Le couloir était éclairé par des sourires



Pour Jill

Tu es allé de la cuisine au salon, le couloir était éclairé par des sourires, de la salle de bains à la chambre du fond pour ton compte. Tu as entrepris sur ton édredon des voyages autour de ta chambre, élevé des châteaux de sable qui se sont effondrés sous ton regard ravi, tu as fait des parties de cartes avec des amis nés de ton imagination, joué avec des ombres. Et sans l’avoir décidé tu as appris à marcher, à construire, explorer, raconter et jouer. Tu as même fini hors toute obligation par distinguer la lumière de l’ombre sans lesquelles tu n’aurais rien su de tout cela.

On t’a fait croire ensuite, dès ton entrée à l’école, à toi et à tes camarades que la connaissance c’était autre chose, qu’elle s’obtenait méthodiquement, par alignements et entassements. On vous a demandé instamment de mémoriser des lettres et des mots, des opérations et des dates, des syntagmes de glace et des coques vides, de suivre les lignes, répéter les refrains, faire vite les comptes qui assureront votre promotion. L’institution scolaire et la société civile se sont aperçus à la fin de l’efficacité discutable de l’entreprise, nos élèves ne savent pas lire, vos enfants ne savent pas compter, c’est la faute aux parents, aux enseignants, à la société, aux élèves. Nous allons changer de manuels, nous allons user d’autres méthodes pour trois petits tours et puis s’en vont. C’est ainsi, pas même le mont de Piété, c’est du pareil au même, je n’y puis rien.

Que faire aujourd’hui sinon, chaque fois que l’occasion nous en est donnée, montrer que les connaissances ne sortent pas d’un chapeau, ne tiennent pas alignées sur un bâton. Pas de truc, ou des trucs issus de patientes mise en scène.

C’est en octobre 2012 que notre Etablissement scolaire disposera de bâtiments scolaires tout neufs. Ils accueilleront les enfants des nouveaux arrivants. Pourtant, si on regarde par la fenêtre, il n’y a rien, un gros trou seulement, des ouvriers qui vont et viennent, des machines qui ne fonctionnent pas et des camionnettes vides, un chantier qui semble s’éterniser et ne déboucher sur rien. Qu’on ne s’y méprenne pas, les travaux ont commencé il y a plusieurs années déjà...

Je ne suis pas un spécialiste mais je sais en effet qu’il a fallu discuter de la nécessité de construire de tels bâtiments, coûteux, il a fallu prendre en compte l’évolution démographique de notre région, déterminer l’emplacement de ces nouvelles constructions, garantir leur accord avec les règlements cantonaux, leur compatibilité avec l’environnement immédiat, s’assurer de la facilité des accès. Déterminer leur forme et les éléments qui les constitueront, présenter les choses de telle façon qu’elles ne déclenchent pas un cortège d’oppositions, convaincre les payeurs. Il a fallu appeler une entreprise pour liquider l’ancien et démolir la villa de Mottier, verser une larme, abattre des arbres, assurer la sécurité, amener la petite grue pour dresser la grande, creuser enfin, renforcer, protéger, isoler... pour que la construction de la nouvelle école puisse enfin débuter.

Les choses sérieuses ont commencé bien avant avant qu’elles ne commencent, c’était il y a des années déjà. Reste aujourd’hui un trou, tout est joué, ce ne sera qu’un jeu d’enfants d’aligner et d’entasser bientôt les briques. Notre nouvelle école a été terminée bien avant que les travaux ne commencent.

Il est temps de comprendre que la construction des connaissances ressemble sous cet angle étrangement à la construction d’un bâtiment. Pour qu’une connaissance tienne debout, je dois en comprendre la nécessité, en accepter les désagréments momentanés, en anticiper les gains. Je dois vaincre les oppositions tant internes qu’externes, défaire les connaissances qui occupaient les lieux, garder ce qu’on est bien incapable de modifier, préparer les outils indispensables dont on aura besoin, établir l’ancrage des notions principales, anticiper les liens qui feront de ces connaissances des éléments dans un réseau plus vaste, ménager des ponts, des liens. Et enfin, ne pas fermer la possibilité de s’en défaire, car les connaissances, comme les châteaux de sable se font renverser un jour par les vagues.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom