Alte Aare

Aarberg / 13 heures

Le Jura est saupoudré de neige, des dessus de Bienne à ceux de Soleure, on dirait du sucre glace. Un coq chante lorsque je quitte ma roulotte, un deuxième lui répond à l’autre bout de Meienried. Le terre est grasse et colle aux chaussures, des tas de betteraves partout; l’usine d’Aarberg, toute proche, en presse 10 000 tonnes par jour.
Le ciel est encore bleu sur les Alpes mais ça ne va pas durer, j’ouvre mon parapluie après Dotzingen, une bonne heure entre grêle et crachin; la vieille Aar embarque, noire et silencieuse, les eaux qu’on a bien voulu lui laisser; un martin-pêcheur, qui semblait très pressé d’abord, fait une halte un peu plus loin dans la roselière, intéressé peut-être par les couleurs carnavalesques de mon parapluie.

Les canards sont timorés, j’aime lorsqu’ils s’éloignent sans prendre la voie des airs, s’abandonnent au courant, comme des jouets, de travers, discrètement; quand ils estiment avoir pris une distance suffisante, ils rejoignent la rive opposée et s’établissent un instant, là où le contre courant et le courant s’annulent. Les poules d’eau c’est autre chose.
Un marchand de candélabres fête les cinquante ans de son entreprise, il se félicite sur un panneau bleu d’avoir toujours voulu apporter  un peu de lumière dans l’obscurité (Licht ins Dunkel).

Une vingtaine de kilomètres avec, pour finir, le chemin d’un seul tenant longeant le canal de Hagneck auront eu raison de mes jambes. Je prends le train de Tauffelen à Bienne, un autre de Bienne à Lyss et un troisième de Lys à Büren. Je marche dans la nuit jusqu’à Meienried, pressé de m’étendre sur un lit avec, sur le dos rond de la roulotte la pluie qui pianote, et tout autour le vent qui gronde.

Häftli

Safnern / 9 heures

La roulotte est verte, on y dort bien et les propriétaires que je croise ce matin viennent de loin, c’est-à-dire d’ici. Ils ont été amenés à diversifier leurs activités, n’ont plus de bétail mais ont gardé un peu de paille; les enfants de Bienne et de Granges viennent y dormir à la belle saison; le réfectoire occupe l’ancienne étable de la famille de Johann Rudolf Schneider, le concepteur de la correction des eaux du Jura; une plaque rappelle son engagement, en contrebas, surplombant une roselière.
La commune de Meienried a subi pendant des siècles les débordements de l’Aar et de la Thielle, qui obligeaient les Seelandais à tout recommencer; le village est à l’abri aujourd’hui, sur la rive droite du canal Nidau-Büren; il n’a plus craindre l’ancienne Thielle et l’ancienne Aar. Il a neigé cette nuit, Macolin et le Montoz sont blancs.

Matinée au Häftli, je longe la longue boucle à double détente et à pente quasi nulle de l’ancienne Aar, entre Meienried et Büren; la réserve accueille les canards, les oies, les aigrettes, les hérons du monde entier. Mais aussi deux chevreuils que j’aperçois un peu par hasard, les pieds dans l’eau, confondus aux roseaux.

On parle peu de l’Aar dans le Seeland, ni à Meienberg ce matin ni à Lyss ce soir, on la voit à peine; ses débordements sont sous contrôle, tout repose désormais sur la solidité du barrage de Port et notre foi; il semble qu’une somnolence ait fait son lit.
Je me trompe peut-être, mais la fonte des neiges, les grandes pluies qui ont fait le malheur des Seelandais sont absentes des pages de Robert Walser, l’Aar ne traverse pas ses textes, ils datent d’après la correction des eaux du Jura. Walser suppose un monde et une terre sans débordement, il y fraie un passage, frémissant et sans suite. C’est un pour cela que ses textes sont de notre temps, ou du temps qui vient.

Le Landeron

Lac de Bienne / 11 heures

Tout le monde dort lorsque je m’engage sur la route de Berne, j’ai préparé des sandwiches et empilé mes affaires dans une caisse à légumes, le jour se lève. Personne sur la route mais quelques nuages dans le ciel, le blanc grignote le bleu ai-dessus d’Ins. J’ai coupé la radio et roule avec le sentiment délicat de comprendre, sans familiarité, les contraintes et les obligations du paysage que je traverse. Je souhaiterais y parvenir chez moi, dans mon jardin, mon quartier, mon giron.

Le port de Bienne est à deux pas de la place Robert Walser, à l’angle de laquelle je trouve une place de parc. Le Peterinsel, le Rousseau, l’Île Saint-Pierre et le Chasseral sont à quai; seul le Rousseau sur lequel je monte prendra la mer aujourd’hui, direction Morat par Saint-Pierre, Cerlier, le canal de la Thielle, la Tène, la Sauge, le canal de la Broye, Sugiez et Morat. Trois heures sur le pont, les mains au chaud dans des gants, sous le vent, un bonnet sur la tête, sous la neige, la grêle, avec un rayon de soleil au Fanel. Les oiseaux en pagaille ne doivent pas, me rappelle un ornithologue qui débarque à l’Île Saint-Pierre, nous faire oublier les effets de la correction des eaux du Jura. J’ai suivi le vol d’un martin-pêcheur sous le pont-piéton du Rotary, aperçu l’église de Môtier et la maison de maître, jaune, de Préfargier derrière les roselières, les péniches aux larges hanches à la Tène, une ampoule allumée derrière les barreaux d’une cellule de la prison de Saint-Jean, des aigrettes dans les champs, des cygnes, des nettes rousses sur la berge, le vol des colverts, le travail des castors, les cheminées des grosses boîtes qui crachent leurs fumées le dimanche aussi, l’éperon d’Erlach, l’isthme de Saint-Pierre et les innombrables chemins qu’empruntait autrefois Robert Walser pour rejoindre à Bellelay sa sœur Lisa et son amie Frieda.

Retour au chaud, à l’avant du bateau, le lac de Morat est bleu, vert celui de Neuchâtel, gris celui de Bienne. Puis en voiture de Bienne à Meienried, la patrie de Schneider, où je prends mes quartiers dans une roulotte que je ne vois pas encore mais que j’imagine.