Un théâtre, c’est aussi la nature

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Cher Pierre,
Lorsqu’ils ont un peu de place à la fin d’octobre, les foyards font une dernière fois la roue, avec cette assurance folle des coqs lorsqu’il montent sur leurs ergots. Ils perdront bientôt leurs plumes et laisseront voir en novembre, sous leur jupe, leurs membres osseux.

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J’enchaîne cinq périodes avec les élèves des trois classes dont je m’occupe cette année ; ils travaillent paisiblement, sans être attachés à mes basques, chacun pour soi ou en petits groupes. Le brouillard se confond avec le dehors, on n’aperçoit ni le lac ni le Jura, pas même la cime de quelques-uns des pylônes qui ferraillent le territoire. Je relis quelques pages des Enfants Tanner.

Si on se met maintenant à penser à un paysage tranquille, avec tous ces bois, ces collines, ces grandes prairies, tout cela étalé au-dehors, tandis qu’on est là assis sous les lustres d’une salle de théâtre, comme c’est étrange. Mais peut-être que tout fait partie de la nature. Pas seulement les grandes choses calmes du dehors, mais aussi les petites qui remuent et qui sont faites par l’homme. Un théâtre, c’est aussi la nature. Ce que la nature nous pousse à construire ne peut être soi-même que nature, à vrai dire d’une espèce secondaire. La culture peut être aussi subtile qu’on voudra, elle reste une chose de la nature, car enfin elle n’est qu’une lente invention à travers le temps faite par des êtres qui seront toujours liés à la nature. Quand vous peignez un tableau, Kaspar, cela devient de la nature car vous peignez avec vos sens et vos doigts et ceux-là, vous les avez bien reçus de la nature. Non, vraiment, nous avons toute raison de l’aimer, de toujours bien penser à elle, de lui adresser nos prières, si j’ose dire, car il faut bien que d’une manière ou d’une autre les hommes prient, sans cela ils devinent mauvais.

Je reste au Mont, mange au Central ; surveille les arrêts entre deux et quatre, avec l’idée de boucler des travaux fastidieux ; mais je dois au préalable batailler avec différentes versions incompatibles de Pages, contourner sans succès le refus d’une imprimante de prendre en charge l’impression de mes documents, soigner enfin, sans y parvenir, une souris sujette à paralysie. Je finis par baisser les bras, j’aurai au bilan perdu une heure et demie. Je sors du collège remonté.
Il pleuvine au Riau, les filles travaillent. Petit tour avec Sandra, Louise et Oscar. Lili accepte de poursuivre, à notre retour, l’odyssée qu’elle a commencé à me raconter avant-hier.
Léna, Jean-Claude l’âne et Papillona le papillon – pour qui les deux premiers ont bricolé une boîte de voyage – sont prêts. Léna achète encore au village un licol, une paire de rênes et la petite équipe peut se mettre en route avec, pour seule tâche, celle de parcourir le vaste monde et retrouver le père de Jean-Claude l’âne.
Ils décident d’abord de traverser la France ; ils s’engagent dans un petit chemin qu’ils suivent pendant deux jours, au bout duquel ils aperçoivent une maisonnette, ils s’approchent ; Léna frappe à la porte. Elle demande au vieil homme qui la lui ouvre de les héberger, elle, son âne et son papillon qui sommeille dans la boîte glissée dans une sacoche. Ça tombe bien, lui dit Ronald, car j’ai un vieux pré dans lequel paissait autrefois un âne que j’ai dû vendre parce que je n’étais plus en mesure de le nourrir.
Jean-Claude ! Jean-Claude ! L’homme se retourne, très étonné, le sien portait le même nom. Ils se rendent compte, après une courte discussion, qu’il s’agit du même animal. Ronald prépare un repas en racontant la longue et difficile histoire de l’âne avant que celui-ci ne rencontre Léna. Ronald l’avertit à la fin de la soirée qu’il ne pourra malheureusement pas l’héberger bien longtemps ; il doit en effet se rendre en ville dans trois jours, où il a trouvé une travail. Léna n’a pas l’intention de rester, elle souhaite en effet partir tôt le lendemain.
La petite équipe part à l’aube, mais l’étape ne sera pas bien longue ; Jean Claude en effet se gratte. Léna fouille soigneusement le pelage de son ami et finit pas mettre la main sur la cause de son désagrément : un cafard. Un cafard que Léna appelle Ralph et qu’elle glisse dans la boîte au papillon. Ils continuent leur chemin et finissent par atteindre Marseille. Ils ne s’y attardent pas, longent la côte avant de remonter jusqu’à Venise. Ils décident alors de prendre un gros bateau qui les conduira à Barcelone. Le bateau est si rapide qu’un jour de mer aura suffit.
Léna prépare les bagages lorsque Barcelone apparait à l’horizon, tandis que Jean-Claude, Papillona et Ralph prennent un bain dans la grande piscine du pont arrière. Tout semble aller pour le mieux. Mais au moment de descendre du bateau, le capitaine demande à Léna ses titres de transport ; Léna avoue qu’elle n’en a pas et qu’elle n’a pas un sou. Le capitaine ne veut rien savoir et exige l’argent de la traversée. Léna lui explique qu’il n’a rien à craindre, que son père est roi d’un petit état aux confins de la Mongolie et qu’il paiera à coup sûr dès qu’elle pourra le joindre par téléphone.
Le capitaine refuse et avertit Léna que si elle ne lui remet pas les 2000 francs qu’elle lui doit, il la dénoncera à la police.
On s’arrête là, Arthur a téléphoné, il m’attend à l’arrêt de bus. Sandra a préparé une ratatouille et des raviolis. Après le repas, chacun repart à ses occupations. Je n’entends bientôt plus que le tic-tac du clavier de l’ordinateur sur lequel je dactylographie ces maigres notes.

Jean Prod’hom


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