La littérature érotique en Suisse romande

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Cher Pierre,
Le ciel s'est couvert à l'aube ; ce qui ne nous empêche pas, Sandra, Oscar et moi de faire la boucle des 4 kilomètres ; on évoque sans les exagérer les désagréments que les travaux dans la maison vont amener, on en rit ; on ajoute pour prolonger notre plaisir une seconde boucle, autour du grand étang qui n'existera bientôt plus : les graminées, les carex, les mousses et diverses variétés d'arbrisseaux ont colonisé les lieux ; des bouleaux, des aulnes prennent racine.

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Je me sépare de Sandra au triage, rejoins le sous-bois où j'ai aperçu hier un bouvreuil. Il n'est pas seul : la femelle est cachée dans les branches d'un sapin nain. Ils filent en trois coups d'aile, je m'installe. Ils reviennent après un quart d'heure, se posent un instant, lui sur une branche qu'il semble affectionner, elle à la cime d'un arbuste. J'aurais voulu faire une photographie de la femelle, plus claire ; ils sont loin, je ne les reverrai plus aujourd'hui.
Les chants puissants des oiseaux donnent l'impression que les bois en sont peuplés jusque dans leurs moindres recoins. Il faut pourtant du temps pour les apercevoir, beaucoup d'entre eux sont perchés trop haut dans le ciel.


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Rougegorge familier

Sandra et les enfants sont allés pique-niquer avec les K au-dessus de l'Escarogotière, je monte à la bibliothèque pour travailler, mais Après beaucoup d'années, recueil de petites proses que Jaccottet a publié en 1994, me distrait ; je l'ai déposé hier sur la table ronde dans l'intention de relire les quelques lignes qu'il consacre aux eaux du Lez. La présence de deux point-virgules naturellement me réjouit, mais c'est la manière dont Jaccottet parvient à éloigner les métaphores et les comparaisons qui me ravit, dont il s'est servi comme d'un véhicule pour approcher ce qu'il tente d'épingler ; la méthode avec laquelle il réussit à se débarrasser de la rhétorique : certes oui! mais..., mais ce n'est pas cela..., dirait-on mais en réalité, si l'on veut..., pour libérer à la fin, par son nom, ce qu'il n'est parvenu à énoncer qu'en le manquant :

Ce sont les eaux de Lez, en avril, au gué dit de Bramarel.

Le menuisier et l'architecte font un saut à 16 heures pour qu'on décide ensemble des fenêtres et des portes d'en-bas ; le menuisier c'est Guillaume et on est bien contents de travailler avec un ami. Je les quitte un peu après 16 heures 30 pour aller récupérer au Musée de Vidy la centaine de tessons qui ont passé l'hiver dans le vestibule de cette auguste maison, que je ne parviendrai jamais à rejoindre, à cause de Monsieur François Hollande dont le discours à l'EPFL et le bain de foule à Ouchy ont bloqué tout le sud de la ville. Il m'aura donc fallu 1 heure et demie pour rejoindre la Grange de Dorigny où se rencontrent universitaires et auteurs autour d'une table ronde sur la littérature érotique en Suisse romande.
On reconnaît les universitaires à leur physique – ce sont des sportifs ; les écrivains à leur gentillesse et leur prévenance – ils ont toujours quelque chose de gentil à vous dire ; jolie soirée donc. J'y apprends également une ou deux choses ; une étude quantitative des textes relevant de ce genre a listé 600 synonymes pour le mot vagin, 600 (différents j'imagine) pour celui de pénis et 1300 pour coït : ce qui prouve une fois encore que le tout est supérieur à la somme des parties.
Je ne suis pas intervenu parce que je n'avais rien à dire; mais si on me l'avait demandé, j'aurais osé le poncif suivant, sans citer mes sources : L'écriture et la lecture, lorsqu'elles se font caresses, relèvent de la littérature érotique. Ç'aurait fait un flop.
Si on avait insisté pour que j'en dise plus, j'aurais raconté Madeleine qui, avant d'être un de ces gâteaux courts et dodus... qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques... , fut celle sur laquelle je portai mes lèvres pour la première fois... je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. II m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire,... en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel.
Je quitte ce beau monde pour le Riau où je retrouve Sandra et Arthur qui reviennent du cinéma, Louise et Lili dorment à Servion. Je rédige ces notes.

Jean Prod’hom