Bascule

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Dans deux ans Michel fermera sa boutique, une boutique placée à l’angle de la route de Lausanne et celle de la Blécherette. Cette fin a été annoncée il y a une trentaine d’années déjà lorsque les paysans ont cessé d’engraisser les deux cochons qu’ils bouchoyaient alors en octobre et en avril, mais aussi lorsque les exigences liées aux mesures d’hygiène ont pris le pas sur le bon sens. On n’abat plus à Coppoz, l’échaudage, l’épilage et l’éviscération se font dans des abattoirs industriels. Ici on débite la viande saignée ailleurs et on prépare la charcuterie. Ce matin Michel gaine les 18 mètres de l’intestin d’un cochon, préalablement gratté et retourné, et l’enfile à l’embout du poussoir d’où sort la pâte de viande préalablement hachée et salée. Plus de tripier, les boyaux se vendent au mètre chez des spécialistes, un ami lui donne un coup de main.
Michel aidait son père sur leur domaine des Buchilles et bouchoyaient d’octobre à avril dans les environs. D’autres que lui offraient le même service dans le coin, Marcel aux Planches, d’autres au Petit-Mont et au Grand-Mont, il y avait de la concurrence, c’était avant que les paysans des petits domaines tombent aux mains des gros paysans. Mais il offrait ses services au-delà de la commune du Mont, à Cery d’abord, pour abattre les porcs engraissés dans les boitons de l’asile psychiatrique. On y nourrissait plus de huit cents cochons par année, Michel s’y rendait le lundi et le mardi. Mais il n’y travaillait pas seul, un autre boucher l’accompagnait, et un tripier qui préparait les boyaux. Les hôtes du lieu faisaient le reste, préparaient les lots, mettaient en sac, étiquetaient. Michel a exercé aussi ses talents à Forel, à Oron, et jusqu’au bout du lac, Genève, Carouge et Meyrin. En ce temps d’avant la bascule, les cochons faisaient plus de deux cents kilos, on les abat aujourd’hui à quatre mois, cent vingt kilos maximum.
Michel a mangé du cochon toute sa vie, du sang le matin que sa femme faisait revenir à la poêle, de la fricassée à midi, de la saucisse à rôtir le soir. Il n’avait pas fait de check-up depuis 11 ans, Michel rit des résultats du mois passé : pas de cholestérol.
Les promotions commencent à 10 heures, je n’étais jamais entré dans ce local, me demande si l’un ou l’autre des élèves qui vont recevoir tout à l’heure leur diplôme y a pénétré une seule fois, ou a même imaginé ce qui s’y passait tandis qu’il apprenait à raconter, à compter, à écrire. Raconter et écrire quoi ? Le monde ancien n’en finit pas de se terminer, le nouveau tarde à se lever clairement.

Jean Prod’hom


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