Ecrire et lire ne font qu'un

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Cher Pierre,
« Belle journée! » à la pompe à essence d’Epalinges, « Belle journée! » à la salle des maîtres, « Belle journée! » à la Châtaigne : personne n’en est revenu, c’est à cause du soleil qui occupe tout le ciel, de la neige qui occupe tout l’espace. Où qu’on soit règne un peu de ce désoeuvrement qu’on rencontre à Gstaad, à Crans-Montana ou à Saint-Moritz : voitures rares, bruits étouffés, congères qui font obstacle aux riches comme au pauvres si bien que chacun est logé à la même enseigne : nous sommes tous privés de golf. Les barres ont des allures de sanatoriums, les écoles de palaces. On rêve, le bonnet sur les oreilles, à l’Engadine, aux lacs de Sils et de Silvaplana, aux mélèzes.

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Je revois avec les grands le film que Stéphane Bron à consacré à la commission parlementaire chargée d’élaborer en 2002 à Berne, salle 87 du Palais fédéral, une loi sur le génie génétique. Je ne m’en lasse pas, pas sûr qu’il en soit allé de même pour ceux à qui je l’avais destiné.
Surprise avec les petits lors du conseil hebdomadaire, quatre d’entre eux se sont opposés à la proposition d’une camarade de partir deux jours et demi en fin d’année faire du camping, au prétexte que dormir à la dur est inutile, d’autant plus que chacun d’entre eux dispose, en principe, d’un lit à la maison, tendre et moelleux ; un autre réfractaire ajoute qu’il n’y a strictement rien à faire sous une tente. J’ai dû me retenir pour ne pas demander la parole et avertir mes futurs concitoyens du danger que nous font courir les plus jeunes ; j’en aurais appelé à la résistance de ceux qui rêvent encore d’aventures et ne craignent pas les petits matins. Avant ce coup de théâtre, le président a proposé aux membres du conseil d’y réfléchir encore, aux partisans d’affûter leurs arguments, aux opposants d’amener de nouvelles idées.
Les heures qui suivent me permettent d’entamer cette brève réflexion qui m’a été demandée sur une question dont l’intitulé même m’embarrasse : les liens de la poésie et d’internet ; mais qui devrait permettre d’y voir un peu plus clair sur ce que le numérique m’a apporté, des premiers mots dactylographiés sur une page blog de Rapidweaver aux va-et-vient du texte naissant – d’éditeur à aperçu –, jusqu’à sa publication sur internet par l’entremise d’un hébergeur et sa propulsion sur les réseaux sociaux.
RapidWeaver est un éditeur de site extrêmement simple, bon marché, dont j’ai appris le fonctionnement en quelques heures, c’était en 2008, au moment même de la naissance des marges.net. J’ai choisi l’un des thèmes les plus sobres que cet éditeur met à la disposition de ses utilisateurs : Aqualicieux ; je n’en ai pas changé. Je note au passage que si les amateurs peuvent accéder au code source, je ne m’y suis jamais risqué.
Il me serait difficile aujourd’hui de m’en passer, alors même qu’il y a certainement mieux ailleurs. Ce logiciel permet en effet, d’un seul clic, d’obtenir l’aperçu du texte dactylographié au kilomètre, tel qu’il apparaîtra lorsqu’il sera publié.
C’est dire que je peux à tout ajout, suppression ou modification sur l’éditeur, faire correspondre d’un seul clic l’aperçu du texte que chaque lecteur, et celui que je suis, aura sous les yeux.
Ces aller-retours continuels – longues stations sur l’éditeur au commencement, sur l’aperçu à la fin – sont devenus consubstantiels à mon mode d’écriture : double regard, double perspective. L’écrire n’est rien sans le lire, celui-ci conduit à un récrire aussi longtemps que l’un est l’autre ne font pas qu’un. J’écris donc lentement et peu. Disons même que je n’aurais jamais écrit sans un tel dispositif qui dédouble très concrètement deux instances que je n’aurais pas eu la force de maintenir distinctes. Les deux états du texte mis à disposition par ce logiciel me permettent de rendre presque simultanés l’écrire et le lire, de les rapprocher jusqu’à n’en faire plus qu’un.
A l’éditeur l’écriture, les mots nouveaux nés, verbes et noms issus du magma langagier et cervical, en lien avec la mémoire et nos diverses facultés mentales, coulées et noyaux durs en-deçà parfois de toute lisibilité, rebuts, signes nés dans la précipitation, éclairs cherchant leurs mises à terre, noeud tellurique, formules incantatoires.
A l’aperçu la lecture, exercice articulatoire et rythmique, physique, lèvres et mains, le dos qui pèse, l’oeil qui suit l’organisation du monde, s’assure que ça tient, s’interrompt, clique, renvoie à l’écrire parce que ça ne tient pas : recommence regroupe, déplace, supprime, modifie,...
Le lire renvoie à l’écrire, au récrire et au relire aussi longtemps que l’imprévu, en direction duquel tout tend, ne s’est pas imposé et n’a pas pris en main l’affaire. Il suffit alors de s’en approcher, d’en libérer l’accès et de corriger une dernière fois la partition.
Je suis divisé, je suis cet être double, tête et corps, qui lit et écrit pour à la fin ne faire qu’un, devant un texte dont j’aimerais croire qu’il tienne debout et qu’il puisse aller pour son compte. Je publie pour me débarrasser de ce qui ne m’appartient plus.
Reste à entamer la question de la poésie. Un autre jour. Il me faut aller chercher Lili à Sain-Martin et Arthur à Ropraz.

Jean Prod’hom