On appelle ça une révolution copernicienne

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Cher Pierre,
La longue balade de ce matin a eu ceci de réconfortant qu’elle m’a rappelé que la terre pouvait aisément se passer des hommes et qu’en dehors de quelques lieux denses, elle demeure inhabitée.

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Trente ans suffiraient pour qu’elle redevienne – nos déchets nucléaires mis à part – celle d’avant. Les hommes et leurs guerres comptent si peu à l’échelle de la terre que les premiers devraient raisonnablement se passer des secondes. Au cas où, les liquidateurs, s’il en reste, doivent savoir que, lorsque les hommes se seront entredétruits, le Léman suffira amplement à contenir dix fois les sept millards de victimes.
C’est pourtant un peu triste – n’est-ce pas ? – d’imaginer le filet d’eau du Riau de Corcelles, les fruits des fusains et les bras nus, levés ou pendants, des frênes et des saules en hiver, sans personne pour en témoigner. Je fais une halte chez Marinette qui m’offre une verveine ; elle me parle de la nécessité d’agir, moi des pages que Mankell consacre aux prochaines grandes glaciations. On s’étonne de n’avoir vu aucun chardonneret cette année, ni l’un ni l’autre.
Louise et Lili ont congé cette après-midi, je les laisse à la maison et m’en vais, un peu à contre coeur : ce qui me pèse dans ce métier, en définitive et toujours davantage, c’est la manière dont les portes se referment au moment même où on feint de les ouvrir pour préparer nos enfants à découvrir le monde, comme si ce qu’on leur demandait d’apprendre était arrêté et scellé dans des coffres, depuis longtemps déjà, bien avant même qu’ils en connaissent l’existence, qu’ils éprouvent le besoin de les ouvrir et de se saisir de leur contenu, chargeant ceux qui sont réputés savoir de leur préparer une pâtée indigeste qu’ils leur glisseront dans le gosier, comme on le fait avec des oies, cuillère après cuillère, selon un ordre et un rythme définis par des idéologues en manque de confiance. Ces pédagogies ont montré leur inefficacité et nos enfants hésitent à goûter à ces produits inertes et à tremper leurs lèvres dans ces eaux stagnantes.
Il ne sied pas d’anticiper ce que désireront ou ce dont auront besoin demain nos enfants, mais d’anticiper, approfondir, élargir et multiplier leurs besoins et leurs désirs, de leur fournir une assiette et de leur laisser à portée de main les outils dont ils auront immanquablement besoin. Lire, écrire, dire, écouter, calculer, se repérer, se souvenir n'ont nul besoin d'être encadrés par un programme pour faire la preuve de leur rôle essentiel, hormis pour les adultes oublieux. Tout le monde le sait, tout monde le dit, chacun l'ignore.
Disons le haut et fort, la refonte de l'école ne coûte rien, elle nécessite de remettre l’apprentissage à l’endroit, l’école sur ses pieds et de marcher avec la confiance dans le dos. On appelle ça une révolution copernicienne, elle prendra plusieurs décennies.
Sans vouloir généraliser, il conviendrait d’octroyer localement des moyens et un peu plus de liberté à ceux qui souhaitent faire la preuve de l’efficacité de pédagogies alternatives, au sein même de la maison, sans jamais fermer les portes. On sait depuis le naufrage du Titanic que les caissons étanches ne préservent pas du naufrage.
Je termine aujourd’hui la lecture des fragments (Sable mouvant) qu’Henning Mankell a rédigés en hiver 2014, instants de grâce sans lesquels la vie n’aurait pas de sens.

Jean Prod’hom

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