Centrale nucléaire de Cruas-Meysse

Cruas / 13 heures

Dimanche pluvieux dans les Cévennes et le Vivarais, rues désertes, serres éventrées, maisons abandonnées, hôtels fermés, cadenas et chiens méchants. Même chose de l’autre côté du Rhône. il suffirait pourtant d’un rayon de soleil pour que les ruines se réveillent et que quelque chose ressuscite

Nougat, pâtes de fruits, calissons et macarons à l’entrée de Montélimar. Autoroute à Romans.

Johann Rudolf Schneider, l’idéologue de la correction des eaux du Jura, charge Albert Bitzius – alias Jeremias Gotthelf – d’écrire un roman qui s’attaquerait aux guérisseurs et aux charlatans de la santé. Paraîtra en 1844 Wie Annebäbi Jowäger haushaltet und wie es ihm mit dem Doktern geht, traduit en français en 1895, sous le titre de Anne-Babi et sa manière de tenir ménage et de guérir les gens. 

Avenue François Mitterrand

Castelnaudary / 10 heures

Balade autour du Grand Bassin, soleil le long du Canal du Midi et dans la vieille ville déserte; on joue des orgues dans la Collégiale Saint-Michel. J’entre, derniers offices, au revoir Fernande, 94 ans, une trentaine de personnes, le prêtre en complet-veston.

Sur le seuil de sa maison…
Quand les portes de la vie s’ouvriront…
Comme à ton premier jour brillera le soleil.

Café sur les Champs Elysées, au Français; deux admiratrices d’une quarantaine d’années, les yeux rouges, commentent l’entrée dans l’église de la Madeleine des amis de Johnny, puis l’arrivée de ses proches: femmes, enfants, petits-enfants, marraine, président et présidente, une ribambelle de comédiens; elles s’étonnent en passant de l’absence de la reine d’Angleterre. Deux bikers sirotent une bière au bar, les yeux à l’abri derrière leurs lunettes de soleil. Ils se déhanchent, boivent et reboivent, disent à qui veut les entendre que s’ils boivent, c’est à cause du chagrin et à cause que la mort de Johnny ça n’arrive qu’une seule fois dans la vie, vive la France.
Le corbillard qui transporte le cercueil blanc est de marque inconnue, aucune plaque d’immatriculation, Johnny vit dans décidément dans un autre monde, un monde intermédiaire, les limbes.

Les funérailles nationales de l’auteur du très beau Requiem pour un fou  m’ont fait prendre du retard, je n’arrive dans la banlieue de Toulouse qu’après 14 heures et peine à sortir du périphérique; le brocanteur m’attend toutefois dans son atelier situé rue Velasquez à deux pas de l’aéroport; il me parle de son père antiquaire, de son job depuis quelques années, restaurateur et revendeur de matériel industriel; on charge le meuble d’imprimeur dans le Nissan, ça passe tout juste; fracas dans le ciel, je ne m’y ferai pas, lui non plus, c’est pour cela qu’il habite en ville avec sa femme et ses enfants, loin d’Airbus.

Je sors de l’A9 entre Nîmes et Montpellier, prends la route de Sommières, Quissac, Sauve. La nuit est tombée sur Saint-Hippolyte, ni hôtel ni chambre d’hôte, une ville méconnaissable, fantôme, vingt ans que je n’y étais pas retourné. Je passerai la nuit à Alès, chambre 15, deuxième étage. En face de la gare.

Les Plages

La Grande-Motte / 11 heures

La pluie de cette nuit a transformé la neige des jours passés en une pâte de verre dépoli marbrée de terre de Sienne. Il est cinq heures et demie lorsque je quitte le Riau, il pleut encore. Beaucoup de vent, le brouillard se lève sur l’Isère. J’arrive à Montpellier à 11 heures, dunes, barrières et herbe sèches sur la côte, il vont par deux sur l’estran, babillent, avec à côté la mer vert bouteille qui les suit en secouant sa tignasse blanchie par le vent.
Il en faut du courage, je bois un café et mange un sandwiche au Buffalo Grill, sur une aire de repos à proximité de Béziers. Je me demande comment je suis arrivé là, on imagine que ce qu’on entreprend est au-dessus de nos forces, à cause de l’obscurité, de la pluie, du vent; de la fatigue aussi, des camions, de la solitude, du mal de tête. Mais quelque chose bascule soudain et tu te retrouves sur l’autre versant, tu te rends compte que tu es sorti de la nuit; et pour fêter ça une bande de ciel bleu traverse le ciel d’est en ouest.

De hauts platanes aux branches tordues bordent l’une des rives du canal. Un frêne étend ses bras, les creuse en berceau comme seuls les frênes savent le faire; ses fruits en grappe, secs et tremblants, dansent sous mon nez à l’étage de l’Hôtel du Canal. Un enfant passe sur le chemin de gravillons, jette un coup d’œil aux bateaux à quai, un index sur les lèvres, pensif; il est 16 heures, il rentre de l’école. En haut le blanc et le bleu terre de ciel, en-bas dans le miroir du canal la même chose, mais en miettes.

Elle est petite et a 83 ans, bonnet épais, chiné, elle se promène le long du Grand Bassin, bottines doublées de peau de mouton. Elle est originaire de Vicenza, a connu son mari vénitien dans les terres ingrates du sud, où leurs parents respectifs migrent entre les deux guerres, entre Rome et Naples, dans ces terres que Mussolini a décidé de bonifier.
Au début des années 50, elle et son mari migrent en France, lui travaille la terre entre Carcassonne et Toulouse, elle fait des ménages, accouche de deux garçons et de deux filles avant que le malheur leur tombe dessus: un camion heurte leur 2cv; son mari est tué sur le coup, sa fille cadette est entre la vie et la mort à l’hôpital pendant 8 mois. Le dernier né n’a pas une année, l’aînée va sur ses douze ans.
Nous sommes à la fin des années 60, la veuve ne touchera aucune pension au prétexte que son mari est responsable de l’accident. Une course sans répit commence, qui se poursuivra pendant une cinquantaine d’années; pas simple de faire vivre, d’éduquer et de nourrir quatre enfants: des petits boulots à gauche et à droite, des ménages, des travaux dans les champs et dans les vignes. Les curés de l’école Jeanne d’Arc de Castelnaudary l’engagent au presbytère, elle y travaillera trois jours par semaine, ménages encore, cuisine aussi, un travail surtout, déclaré, qui lui permettra de cotiser et de toucher aujourd’hui une petite pension. C’est à 80 ans qu’elle a senti ses forces faiblir et qu’elle a renoncé aux ménages.
Ma copine est fière de sa vie et considère avec sévérité le maigre courage des gens qu’elles croisent. Son aîné est militaire à Niort, son aînée infirmière-cheffe à Toulouse. Son cadet ne l’a pas tout à fait quittée, il travaille pour la commune de Castelnaudary; quant à sa cadette, victime de l’accident qui a bouleversé leur vie, elle s’est mariée, aura été heureuse quelques années; elle meurt d’un cancer à 44 ans.
Elle se promène chaque jour, tricote, fait des courses, lit le journal. Si elle est sortie de chez elle cet après-midi, malgré le froid, c’est parce qu’à la radio et à la télévision il n’y en avait que pour Johnny Halliday. On s’est quitté, elle habite une toute petite maison que ses économies lui ont permis d’acquérir au-dessus du Passage des Mésanges.