Le Toûno



Dans le val d’Anniviers, les mélèzes renoncent à leur ascension au-delà de 2400 mètres. Ne survit alors qu’un immense chantier au-dessus duquel traînent parfois des lambeaux de nuages qui s’évanouissent sitôt qu’ils touchent la poussière de la terre maigre que de rares sentiers griffent, déchirent, et que taconnent des lacs solitaires et pensifs, c’est un chantier de vieilles moraines que noircissent des torrents plus durs et noirs que l’ivoire.



Pourtant là-haut on vient de loin. Deux bonnes heures séparent l’Hôtel du Weisshorn du lac Toûno, bonnes et belles heures qui, remontant le torrent des Moulins, vous rapprochent du bas du ciel. Sous les collets rongés des Pointes de Nava, le vert maigrit et colle à l’ocre, je marche soudain dans les mousses, sur un tapis lunaire tendre comme un pubis. Les fleurs ont la tête en l’air, les joubarbes, les raiponces et les linaigrettes, les roches la tête dure, gros dés de granit, restes d’un repas céleste.
On arrive là aux marches de ce qui s’habite, lichens, coraux, couronnes, bris et miettes, chardons inhospitaliers, monde illisible en marge de ce qui se raconte, pas même un puzzle, mais un saint désordre de pierres sèches que fait tenir ensemble un silence sans attache.



Il faut compter une heure encore avant d’atteindre le sommet du Toûno. Et là, à 3000 mètres, tout en haut de l’échine de l’endormie une pointe émoussée, la roche à vif, il n’y a plus rien, à peine une place pour se reposer et un cairn qui vous rappelle que d’autres ont passé avant vous. Un peu plus loin on aperçoit le blanc sale de la langue des glaciers, plus haut encore les abîmes et le bleu chirurgical des crocs des séracs.




On verra au retour des papillons, un faucon crécerelle et une marmotte. Tout en bas dans l’étroite vallée l’autre chantier, le petit, en sursis.

Jean Prod’hom