Une gêne technique à l'égard des fragments III



Jour après jour il met en tas ses bouts de papier qui sont autant d’extraordinaires marque-pages glissés dans les livres des Anciens... Telle observation de l’un, de l’autre, lui paraît digne d’intérêt, il la note encore avant qu’il se couche, l’ajoute à son ramas. Comme ces bouts de papier vite foisonnent, tombent, s’égarent, je ne sais, volettent, il confectionne une sorte de petit dossier pour les ranger. Il cherche en vain à lier tout cela. Une telle tâche le rebute. Et saison après saison, au fur et mesure qu’il s’y emploie, les notes se sont accumulées et leur entassement élève la difficulté et décourage. Il estime que le livre est peut-être là; qu’il suffit d’associer ces lambeaux par thèmes, de les mêler avec un souci d’unité ou de contraste. Et, qu’ils s’assemblent ou qu’ils s’entrechoquent, qu’il suffit de placer entre eux des blancs, des pieds, de mouche. Cela ferait un livre. Ce conditionnel est atroce. Il est le noeud de la difficulté.

On le présente capable de s’asseoir dans un fauteuil, de se tourner vers la fenêtre sur sa gauche, de lire, de concevoir une pensée en lisant, d’être astreint tout à coup à la noter avec précision, tout en lui donnant un tour original, et même une sorte de rétraction et de soudaineté, de rudesse et de puissance. C’est un bout de vie qui se touche comme avec le doigt, qui permet de revoir avec une sorte de lueur, et qui a une espèce de sang sous la peau. C’est très rare. C’est une minuscule scène de béatitude. Ceux qui descendent des tétrapodes, qui ont l’usage des langues, qui affectionnent les parures et qui sont omnivores, qui aiment à se tenir dressés sur leurs pattes arrière et qui ont de la répugnance à l’endroit de la mort ne connaissent pas un nombre si illimité de bonheurs. Il ne me semble pas qu’il existe de désagréments, de légers malaises ou de solitude qui ne s’effacent devant la communication que durant quelques instants elle permet, Je suis assis dans un fauteul qui est trop proche dans l’espace. Je prête l’oreille à un son qui est très loin dans le temps. Je lis.

Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata morgana,1986