Le style comme expérience | Pierre Bergounioux

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Pierre Bergounioux
Le style comme expérience
Editions de l’Olivier
penser / rêver
2013

Cet opuscule est comme un supplément au Bréviaire de littérature à l’usage des vivants. Un peu moins de soixante-dix pages pour courir l’histoire de l’homme et de la littérature. Saluons l’exploit. Et disons-le tout net, il y a des raccourcis qui font du bien.
Entreprise si brève, si insaisissable qu’elle invite le lecteur à la parcourir une seconde fois pour s’assurer que les choses pourraient effectivement s’être déroulées ainsi et relever quelques-unes des traces que la lecture de ce petit livre laisse immanquablement derrière elle.
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1. C’est aux capacités cérébrales insuffisantes de l’homme que l’on doit la naissance de l’écriture, incapable de contrôler par sa seule mémoire ce dont il est s’est accaparé en asservissant ceux qui travaillent la terre.

2. L’homme a fait de l’écriture l’instrument de sa domination sur l’homme avant qu’elle ne devienne son expression et le véhicule de sa liberté.

3. Ecrivant, l’esprit voit ce sur quoi il agit sans le savoir lorsqu’il ne fait que parler.

4. L’écriture traversée deux fois par l’arbitraire représente le monde sous deux aspects, l’étendue (le nom) et le temps (le verbe). Le récit s’en suit sans jamais renier ses origines, celles de l’inégalité et de l’exploitation. Le style aussi, dans un monde dissocié entre ceux qui sont dépouillés du produit de leur travail et du sens de leur être, et ceux qui en disposent en en fournissant la légende.

5. La bourgeoisie urbaine remplace l’aristocratie terrienne de la fin du XVIIIème siècle, mais rien ne change. Ni la première ni la seconde ne sont impliquées dans l’action, ses batailles et ses travaux ; elles ne peuvent en rendre compte, précisément parce qu’elles s’en sont retirées pour chroniquer les exploits de héros dont elles ne savent rien, dans une réalité qu’elles rationalisent mais qui leur fait défaut. Jamais le narrateur ne se demande s’il n’est pas à l’origine de cette réalité seconde détachée des travaux des champs.

6. Ce sera au Stendhal du troisième chapitre de la Chartreuse de Parme de rapatrier la perspective des acteurs dans le récit, de redonner vie à ceux qui sont plongés dans le tumulte de Waterloo, faire entendre l’incompréhension de Fabrice del Dongo, ce jeune soldat qu’il fut lui-même, petit sous-lieutenant derrière Bonaparte.

7. De ce côté-ci du Pacifique, le roman se repliera sur lui-même et s’égarera dans de « petites mythologies privées » incapables de rivaliser avec la puissance descriptive des sciences sociales. Le roman est mort, il ne peut qu’affirmer sa propre impossibilité. Joyce « n’a rien à dire qu’on ne sache déjà »; Kafka « s’interdit de conclure » ; Proust raconte le temps qu’il a perdu à trouver ce qu’il aurait à raconter, et cette quête sans succès sera ce livre.

8. Il reviendra à un homme jeune, né dans une succursale européenne (qui a brûlé les étapes du processus de civilisation et dans laquelle la ségrégation sociale ne joue pas à plein) libérée du projet révolutionnaire, de recoller le divorce fondateur en faisant entendre le bruit et la fureur qui accompagnent ceux qui font l’histoire, en prenant conscience « de la distorsion imprimée par l’histoire à la narration ». Renversement formel par lequel Faulkner accueille ceux qui agissent. Premier acte en direction de la mise à disposition de chacun des ressources économiques et symboliques.

9. « Le plaisir stylistique demeurera, s’il est bien l’augmentation personnellement éprouvée du monde emporté par le mouvement historique, et il sera purifié du poison que l’inégalité y a répandu depuis l’origine des sociétés. »

(Reste la question du style à laquelle ce petit ouvrage à ma connaissance ne répond pas, sinon en creux.)

Jean Prod’hom