Je ne m’y serais pas penché

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Cher Pierre,
Je ne m’y serais pas penché si je n’avais, aujourd’hui, à l’entrée de la COOP d’Oron, observé les publicités qui colorent nos grandes surfaces, et si l’une d’elles ne m’avait pas ramené à un billet du 24heures de la veille, évoquant un ouvrage de François Debluë, Lyrisme et dissonance, puzzle de pensées éparses, écrit le journaliste, de réflexions, commente l’éditeur, d’aphorismes, de notes, de courtes anecdotes (souvent drôles), de brefs récits et d’évocations.

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Le chantier au Riau, les échafaudages, les gros travaux que nous réalisons dans la maison, l’isolation de certaines de ses parties, le carottage que le charpentier se propose de faire sur le pignon ouest, tout cela aura été, vraisemblablement pour beaucoup, à l’origine de la mise en route d’une de ces réflexions sans queue ni tête, dans lesquelles on ne peut s’empêcher parfois de s’embarquer. Peut-on calculer la profondeur d’un apophtegme, d’une remarque, d’un aphorisme, d’un brimborion, déterminer sa part d’obscurité et sa part d’illumination, son pouvoir d’accélération, sa densité,... ? C’est l’un des extraits cités par Gilbert Salem, qui m’avait conduit dans ces eaux-là :

Tout artiste tient du manchot : le poète, le peintre, le compositeur ne travaillent que d’une main. L’autre n’est guère requise, sinon pour tenir la palette, maintenir la feuille de papier ou se gratter l’oreille.

La formulation m’avait paru immédiatement exquise ; m’avait séduit le rythme ternaire, tout me semblait en place pour que, le lisant à voix basse une seconde fois, une troisième à voix haute, comme un mantra, je puisse m’échapper vers cet inconnu que promettent, sans le faire voir, ces proses brèves et ramassées. Mais quelque chose n’embrayait pas et me rivait au sol, sans que je sois en mesure de déterminer ni quoi ni où, mais qui me semblait être précisément ce qui aurait dû me faire décoller.
J’ai depuis hier renoncé à faire une demande d’aide au Fonds national de la recherche scientifique, sans pour autant cesser d’être sur le qui-vive. J’avais publié sur ce site, il y a une paire d’ans, un billet qui s’intitulait, Ecrire à deux mains. Dans lequel je commentais quelques extraits d’Une main, petit ouvrage d’une septante de pages dans lequel C. F. Ramuz évoque précisément l’état de manchot auquel une chute l’avait condamné en 1931. Et qui l’avait amené à faire voir ce dont personne ne s’était avisé : c’est à deux mains que l’on écrit, que l’on peint, que l’on compose.
Le brimborion que je cherchais et qui m’aurait fait décoller, je l’ai découpé au milieu de la page 33 d’Une Main :

... nous ne marchons pas moins sur deux pieds et un pied ne nous sert à rien ; nous écrivons sans nous en douter avec deux mains et avec les deux mains : il faut pour le savoir enfin n’en avoir qu’une.

Certains aphorismes marchent sur un pied, ils se satisfont des observations, d’autres engagent le corps de la pensée tout entier, au-delà du point d’équilibre. Les uns est les autres sont séduisants, les premiers ramènent au bercail, les seconds font voyager.

Jean Prod’hom