Construction de la ville



La demoiselle s'indignait l’autre jour auprès d’un monsieur bien mis qu’une dame, enseignante de français, fît lire à ses élèves des textes traduits. Le trésor de la littérature française lui paraissait "suffisamment inépuisable" et il faut, disait-elle – vieille rengaine –, étudier ceux de chez nous avant de lire en traduction ceux que les autres immanquablement ânonnent. La demoiselle sous-entendait qu’un texte traduit est par définition qualitativement inférieur à ce même texte en langue originale. Outre que cette vérité n'a jamais été absolument établie, précisément parce qu'il est à craindre qu'un tel examen conduise à l'établissement de la proposition inverse, le monsieur et la dame auraient eu beau jeu d’en appeler à Jaccottet, Baudelaire, Proust – autre rengaine – et tous les autres traîtres qui ne se sont jamais posé de telles questions. Ni le collègue de la demoiselle ni la dame, absente vous l'aurez compris, n’en appelèrent à qui ou quoi que ce soit et se turent. Quant à moi, voisin silencieux, j’hésitai à prendre la défense des textes traduits qui, somme tout, contiennent à l’évidence infiniment plus de richesses que les textes dont ils sont la traduction, ne serait-ce que parce qu’ils recèlent d’une manière ou d’une autre, mais absolument, non seulement la totalité des premiers mais bien d’autres choses encore, et peut-être l’ensemble des livres. Finalement je me tus.

C’est lisant un texte de l’Anthologie des voyageurs français et européens de la Renaissance au XXe siècle, Le Voyage en Suisse (édition établie par Claude Reichler et Roland Ruffieux) que cette conversation m’est revenue à l'esprit. Il s’agit d’un texte écrit en latin entre 1431 et 1439 par Æneas Sylvius Piccolomini alors qu’il séjournait à Bâle au moment du concile. Le futur Pie II y décrit la ville de Bâle d’avant la Réforme. Ce n’est donc pas en latin que j'ai découvert ce texte – je m’y entends mal – ni dans la traduction allemande qui circulait à la fin du XVIe siècle – je m’y entends mal encore – mais dans la traduction française de Philippe-Sirice Bridel qui a disposé, c'est sûr, de la version allemande. Cette traduction du texte d’Æneas Sylvius Piccolomini figure dans l’ouvrage intitulé la Course de Bâle à Bienne par les vallées du Jura, publié à Bâle en 1789 et que le Doyen Bridel conçut sous forme de lettres destinées à un public suisse.

La situation est admirable* et la polyphonie s'épaissit encore lorsqu’on lit en avant-propos que la grande diversité des états de langue dont relèvent les textes rassemblés dans cette anthologie nous a conduits à rendre homogènes l’orthographe et la ponctuation selon l’usage actuel. Nous n’avons en revanche modifié la syntaxe que très rarement, lorsque la compréhension l’exigeait pour certains auteurs anciens.



Æneas Sylvius Piccolomini | Philippe-Sirice Bridel (Doyen Bridel) | Claude Reichler


Voici donc un extrait de ce texte écrit au XVe siècle par Æneas Sylvius Piccolomini, traduit par le Doyent Bridel au XXIIIe siècle et présenté par Claude Reichler à la fin du XXe :

La largeur du Rhin est de deux cent cinquante pas, à l’endroit où le petit Bâle est joint au grand par un pont de bois. Il arrive quelquefois, quand les grandes chaleurs de l’été fondent les neiges des Alpes, et en versent les torrents dans le fleuve, qu’il inonde les rues, renverse le pont et rompe toute communication entre les deux villes : nous ne dirons plus rien du Rhin, si ce n’est qu’il abonde en toute espéce de poissons, surtout en saumons, que les Bâlois préfèrent à tout autre, à cause de leur délicatesse exquise.

Plus loin :

Tout récemment on a embelli la ville de plusieurs promenades, semées d’arbres verdoyants et couvertes d’un joli gazon: les branches des chênes et des ormes, artistement étendues et projetées en dehors, produisent des ombrages épais; rien n’est plus agréable pendant les grandes chaleurs, quoique l’été n’y soit pas long, que de se retirer sous ces frais bocages, pour se mettre à couvert des rayons du soleil.

C’est exquis et on renonce à rendre la justice. On pense plutôt au Pierre Ménard auteur du Quichotte, auquel on revient toujours. Tout a changé et tout demeure, Bâle est enfin sous nos yeux, non pas la ville de Peter, Jacques ou Giovanni, celle d'avant-hier, hier ou aujourd’hui, mais une ville infiniment plus complexe et riche quand bien même les saumons et les ormes ont disparu. C'est Bâle, la belle inconnue, qui s'éveille aujourd'hui à la fin du jour, dans un texte aussi dense et ancien que la ville qu'il a fait naître en la nouant pas à pas au lieu d’un commencement qui s’ignorait et dans lequel elle était tout entière, comme une promesse qu’on tient.

Jean Prod’hom


* Il faudrait poursuivre le déchiffrement du feuilletage lorsqu’on sait que le Doyen Bridel est issu d'un milieu protestant mais éprouve de vives sympathies à l'égard du catholicisme, celui d'Æneas Sylvius Piccolomini qui n'est pas en reste d’ailleurs. Celui-ci a en effet commencé une carrière dans le domaine diplomatique et a participé au concile de Bâle en tant que secrétaire. Il sera de la dissidence et demeurera dans cette ville lorsque Eugène IV transférera le concile à Ferrare. Il soutiendra Amédée VIII de Savoie élu pape en 1439 sous le nom de Félix V, intronisé en 1440 dans la cathédrale de Lausanne et dont il devient le secrétaire, couronné poète en 1442 par l'empereur Frédéric III pour son œuvre poétique et romanesque, dont il devient le secrétaire. En 1445, au cours d'une mission, il choisit de se rallier au pape légitime de Rome, Eugène IV, et abjure devant lui ses erreurs. Il deviendra pape lui-même en 1408 sous le nom de Pie II. Ce qui n’est pas le cas du Doyen Bridel, né en 1745 à Begnins. petit fils de Philippe, pasteur pendant plus de 50 ans dans la vallée de Joux, où il introduisit la culture de al pomme de terre.