeux, le teint blafard, le regard voilé, les joues tombantes, la peau piquée, les dents savamment avariées. Mais il a suffi de quelques secondes seulement pour que cet ami que j’avais perdu de vue pendant plus de trente ans réapparaisse comme un jeune premier sous ce déguisement de mauvais goût qui est celui des ans.

Je lui répète la même chose, deux fois, trois fois, quatre fois, avant de m’aviser qu’il a peut-être perdu la raison, ou qu’Alzheimer est passé par là, ou qu’il est tout simplement sourd. A moins que ce vieil ami, plus sagement, ait renoncé à écouter celui qui radote en face de lui.

C’était à l’heure du café et de la déconfiture.

Jean Prod’hom

Fous de Dieu

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Le 15 septembre 1797, racontent le Père François Berbier et Cyrille Gigandet, c’était un vendredi, les représentants de la République française, après avoir copieusement bu et mangé, pénétrèrent dans les chambres des chanoines réguliers de l’ordre de Prémontré à Bellelay pour mettre la main sur tout ce qui était à leur convenance. L'arrêté d'expulsion précise que chacun des trente-huit chanoines ne put emporter que les effets à son usage. On garda huit chanoines en otages, et on fit accompagner le dimanche les trente autres par des gendarmes en zone neutre.

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J'en imagine quelques-uns d’entre eux dans cet espèce d'entonnoir de pâturages qui descendent en pente douce le long de la Sorne jusqu’à la Birse, avec pour seuls bagages quelques habits et deux ou trois livres sous le bras, un gendarme à leur côté, laissant derrière eux la fine fleur de l’armée révolutionnaire – sous les ordres de Gouvion de Saint-Cyr – pillant ce qui pouvait l’être, plaçant des scellés sur ce qui ne le pouvait pas. On ne commença l'inventaire des biens des Prémontrés que lorsque le bâtiment fut vide.
Une fois les vingt-cinq pensionnaires et les huitante-neuf domestiques de l’abbaye renvoyés, un autre silence s'est installé à Bellelay qui, je crois, ne l’a jamais quitté malgré le chant des rossignols et les affectations passagères de ses bâtiments : hôpital, écurie, brasserie, verrerie. Cet étrange silence, et ce quelque chose qui est comme abandon ont été pris au piège dans la coque vide de l’église, les marécages et les tourbières qui l’entourent.
C’est en 1894, lorsque l’Etat de Berne a racheté les lieux pour en faire un asile d’incurables (plutôt qu’un pénitencier), que la solitude et le silence se sont fait entendre à nouveau à Bellelay, ramenés par des hommes et des femmes venus de nulle part, aliénés, fous de Dieu sécularisés, fils et filles sans père ni mère, sans abbé ni abbesse. Les premiers sont peut-être arrivés en longeant la Sorne, ou sont montés de Tramelan, des proches les ont accompagnés, les orphelins encadrés comme il se doit par des gendarmes.
Le silence, l’abandon, la solitude habitent aujourd’hui les couloirs déserts des trois étages du logis principal, pris au piège derrière les portes fermées des chambres, bureaux vides, salles d’animations désertes. Un bruit de clé soudain, une porte s’ouvre, unité de psychiatrie de l’âge avancé 2, une infirmière en sort, un visage sur une chaise roulante, un bruit de fond, désordonné, des remous, un regard d’une violence inouïe, désarroi. Et le silence à nouveau qui se referme sur lui-même.


Antoine Auberson, Bellelay, Repérages, 9 juillet 2013

Lui vit à Saint-Imier, fume et boit du coca sur la terrasse ensoleillée du réfectoire, il n’a pas de livre, il raconte et ne raconte pas, né à Courfaivre, il travaille dès la fin de son école dans une usine à vélos, pendant deux ans. Mais il se dispute avec son patron, bien d’accord qu’il fasse chaque jour une pause, il en a le droit, mais qui exige qu’il la fasse en travaillant, pour ne pas perdre de temps. Aide ensuite un paysan de Courfaivre histoire de s’occuper, est employé quelques mois dans une entreprise de nettoyage, chez Emmaüs enfin. Sa vie semble s’arrêter là, il se fait hospitaliser une première fois à dix-neuf ans. Cela fait trois semaines qu’il est là, il monte de Saint-Imier à Bellelay régulièrement, des séjours de trois semaines ou plus, depuis plus de vingt-cinq ans, il en aura quarante-sept ans la semaine prochaine. C’est comme s’il racontait tout cela pour ne pas s’en souvenir.

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Antoine Auberson, Bellelay, Repérages, 9 juillet 2013

C’est lundi, des jardiniers râtèlent l’herbe du parc, une débroussailleuse chasse le soleil, la gardienne fait un mot fléché à l’entrée de l’église abbatiale, la porte est ouverte. S’échappe une étrange musique, longue phrase dans laquelle le silence se dédouble, l’église est vide, le silence fait tache d’huile. Comment revenir à Bellelay ? Et d’où ? Et quoi dire de nulle part, il n’entend pas, il est blessure, il est demande, demande sans fond. J’aime ce nom de Bellelay.

Jean Prod’hom

CXXX

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Barthélémy avait abusé de stupéfiants. Il raconta plus tard qu’il s'était pris pour une carotte, puis pour un éplucheur, enfin pour une carotte et un éplucheur.

C’était le beau temps, les tagueurs réalisaient leur oeuvre dans un esprit de totale liberté, les catalogues de leurs graffitis étaient financés par le contribuable et réalisés entièrement par les photographes des polices municipales.

Il y a du grabuge, démêle-toi.

Jean Prod’hom

Dans un quatrain de Follain

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Conférence de fin d’année ce matin, tout l’établissement babille dans le hall des pas perdus, c’est la foule des grands jours. Règne un brouhaha qui faiblira mais ne cessera pas, il y a tant à dire, faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais. Les lunettes à soleil dressées sur le front de quelques-unes nous rappellent qu’il fait beau dehors. On se penche un bref instant sur les incivilités des tout petits, on convient des cadres à fixer autour de leur irrépressible agitation. On les voudrait au fond immobiles, en rang d’oignons à côté d’un citron, d’une poire et d’un pot de fleurs, nature morte, nappe verte et lumière profonde au temps du cinéma muet.

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Il y a le réseau, le réseau-réseau, le réseau-ressources, les remises au pas, les appuis, la dynamique négative, le redoublement, le soutien institutionnel, belle grappe de langue, on se grise. On passe en revue les classes : la 201, la 303, la 402, la 403, pas de 807 cette année. On salue les enseignants à la retraite, on évoque les situations qui en appellent d’autres, et puis il y a les refus, les accords, les validations. On a installé de tout nouveaux filets de sécurité, on accorde encore des faveurs mais les privilèges ne seront pas rétablis. La dyslexie, le dyscalculie, les dyspraxies, les dysphasies, la liste s’allonge, demain tout mal aura son mot. J’apprends que le multi-âge est banni.
On ouvre l’enveloppe, la boîte des horaires, celle des généralités et des compléments, formellement ou concrètement, celle des mises à niveau, des réorientations, des effectifs réduits, et des options spécifiques. La vendange est belle, je m’étonne pourtant de nos certitudes collectives et je devine derrière le ronflement du lexique une assurance qui vacille.
On nous rappelle que les mamans ne seront plus obligées de fourrer les cahiers de leurs enfants fabriqués par des prisonniers. Je l’ignorais mais le journal de la fonction publique de l’Etat de Vaud nous l’apprend, les cahiers utilisés en classe sortent des ateliers des Etablissements pénitentiaires de la plaine de l’Orbe. Dix détenus travaillent huit mois durant à la confection du million de cahiers (15 types en 4 formats différents) distribués dans les classes à la fin de l’été. Le journaliste de La Gazette de 2004 note que le pécule qu’ils reçoivent en échange permet d’améliorer l’ordinaire des prisonniers et d’acheter des cigarettes. Echange de bons procédés, je souris, un cahier de géo contre une clope.
Plus délicat, je crois entendre soudain les échos d’une vieille querelle sur le rôle de l’école dans le redressement moral des enfants. Une parabole. Voici. De deux frères jumeaux en tout point pareils, le premier avait fait tout ce qui lui avait été demandé au cours de sa scolarité, il avait été poli, était venu aux appuis, jamais en retard, avait fait des efforts considérables, volontaire, besogneux même. Malheureusement le bon bougre à bout de souffle avait raté d'un demi-point l’obtention de son diplôme. Ne fallait-il pas aider cet être désarmé ? L’institution veille, elle sait reconnaître ce qui doit l’être, le gamin le méritait, elle lui a octroyé ce qui lui manquait. Son frère jumeau n'avait quant à lui rien fait de bon depuis le début, avait été désobéissant, moqueur, jamais coiffé, crâne, devoirs non faits, menteur, buissonnier, au diable les efforts, soldeur, m’enfouteur et j’en passe. Comme on peut s’y attendre le garnement avait raté l’obtention de son diplôme, d’un demi-point, le conseil des sages ne lui a pas octroyé ce qui lui manquait. En vérité je vous le demande, lequel des deux avait un avenir, l’enfant à bout de souffle qui avait été sans faillir à l’image de ce que commande l’institution ou celui qui était plein de force de n’avoir rien fait et qui rappelait à l’enseignant celui qu’il aurait aimé être : courageux, indiscipliné, naïf, confiant. L’institution a tranché, petit vaurien, tu partiras les mains vides, sans papier, sans diplôme, héros si tu le veux dans les Ardennes, dans un récit de Dhôtel ou dans un quatrain de Follain.
L'année s'est bien passée je crois. Les vacances feront du bien à tout le monde. Mais j’ai au fond un peu peur, j’aimerais qu'on me réconforte, qu’on me persuade que tout cela est encore solide. J’entends une voix qui me souhaite de très loin le meilleur en m’avertissant du pire.

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Jean Prod’hom

Entre roses et ciel

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Jean Prod’hom


Bascule

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Dans deux ans Michel fermera sa boutique, une boutique placée à l’angle de la route de Lausanne et celle de la Blécherette. Cette fin a été annoncée il y a une trentaine d’années déjà lorsque les paysans ont cessé d’engraisser les deux cochons qu’ils bouchoyaient alors en octobre et en avril, mais aussi lorsque les exigences liées aux mesures d’hygiène ont pris le pas sur le bon sens. On n’abat plus à Coppoz, l’échaudage, l’épilage et l’éviscération se font dans des abattoirs industriels. Ici on débite la viande saignée ailleurs et on prépare la charcuterie. Ce matin Michel gaine les 18 mètres de l’intestin d’un cochon, préalablement gratté et retourné, et l’enfile à l’embout du poussoir d’où sort la pâte de viande préalablement hachée et salée. Plus de tripier, les boyaux se vendent au mètre chez des spécialistes, un ami lui donne un coup de main.
Michel aidait son père sur leur domaine des Buchilles et bouchoyaient d’octobre à avril dans les environs. D’autres que lui offraient le même service dans le coin, Marcel aux Planches, d’autres au Petit-Mont et au Grand-Mont, il y avait de la concurrence, c’était avant que les paysans des petits domaines tombent aux mains des gros paysans. Mais il offrait ses services au-delà de la commune du Mont, à Cery d’abord, pour abattre les porcs engraissés dans les boitons de l’asile psychiatrique. On y nourrissait plus de huit cents cochons par année, Michel s’y rendait le lundi et le mardi. Mais il n’y travaillait pas seul, un autre boucher l’accompagnait, et un tripier qui préparait les boyaux. Les hôtes du lieu faisaient le reste, préparaient les lots, mettaient en sac, étiquetaient. Michel a exercé aussi ses talents à Forel, à Oron, et jusqu’au bout du lac, Genève, Carouge et Meyrin. En ce temps d’avant la bascule, les cochons faisaient plus de deux cents kilos, on les abat aujourd’hui à quatre mois, cent vingt kilos maximum.
Michel a mangé du cochon toute sa vie, du sang le matin que sa femme faisait revenir à la poêle, de la fricassée à midi, de la saucisse à rôtir le soir. Il n’avait pas fait de check-up depuis 11 ans, Michel rit des résultats du mois passé : pas de cholestérol.
Les promotions commencent à 10 heures, je n’étais jamais entré dans ce local, me demande si l’un ou l’autre des élèves qui vont recevoir tout à l’heure leur diplôme y a pénétré une seule fois, ou a même imaginé ce qui s’y passait tandis qu’il apprenait à raconter, à compter, à écrire. Raconter et écrire quoi ? Le monde ancien n’en finit pas de se terminer, le nouveau tarde à se lever clairement.

Jean Prod’hom


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Ça sert à ça la langue

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Mots de fin de saison, usés, collés au palais, racines coupées, à peine des mots, impossible de s’en défaire, trop désarticulés pour les saisir entre les dents. Les détacher pourtant, par la force, les détacher de la nuit du dedans, par la bouche, et les écrire avec la langue, ça sert à ça la langue, se débarrasser des coques vides. On les croyait quelconques alors qu’ils repiquent sitôt jetés, lancent un premier éclat avec dedans un surcroît d’expérience, c’est une bande de coquelicots qui squattent un champ de pois sous les Terreaux. Un contexte strict qui ne les empêche pas de secouer leur tête rouge, une image de défaillant prise au hasard, inégale à elle-même, en plan, oisive et persistante.

Jean Prod’hom

Mon nouveau collège

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Oeuvres vives et oeuvres mortes, des caissons étanches, écubier et guindeau escamotés, mais ni gaillard d’avant ni gaillard d’arrière, ni proue ni poupe, ni gouvernail.

- Parés à appareiller ?
- Parés.

- Conditions météorologiques ?
- Temps calme.

- Voiles ?
- Affalées.

- Filets ?
- Relevés.

- Ecoutilles ?
- Fermées.

- Corps morts ?
- En place.

- Bouées ?
- Prêtes

- Ancre ?
- Jetée.

- En route !
- Où ?
- A quai !


Jean Prod’hom

100

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Paul appelle littérature tout texte qui tient debout lorsqu’on lui boute le feu.

On a remplacé le problème du mal par celui de l’identification exhaustive de tous les maux.

Ils ont soixante ans et font des mots fléchés dans le parking d'un monde parallèle, jouent au foot derrière un grillage, rôtissent à plat ventre, gros et gras sur le sable. Les cygnes jeunes et vieux se tiennent à l’écart de cet indigent spectacle en maintenant le plus longtemps possible leur tête au fond de l’eau.

Jean Prod’hom

Une doctrine à double foyer

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Hier, on a démarré la journée avec les batteries à plat, sans disposer de chargeurs ou d’une voiture de service, on a dégotté finalement une pente, mais tard, très tard si bien qu’il nous a fallu mettre les bouchées doubles. C’est que, la veille, on était rentrés tard de la fête organisée par la commune du Mont-sur-Lausanne dans la grande salle du Petit-Mont. Belle soirée, silence entendu sur le job, on a voulu croire avant l’été que tout allait bien, que l'école de septembre ressemblerait à celle de juin, qu’il suffisait de prolonger les lignes vers un hypothétique point de fuite et de ne pas se demander s’il pourrait en aller autrement. On a montré dans ce domaine comme toujours de la bonne volonté et plein d’idées.

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Tous, les architectes comme les politiques, les fabricants de tables, de chaises, de pupitres, de cahiers, de livres, tous, les enseignants et les élèves, les secrétaires et les concierges se tiennent la main pour parer à l’injonction qui leur est faite de prendre acte des nouvelles conditions objectives de nos vies. Sourires chez les professionnels, comme on dit, prêts à payer le prix pour ne pas avoir à se coltiner les effets de la mutation à laquelle nous convient nos vies réelles. On n’a pas évoqué vendredi soir les établissements des Pays-bas qui ouvriront l’année prochaine leurs portes de 7 heures 30 à 18 heures 30 avec pour seule obligation que les élèves soient présent de 10 heures 30 à 15 heures. L’enfant gère son planning comme il l’entend. Il y a par contre beaucoup moins de vacances imposées. L’établissement est fermé uniquement pendant les fêtes de fin d’année. En ce qui concerne les vacances, rien n’est imposé. Ce sont les parents et les enfants qui décident. Que les responsables des onze écoles de ce type les appellent des écoles Steeve Jobs n’est pas pour nous rassurer, mais l’idée que des gens répondent sur le fond à cette déclaration du même Steve Jobs selon laquelle il est absurde que le système éducatif américain repose encore sur le modèle suranné de professeurs debout devant leur tableau noir avec à la main leurs manuels scolaires n’est pas pour nous déplaire. On en est ici très loin encore, sachant que la clé de cette affaire ne relève pas essentiellement des moyens financiers et des outils mis à notre disposition, mais du courage de chacun de tout reprendre à zéro, de fixer les élémentaires priorités et d’agir bien plus comme des gamins pleins de bon sens que comme des professionnels imbus de leurs compétences et de leurs droits.

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La cérémonie commence à 13 heures 30, on sera les derniers sur les lieux, la Yaris en bout de file avec les cloches qui sonnent dans le court campanile carré qui chevauche le petit faîte de l’église elliptique de Chêne-Paquier. Est-ce un choix délibéré des deux amoureux que d’avoir choisi cette église de 1667 pour se jurer fidélité, une église des origines secondes du protestantisme dans le pays de Vaud, sortie des mains de l’architecte Abraham Dünz ? Une église ovale avec une disposition en large dès l’origine, seul exemplaire de ce type si on excepte l’église d’Oron en ovale aplati construite elle aussi par Abraham Dünz peu après avoir terminé celle de Chêne-Pâquier (mais qui trouvera une utilisation en long au moins au début du XIXème siècle), ovale donc, ovale ovale, tout nu, sans contrefort ou porche avancé.
Toujours est-il que, samedi en début d’après-midi, la cérémonie s’est déroulée elle aussi sur un plan elliptique, on a en effet tourné autour de deux foyers, le premier qui maintenait dans son orbite un peu lâchement le nom des oeuvres vives de Dieu et les paroles de l’Ecclésiaste, le second qui tenait en laisse le pasteur amoureux de cette rhétorique de la persuasion et du divertissement utilisée en d’autres lieux, pour maintenir les brebis dans leur enclos. Un vitalisme donc conjuguant un contenu doctrinaire secondaire, relativement pauvre, obéissant aux lois du discours publicitaire, avec de l’énergie brute, positive, prioritaire, que transmettent avec doigté les animateurs d’aujourd’hui, chargés à bloc, qui ne se départissent jamais d’une certaine bonne humeur et d’un sourire confiant, presque carnassier, quand bien même le ciel leur tomberait sur la tête. Pasteur donc, habillant ses dires non pas d’images au sens classique, les protestants demeurent iconophobes, mais de figures rhétoriques colorées, images encore qui, de connexion en déconnexion, admission, explosion compression, décompression, promettent que la fête sera vraiment belle.
Mais ce que j’ai appris hier au retour de Chêne-Pâquier, c’est que malgré Dünz Ier, les prédications, les promesses, les agapes, les mousses au chocolat, les sucreries et le soleil, on oublie souvent l’essentiel. Avant que le cortège des voitures coiffées d’un plumet blanc ne parviennent en effet à Donneloye, là où un chemin vicinal conduit à une ferme foraine, un petit groupe d’enfants se tenait là, au carrefour. Cinquante voitures avaient déjà passé et personne n’avait jeté de bonbons aux riverains comme le veut la tradition. Les enfants se tenaient immobiles, oubliés, aussi stupéfaits que s’ils avaient été les témoins d’une catastrophe dont nous aurions été les victimes et, tandis que nous nous éloignions de ces spectateurs ébahis, ils nous offraient dans une autre langue le sourire qui nous manquait, comme s’ils voulaient compatir avec notre souffrance silencieuse et nous libérer d’une dette. Ils disaient merci de n’avoir rien reçu, oubliant même ce qu’ils étaient venus faire à ce carrefour et dans l’ignorance de ce qu’on leur devrait désormais.

Jean Prod’hom