Amitié (2)

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Souvenez-vous, nous étions convaincus que l’homme filait du mauvais coton et que nous avions été désignés pour le remettre sur le bon chemin. Nous étions jeunes et souhaitions changer le monde, obtenir du même coup ce qui nous manquait et que nous avaient promis nos prédécesseurs, l’obtenir immédiatement, sans que nous sachions exactement quoi. (Nous n’en savons guère plus aujourd’hui.)
Nous voulions ainsi nous donner une chance d’accéder à cet autre lieu qu’alimentaient des philosophies qu’on baragouinait avec l’autorité des gens pressés. On avait entendu, au coeur même de leur doctrine s’éveiller celui qu’on n’était pas encore, avec lequel et pour lequel on était prêt à agir, qui nous mènerait à cet ailleurs auquel on comptait bien goûter un jour. Ce désir trouble qui nous habitait, sans objet ou presque, ou satisfait par le premier venu, ne nous a jamais quittés.
Nous avons alors posé de petites mines, fait bourgeonner des mots simples, prononcé des formules incantatoires, conçu des poèmes bâtards. Bien peu lorsqu’on y songe ; mais nous avons eu la chance, ce faisant, de nous rencontrer et de marcher ensemble.
Nous avons dans le même temps appris que, même seuls, nous ne sommes pas seuls, ou que nous le sommes avec ceux qui nous accompagnent lorsque nous sommes loin d’eux. On joue toujours à l’intérieur de soi une partie à deux, l’un est soi, l’autre est foule.
Je me souviens de nos virées et de nos rires, de nos excès et de nos insouciances. Penser que nous avons un jour abandonner la partie serait se méprendre, nous avons réinvesti la force qu’on dilapidait dans le désert sur des chemins plus étroits, sans autre adjuvant que l’honnêteté de qui ose l’aventure, en accueillant aussi, à l’intérieur de celle-ci, l’obstacle contre lequel on avait buté et dont on ne voulait jusque-là rien savoir.
Vieillir évidemment change la donne, pas tellement parce qu’on n’y croit plus, mais au contraire parce qu’on y croit davantage et qu’on devine avec toujours plus d’acuité que ce qui aurait pu nous combler est précisément ce qui nous aura portés. Nous avons poursuivi chacun de notre côté, loin des groupes et des poisons qu’ils distillent, réconfortés par l’amitié et ses vertus sans lesquelles nous aurions été bien incapables de prolonger nos aventures solitaires. J’ai avancé avec vous, seul et sans béquilles.

Jean Prod’hom