Champ d'immanence de l'utopie | J.-C. Bailly

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Le vent souffle où il veut.
Une fenêtre s'ouvre un jour, pour qui veut,
tout autour une maison se construit.

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« Ou encore, et ce serait là sans aucun doute l'exemple clé, l'emblème même de ce temps repris, les milliers d'heures au cours desquelles le facteur Cheval, augmentant ses tournées et prenant sur elles, collecta les pierres destinées à son palais ou construisit celui-ci : «Je l'ai construit à temps perdu dans mes moments de loisir que me laissait mon service de facteur», a-t-il pu écrire, mais dans le court texte autobiographique où figurent ces mots, comme sur le monument lui-même, se ressent tout son orgueil de travailleur, de paysan : «Au champ du labeur j'attends mon vainqueur», il y a ainsi, gravées dans la pierre de telles formules, par lesquelles on voit bien que l'oisiveté est aux antipodes, et que c'est au sein même du travail, et même sans doute à l'intérieur d'une idéologie de l'effort qu'est venu se lever ce rêve de poète formidable (et quelque peu négligé aujourd'hui, il me semble) qu'est le Palais idéal.
En tout cas, c'est entre la puissance pure et négative de Bartleby et l'affirmation héroïque et monumentale du facteur Cheval qu'il faut placer l'espace de ce temps à la fois très occupé et très libre par lequel les hommes se dégagent de la sphère productive pour déboucher sur l'utopie active d'une sorte de plein emploi d'eux-mêmes et du monde. «Plein emploi» dont l'art, à condition qu'on le considère lui-aussi de plain-pied, c'est-à-dire hors du «monde de l'art», est sans doute l’exposant le plus vif et le plus répandu, mais qui existe aussi tout autrement, comme en une friche qui serait aussi une réserve, utopie qui donc commence ou recommence à chaque accroc dans le tissu tramé des travaux et des jours :
à même un chemin de campagne, comme ce chemin près de Hauterives où un jour une pierre ( «une pierre molasse, travaillée par les eaux et par la force des temps») surgit pour imposer au facteur Cheval ce qui devint dès lors pour lui le but exclusif de son existence, sa voie de sauvetage, de sortie et de réintégration,
à même les rues des villes aussi bien - et le facteur allongeant sa tournée et traînant le pas serait ici Kurt Schwitters qui lui aussi, par-delà ses collages et ce qu'ils sauvaient du monde, en vint à édifier autour de lui, avec le Merzbau, son propre «palais idéal», construction-coquille enrobant l'atelier et formant un réseau serré de curios, de fragments et d'objets chargés, tous soustraits à leur passé servile comme à leur rejet.
Le lien entre le non-artiste et l'artiste est ici, je crois, suffisamment clair et parlant. Ce qu'il envoie, ce n'est ni l'assomption de l'homme du peuple vers le ciel des idées, ni le gain, pour l'art, d'une emprise populaire, c'est un équilibre et une fragilité où les modes d'être de l'évasion et de la rupture se côtoient et se ressemblent. Il y a une sorte de fonds commun, une sorte de champ d'immanence de l'utopie. : il ne s'agit là ni d'un havre ni d'une terre de tout repos, mais d'un champ d'action auquel n'importe qui, s'il le veut, peut avoir accès. »

Jean-Christophe Bailly,
L’autre de l’«homo faber », in L'Élargissement du poème



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