Qui n’a pas vécu deux fois n’a pas vécu

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Cher Pierre,
Il pleut, la maison est vide lorsque je me réveille, mis à part Oscar qui fait le mort dans un fauteuil à côté du poêle. Cette nuit m’a fait du bien, commencée et finie tard, avec la pluie qui dégouline sur les carreaux et rince un peu de ma fatigue. J’ai changé l’autre jour les pierres ollaires du poêle, fait avant-hier une flambée de papier, je décide d’ajouter du bois aujourd’hui ; j’entends de la bibliothèque la tôle du poêle qui gonfle, picotée par le feu, premiers feux, premières châtaignes. L’hiver est annoncé pour ce soir ou demain matin ; en l’attendant, l’automne joue les prolongations.

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Eric me téléphone à 8 heures 30, on renonce à la balade qu’on avait prévue mais pas au repas ; le rendez-vous est pris, devant la gare de Lutry à 11 heures.
Philippe Guerry m’envoie un mail pour me signaler qu’il a consacré ce matin un billet de son Bonheur portatif à l’un des miens, plus précisément à la molasse sur laquelle le Jorat est bâti. Je ne m’y retrouve pas seul, mais en bonne compagnie, heureux d’être aux côtés de Denis Montebello qui évoque de son repaire de la Rochelle lui aussi la molasse, cellede Hauterives.
Il y a un réel bonheur à se retrouver un jour, alors que nous l’ignorions, là où nous ne sommes pas, avec ceux qui auraient pu être nos amis. J’ai éprouvé ce sentiment une fois déjà, dans le Journal de Dante de Pascal Rebetez, qui m’y a ménagé une place que j’ai occupée de longs jours avant d’en être averti : nous vivons chacun dans d’innombrables mondes qui s’empilent et se chevauchent. Personne n’y a songé – Borges peut être dans son argument ornithologique – il y aurait là matière à lever un nouvel argument en faveur de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu.
Philippe me confie dans son mail qu’il s’est penché sur quelques-uns des textes de Marges consacrés à l’école, en amateur éclairé qu’il est, puisqu’il a décidé de garder ses trois enfants à la maison, pour leur éviter ce dont la plupart des partenaires de l’école se plaignent, le rythme de fantassins et l’incessante pression à laquelle nos enfants sont soumis, en s’en satisfaisant un peu lâchement. Mais il évoque aussi l’envie de l’ainée, de rejoindre aujourd’hui dans leur prison la cohorte des enfants de son âge.
Le blog de Philippe Guerry mérite un long séjour, ses haltes sont gaillardes, en raison d’abord des mots sur lesquels il bute, mais à cause, et peut-être surtout, de la manière toujours inédite, déroutante et caressante avec laquelle il les aborde, au risque de leur laisser un peu de jeu, sachant bien qu’il convient de ne pas les exténuer, il y a mieux à faire.
Je descends à Lutry, parque la Nissan au bord du lac et monte à la gare, quai direction Villeneuve. J’attends avec un sentiment étrange, si étrange que j’imagine d’abord que je n’ai, de ma vie, attendu quiconque sur un quai gare ; en y réfléchissant plus tard, l’inverse s’impose, c’est de retrouver une sensation déjà éprouvée autrefois, dans l’immédiateté et la stupeur, qui la rend si étrange aujourd’hui : Qui n’a pas vécu deux fois n’a pas vécu.
Eric me raconte, après avoir écouté la mienne, qu’il a fait le voyage de Lausanne en face d’une très belle femme, qui venait à l’évidence d’un autre pays, et qu’il s’est avisé alors, étonné, qu’il n’est jamais tombé amoureux d’une femme vivant hors de Suisse. Je crois pouvoir affirmer le contraire.
On marche jusqu’à la plage de Curtiaux battue par le vent, les galets roulés par les vagues, il pleuvine. On ne s’est pas revus depuis plusieurs mois, on raconte à tour de rôle ce qu’on a fait et ce qui nous a occupés, sous nos deux parapluies rose et noir, puis devant des filets de perches au Restaurant du Léman.
On se sépare à 14 heures, j’hésite à l’accompagner jusqu’à l’église de Lutry ; j’ai été assez proche du fils de la défunte, mais d’avoir appris ce décès par la bande me dissuade de m’y présenter,
Je longe les quais une seconde fois avant de remonter au Riau, m’arrête à Epalinges pour faire quelques courses : fruits, salade, pâte à gâteau, poireaux et saucisses aux choux. Plus de feu dans le poêle, je renonce à recommencer l’opération du matin ; s’il pleut, il ne fait pas si froid, l’hiver a pris un peu du retard, la nuit tombe, on attend la neige.
Je me souviens maintenant, je ne suis pas sur le quai mais dans le train ; j’ai une dizaine d’années et pars avec les Paolini que je connais à peine pour Castelfidardo près d’Ancona. Ma mère et mon père me disent au revoir sur le quai tandis que le train s’éloigne, je pleure.

Jean Prod’hom


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