C’était jour de la Toussaint

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Cher Pierre,
Le monteur a posé le tour de la baignoire ce matin ; il aura donc fallu plus de quatre mois et l'attention constante de Sandra pour que les transformations décidées en début d'année soient terminées. Il y aurait beaucoup à dire de ce que cette aventure nous a fait voir des entreprises privées, de leur efficacité, de la tenue de leurs engagements, de la qualité de leurs communications, des finitions, de leurs exigences, de la sous-traitance, de leur souci du détail, des traces de leur passage.

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Je fais le petit tour avec Oscar pendant que le monteur termine de lisser le silicone. Le soleil est revenu, l'érable rouge du jardin à perdu ses feuilles. Je descends à Oron faire quelques courses pour le week-end, reviens en quatrième vitesse pour être à la maison lorsque Louise rentrera. Sandra est de retour du Mont, on mange tous les trois.
Je passe deux belles heures avec les élèves de 9ème P et Nanouk l’esquimau, reprends ensuite, seul, Les enfants Tanner pour y voir un peu clair dans les relations du narrateur avec Simon, Kaspar, Klara,...
Brigitte, Raymonde et André sont arrivés; nous ne nous étions pas vus depuis plus d’une année. Ils sont allés au cimetière de Vevey ce matin, y sont retournés cet après-midi ; on mange ce soir une raclette. Brigitte, 93 ans, est remontée contre les politiques, à en pleurer. Née en 1922 à Chazelles, dans les Monts du Lyonnais, elle a dix ans lorsque sa mère meurt en 1932. Quand un père disparaît, dit Brigitte, c’est le porte-monnaie qui s’en va ; mais quand une mère vous quitte, c’est le coeur qui s’en va.
Son père, incapable de nourrir ses trois enfants, l’envoie travailler chez des fermiers de la région qui ne lui laissent aucun répit ; elle se souvient, émue, du jour où son père est venu la récupérer alors qu’elle ramassait des pommes de terre au-dessus de Virigneux, c’était jour de la Toussaint, elle avait les mains gelées. Brigitte ne restera pas à Chazelles, elle sera placée une seconde fois, chez de vieux et généreux paysans qui, ne pouvant bientôt plus la nourrir, la mettront au service de leurs neveux qui ne la ménagent pas.
Son père vient la rechercher en 1937, le patron de l’une des nombreuses chapelleries de Chazelles-sur-Lyon l’engage, elle a 15 ans, elle y travaillera pendant 45 ans. Elle donne naissance à Georges en 1947 – le père de Sandra –, puis à deux filles. Le travail de la chapelière est exténuant et le malheur ne l’épargne pas : les reins de son mari sont en mauvais état si bien qu’elle doit l’assister en permanence depuis 1968. Mais en 1971, c’est son père qui meurt.
Malgré les soins qu’elle lui prodigue, les reins de son mari lâchent et il décède en 1973 ; elle espère alors que la vie lui offrira un peu de repos, elle travaille sans faillir jusqu’en 1982 où elle bénéficie de la retraite. Mais le ciel ne l’entend pas de cette oreille ; coup de tonnerre en 1984, son fils meurt. Elle viendra se recueillir tous les ans à Vevey, autour de la Toussaint, sur la tombe de son fils.
Brigitte est remontée contre les politiques. Elle touchait depuis un peu plus de trente ans une retraite, une retraite si petite qu’elle était dispensée de payer des impôts ; Brigitte a dû calculer toute sa vie, s’est contentée du nécessaire pour élever ses trois enfants et soigner son mari.
Son sourire a disparu : on l’a avisée il y a quelques mois que sa pension serait soumise à l’impôt sur le revenu, c’est fait. Car enfin, Brigitte doit, elle aussi, contribuer à l’effort de guerre pour diminuer la dette de l’état, 300 euros par an. Brigitte leur en veut, elle n’ira plus voter, Brigitte ne croit plus aux promesses.
Mais Brigitte assure qu’elle paiera, elle a sa fierté ; c’est simple, ses besoins baisseront d’autant. Brigitte est fatiguée, Brigitte va se coucher. Lorsque j’entre par erreur dans la chambre d’Arthur, je l’aperçois étendue sur son lit, les yeux grand ouverts, la voix claire. Brigitte ne dort pas, elle veille sur ceux qui lui restent.

Jean Prod’hom