Pourquoi tout cela dérape-t-il?



Les bibliothèques qui accueillent aux quatre coins du monde les hommes, muets, penchés comme des statues de pierre sur des liasses de cendres ne sont-elles pas les preuves vivantes de l’harmonie préétablie?
Et toutes ces vies parallèles sans portes ni fenêtres que réunit un instant le métro dans les tréfonds de la ville, puis qu’il dissémine l’instant suivant sous le ciel n’en sont-elles pas d’autres?

Que se passe-t-il là, en ce lieu, en ces lieux, en tous les lieux: ni vus ni connus et sans accroc, des êtres finis, complets, suffisants, à l’image de la substance, pas l’ombre d’une menace, miroirs vivants de l’univers et images du paradis: foi, espérance et charité discrète, prudence, tempérance, force et justice.


La gloire de Celui qui meut le monde entier
Pénètre l’univers, mais brille davantage
En un certain séjour qu’il ne fait dans les autres.

Jusqu’au ciel qui reçoit le plus de sa splendeur
Je parvins, et je vis des choses que ne sait
Ni peut conter celui qui revient de là-haut:

En approchant de l’objet de ces voeux
Notre intellect se perd en tel abîme
Que ne peut l’y suivre notre mémoire.

Dante
Le Paradis, Chant I



Craintif je renonce pourtant à chercher dans la foule, dans la bibliothèque, dans le métro celui qui se serait perdu lui aussi en un tel abîme. Vertige: un seul regard et c’en est fait de l’harmonie préétablie.

Pourquoi donc – on ne saurait dire où ni quand – tout cela dérape-t-il?


Voici encore, en cette matière, ce que je veux te faire connaître. Les atomes descendent en ligne droite dans le vide, entraînés par leur pesanteur. Mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s'écarter un peu de la verticale, si peu qu'à peine on peut parler de déclinaison. Sans cet écart ils ne cesseraient de tomber à travers le vide immense, comme des gouttes de pluie ; il n'y aurait point lieu à rencontres, à chocs...

Lucrèce
De rerum natura, Livre II


Jean Prod’hom