Cimetière de pierres tombales

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Le saxophone avait creusé l’espace du grand salon et de la salle à manger des Cerisiers, tapissé ses murs de blancs et d'ors et le plafond s’était exhaussé. Pas de croissants ce matin-là mais une cuchaule, on avait bu un café en parlant de choses et d’autres, de nos enfants, du travail, des dimanches si bons à tout faire, on ne s’était pas revus depuis un mois.
Dehors il faisait cru, on a emprunté un sentier dérobé qui serpente entre locatifs et villas jusqu’au cimetière de Pully. On est allé saluer Charlotte, le soleil est revenu. Au nord, la série des tombes en ligne de la classe 1992 dont les autorités compétentes avaient annoncé la désaffectation au début de l’année avait disparu, les jardiniers du service des parcs et promenades avaient liquidé les pierres et les entourages, gazonné ce qui n’était plus qu’un tertre, regroupé les croix de bois avec les déchets encombrants au bas du cimetière.

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Mais où passent donc les pierres et les bordures qui recouvrent ceux qui sont morts ? Où est par exemple la pierre tombale de ma grand-mère Hortense Rossier, morte en 1966, avec son nom dessus, que je n’ai pas retrouvée l’autre jour dans l’ancien cimetière d’Epalinges ? Et toutes les autres pierres ? Et tous les autres noms ?
Impossible d’obtenir des renseignements à Pully, je téléphone donc au responsable du Service des travaux d’Epalinges qui n’en sait rien, mais qui me donne les coordonnées du chef de service du Bureau de la Sécurité publique et Police administrative. Ma demande le surprend, il se souvient pourtant bien de cette opération de désaffectation, plus de soixante tombes, cinéraires ou de corps, son service avait averti comme il se doit les familles par la publication d’un billet dans la Feuille des Avis Officiels, elles pouvaient venir récupérer les os et les pierres, le service avait en outre fait placarder des avertissements dans la partie du cimetière concernée plusieurs mois avant le début des travaux.
- Ça fait déjà deux ans cher monsieur ! Quant aux pierres, j’ignore ce qu’on en a fait, je vois demain le responsable de l’entreprise qui s’est occupée des travaux, donnez-moi votre adresse, je vous enverrai un mot. Et rassurez-vous, il n’existe pas de marché parallèle, les pierres ne sont pas utilisées une seconde ou une troisième fois.
J’apprends toutefois, par Internet, qu’en 2006 des monuments funéraires d'occasion provenant de concessions échues ont été mis en vente à Quimper et qu’en 2009, dans une petite ville de Vendée, on a proposé aux internautes d'acheter aux enchères des pierres tombales d'occasion de son cimetière.

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Grégoire Favre, Cimetière de pierres tombales, 2012

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Grégoire Favre, Cimetière de pierres tombales, 2012

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Grégoire Favre, Cimetière de pierres tombales, 2012

Je tombe finalement sur trois belles photos que Grégoire Favre a prises le 27 octobre 2012 dans la région de Sierre et qu’il a intitulées Cimetière de pierres tombales. Internet a vraiment simplifié nos vies, il me suffit de quelques clics de souris pour savoir à qui appartient cette inquiétante décharge. Il s’agit d’une entreprise – catégorie : commerce de gros de matériaux de construction – dont le but est le commerce de pierres naturelles, de produits manufacturés à base de pierres naturelles, d'articles funéraires, marbrerie et sculpture ainsi que toutes activités analogues. Cette entreprise affiche ses compétences dans l’art funéraire – pierres tombales, bordures, sculpture –, mais aussi dans la conception de cheminées, de fourneaux et de poêles. Je décide de lancer un coup de fil au patron pour en savoir un peu plus.

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Google Earth, 1 novembre 2009 | élévation : 807 mètres

Il m’explique gentiment que cet amoncellement de pierres tombales n’est pas une décharge mais un dépôt. En effet, me dit-il, ces pierres vont retourner sous peu au cimetière. Elles ont été placées chez lui en attendant, parce que certaines tombes ont été réouvertes pour y placer un époux, une épouse, un frère ou une soeur. Dans une année ou deux, les familles viendront reprendre la pierre sur laquelle ils feront ajouter le nom du ou des nouveaux locataires avant de la replacer là où elle était.
A l’allure de cet amoncellement, je m’inquiète de l’état dans lequel les familles vont retrouver leur monument. Il m’explique alors qu’il y a un certain nombre de pierres qui proviennent en effet de tombes désaffectées et que les familles n’ont pas réclamées.
- On puise dans ce stock lorsqu’il faut faire des petites réparations ou des petites combines. Faut que vous sachiez que lorsque ces pierres sont retaillées, elles sont comme neuves.
Vais aller faire un tour du côté de Sierre, voir si je ne trouve pas dans cette montagne de pierres à l’abandon celle de ma grand-mère, en cupesse, avec Hortense Rossier écrit dessus. Il y a anguille sous roche, la tombe d’une protestante en pays catholique, ça va chercher loin.

Jean Prod’hom