Je voudrais être à l’image de ces ivraies

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Cher Pierre,
La neige tombe si légère que certains des plus petits flocons semblent vouloir faire marche arrière, zigzaguant, comme dans une foule celui qui la fend, un peu ivre, pour rejoindre celle qu’il n’a jamais voulu quitter. Je voudrais être à l’image de ces ivraies emportées pas le contre-courant de la rivière qui font, loin des tourments, l’école buissonnière. Le flocon virevolte un instant, danse, pur instant de grâce, avant de renoncer, comme alourdi, et de se laisser emporter par la foule de ceux qui n’ont jamais désobéi aux lois de la gravitation universelle, et qui vont mêler leur sang au tapis blanc.

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Louise se réveille avec un orteil aux reflets bleus, résultat de son enthousiasme et d’une malheureuse contremarche. Personne ne souhaite ce matin attendre dans l’antichambre d’un médecin, une heure, deux heures, pour se faire entendre dire à la fin que l’immobilité est le seul remède. On sort une paire de cannes du grenier, Sandra et Lil s’occuperont seules de Ziggy et de Sahita ; on fera le point demain. J’enregistre de mon côté la seconde partie de l’introduction du Roud de Jaccottet.
Les clés qui ouvrent les armoires ignifuges du local de l’ancienne école de Corcelles, qui contiennent les archives communales, ont disparu. Je me rabats sur un document qui n’est pas sous clef, le registre des comptes – du milieu du XIXème siècle – de la moutonnerie de Corcelles-le-Jorat ; je peine à me faire une idée précise des tâches du berger et de la nature du bâtiment, ou des bâtiments qui abritaient son troupeau, puisqu’il est question aussi bien de la moutonnerie du Riograubon que de celle des Biolles. Ce qui est sûr c’est que le moutonnier de Corcelles avait à surveiller plus de 200 moutons et brebis, la moitié etrangeres, qu’il devait faire paître à l’intérieur des limites communales.
Valérie passe un peu avant 17 heures, on boit un thé, elle repart avec deux bouquins. Tout le reste ressemble à un dimanche d’hiver, avec le froid, la nuit et les loups tenus en respect derrière la porte de la maison.
Mais si l’un d’entre nous avait eu le courage d’aller jusqu’au fond du jardin avec les déchets ménagers qui débordent du petit seau vert, il aurait pu apercevoir de là-bas la maison éclairée de partout, la nuit pleine d’histoires merveilleuses et d’étoiles noires, de bois et de veillées hyvernales. Je sors du fond du frigo les restes d’une soupe, quelques tomates et quelques carottes, un peu de fromage et des poires.

Jean Prod’hom