La terre a la couleur de la molasse

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La terre a la couleur de la molasse et la dureté du silex. Les labours se soulèvent raides, désordre de cristaux boueux et immobiles. Le ciel est froid, plus haut et bleu qu’en novembre, lambeaux de neige tombée la semaine dernière, flaques sombres, buvards aveugles qui tiennent à distance le ciel, les nuages et les feux du soleil. On ne joue plus.
J’aperçois Alfred, Daniel et Jean-Paul près de chez eux, ils sont de retour ou sur le départ, un rendez-vous ou une tâche urgente. Tout le monde passe en coup de vent, la campagne n’a ni tache ni répondant.
Cinq jours pourtant que le soleil s’est installé au-dessus des habitants du Riau, alors que le brouillard rampe sur le lac. Mais il y a quelque chose d’inentamable qui nous empêche d’aller au-delà de ce qui apparaît. La terre s’est encroûtée, la sève s’est dérobée. Il n’y a que les haies qui gardent autour d’elles un peu de vie, une variété et une souplesse que les branches nues des frênes et des hêtres n’ont pas à cette saison, et je comprends mieux le plaisir dont parle Trassard à couper les herbes et les ronces à leur pied. Monte de la Broye, qui cherche son chemin dans un épais brouillard, le grondement sourd des voitures qui vont à Berne ou à Lausanne.
En-bas un coeur noir et blanc secoue les parois d’un interminable tunnel. Ici en-haut les fontaines sont généreuses, mais elles auront besoin pourtant de la journée pour se débarrasser des morceaux de glace qui collent à leur nez. Je cherche la prise d’eau du canal de la mécanique, on pénètre facilement les bois qui longent la rivière mais je n’aperçois aucun signe d’anciens travaux. De la fumée sort de la cheminée du Château, mais tous les volets sont clos. Les branches du tilleul font un bruit d’os, le potager a l’allure d’un cimetière abandonné. Ici et là traînent de vieilles machines agricoles, qu’on devait venir chercher le lendemain, mais qui passeront un hiver encore à attendre dans leur rouille. A l’ombre cliquètent des guirlandes de verre cassé. On s’étonne plus loin de la vivacité du gui dans les pommiers d’un ancien verger, il a fait d’immenses bouquets dans lesquels nichent des perles vivantes gorgées de soleil. C’est sûr, la terre grise de molasse prendra ce soir les teintes de la pierre d’Hauterive.

Jean Prod’hom