C'était comme une île en terre ferme



Mais souviens-toi, personne ne t’a obligé – lorsque cette place occupée depuis toujours te fut octroyée – de chercher, et trouver peut-être, une issue aux trop évidents égarements de ceux qui nous ont précédés. Chacun a tenté de son plein gré l'impossible, a bataillé les moulins, tendu des pièges aux fantômes. Tu as déminé les ritournelles et les mauvaises habitudes des souvenirs, tu as écarté les nuages et les paradis artificiels jusqu’à te satisfaire du petit lait. Je n’ai pas hésité de mon côté à concevoir d’autres conditions initiales et des plans imprévus, tu as écarté mes vaines croyances. Bref on a tout donné en espérant que nous serions en mesure sinon de régler la folie du vaisseau sur lequel nous étions embarqués, tout au moins de le détourner de l'impasse vers laquelle il se dirigeait ou de ralentir sa course. Sans succès. On a ajouté de la brouille à la brouille. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il le fallait toi et moi.
Et puis d'échec en échec, las des défaites, on s’est pris à croire que nous étions des incapables tout juste bons à laisser derrière nous cette agitation, à la glisser sous le tapis et à rejoindre les idiots. On a pris un peu d'avance, on s’est extrait du cortège et on a proposé à notre corps et à notre esprit en déroute l'espoir qu'on pourrait se débarrasser de leurs arriérés. Et à la fin, à la fin seulement, on a commencé ce qu'on avait toujours différé. Tu as sorti le cou, je me suis débattu, on n’a pas vu le bout mais on a respiré enfin. Tu as écarté les brouillards comme le poisson le fait avec la mer et je suis allé en haut, plus haut que les hauts pâturages, ces pâturages dont le berger avait interdit l'accès à ces moutons, là où il n’y a de place pour personne, plate-forme dernière qui ne mène nulle part. Je me suis trouvé seul sous le ciel qu'on devine derrière le ciel, avec pour seul compagnon le sourire flottant des linaigrettes. Il n'y avait rien sur cette île inconnue de tous, mentionnée nulle part. J’y suis resté un bref instant. Je me suis rappelé soudain tout ce que j’avais laissé en arrière et les mots par lesquels tu m’avais averti que je ne ferai rien sans eux.
Et nous sommes redescendus, et on a construit au milieu du continent une île au fil de l'eau, et on s’est tus, on n’a pas bougé pour ne rien embrouiller. On savait que ce qui n'avait pas encore commencé, ou qui avait commencé sans nous, referait surface et commencerait enfin. Et on a laissé aller en avant ceux qui reviendraient là où s'enlise le secret de soi seul, le retour du même. Tu ne voulais pas plus, moi non plus. L'éternel du même est d’un temps, tu as raison, il n’y plus rien après.

Jean Prod’hom