Chambre de Louise

Riau Graubon / 12 heures

Il pleut des cordes lorsque Sandra se lève pour conduire Louise à l’arrêt de bus. La pluie frappe les tuiles et les velux avec une telle conviction que ces derniers semblent ouverts et ma terre nue. Je lis la fin du Seelig:
Le 28 décembre 1944;
Ralentissons, voulez-vous? Ne courons pas après la beauté. Qu’elle nous accompagne plutôt, comme une mère qui marche à côté de ces enfants.
Le 23 janvier 1949:
À l’une des fenêtres du cloître, devant lequel nous sommes plantés, le visage immobile d’un jeune ecclésiastique; commentaire de Robert: « Il a envie de sortir, nous d’entrer. »
Noël 1952:
En fait de château, Robert déclare qu’il y en a deux sur le territoire de la commune. L’un d’eux se trouve à proximité immédiate de l’hospice. L’un et l’autre ont été restaurés, ce qui lui paraît de fort mauvais goût: «Voilà encore un témoignage de l’indigence de notre époque. Pourquoi ne pas laisser se détériorer et sombrer les choses du passé? Les ruines ne sont-elles pas plus belles que ces bâtisses rapetassées?
Le 44 juillet 1944 enfin:
Ensuite nous allons nous baigner à la piscine où nous sommes les seuls clients. Robert grimpe sur le grand plongeoir, exhibe un instant, là-haut, ses cuisses de sauterelle puis redescend et déclare: « Ne soyons pas trop hardis! Sans doute vaut-il mieux que je renonce à cette sorte d’exercice. Autrefois, il m’arrivait souvent d’aller nager, de jour comme de nuit, dans des endroits solitaires, surtout à Wädenswil et à Bienne. Mais à présent, je ne me baigne plus que très rarement. Même en matière d’hygiène, on a tôt fait d’exagérer.

Je descends à la cuisine, découvre le campement de Lili et ses copines au salon, fais du feu dans le poêle. Sandra nous quitte, elle va marcher avec Suzanne du côté d’Echallens, je vais récupérer Arthur à midi à l’arrêt de bus. Rangement à la bibliothèque; Jodie m’a offert un tesson qu’elle a trouvé et ramené du Japon, de Yunotsucho plus précisément, à l’ouest de la pointe méridionale de la Corée. Je l’ai revue hier soir autour d’une pizza avec onze des seize élèves de l’année passée, souriants, aimables, pleins d’appétit, grandis. Et le tesson japonais va rejoindre le tesson péruvien dont Pascal m’a fait cadeau l’autre jour.

La pluie s’est arrêtée mais pas la noria: je dépose May et Lili à Forel après un crochet par Moille-Margot où habite Méline. Le ciel est bas, le vent d’ouest pousse les nuages qui roulent sur les pentes du Mont-Pélerin et du Niremont, s’accrochent aux mélèzes et aux sapins; l’ourlet lâche par endroit et on aperçoit la neige tombée cette nuit. Pause technique à La Croix Blanche de Servion où je poursuis, devant une verveine, la lecture de La Fuite de Tolstoï (Alberto Cavallari) commencée tout à l’heure dans un bain bouillant. Je conduis Arthur à l’arrêt de bus à 16 heures 30, sous une averse de grêle qui produit un fracas de verre pilé, avec soudain une éclaircie à l’est, du blanc, du bleu et des passementeries d’or, comme un ciel hollandais. Je termine La Fuite de Tolstoï qui corrige l’idée que je me faisais de la fin de Tolstoï, étendu sur le banc d’une gare secondaire, seul, avec de  faibles lumières, la lampe de signalisation suspendue à l’entrée, les derniers voyageurs dans l’attente des derniers trains, le télégraphe qui transmet puis se tait, une cloche qui retentit dans le silence, la famille du chef de gare qui dîne au premier étage, et tout autour l’obscurité, la neige, le paysage effacé.
Je repars à 17 heures récupérer Lili et May, se sera au tour ensuite de Louise, puis de Sandra et Suzanne avec lesquelles nous irons, Jeremy et moi, manger ce soir à Villars-Mendraz.

 

Planche de la fin

Hermenches / 13 heures

Il est 6 heures 30, Louise se prépare en fredonnant un vieux tube: Show must go on;  sur le fond je suis d’accord avec elle. Dispersion à 7 heures 30, je monte à la bibliothèque. Du rose perle sur le vieux verger, il devient rose comme un grappe-fruit, aussi tendre que la chair de la prune, les mélèzes sont en feu.
J’étais inquiet à l’idée de relire ce que j’ai écrit hier, je m’y retrouve je crois – sans être dupe –, prêt à amender, redimensionner, à déplacer, ajouter, supprimer. J’ai la sensation que je suis désormais sur un seuil, et qu’aussi longtemps que j’accepterai d’y camper, quelque chose demeurera vivant et sera susceptible de tenir ses promesses. Oscar aboie, ce sont les moineaux qui volètent devant la porte-fenêtre, puis Fleur qui boit à la fontaine. Je me régale d’un bol d’avoine et de raisins secs gonflés d’eau froide et tire un café, par habitude; il est 10 heures, Oscar aboie à nouveau, on sort.
Les chaumes des tournesols s’entrecroisent comme les baguettes d’un mikado géant, ou comme les armes abandonnées sur un champ après une bataille peinte par Paolo Uccello, ou les innombrables pieux d’un site palafitte. On fait un détour par l’étang dont il ne restera bientôt rien, sinon une étroite langue du côté de la Moille-Baudin; la bruyère est rare, les aulnes et les bouleaux se multiplient. Les sangliers sont descendus sur la Corbassière, Nicole m’a dit hier qu’elle avait vu au-dessus de Montpreveyres le garde-faune et des chasseurs. Je prends quelques notes sur mon natel, la tête me tourne.

La résidence de Clos-Bercher est admirablement située le long de la Menthue, je passe deux heures à la buvette avec quelques-uns des cabossés de la vie, bouffés autrefois par l’alcool, les circonstances, le hasard, par les médicaments aujourd’hui, la solitude, l’abandon. Je fais une halte au café de la Poste à Villars-Mendraz, commande une verveine; Ernest entre alors, on ne s’est pas revu depuis la mort d’Arthur; il me raconte la vie de cet homme qu’il a accueilli: ses premières années à Savigny, la mort de son père, son métier de charretier, ses employeurs, son arrivée à Villars-Mendraz, Fanny, la foire aux domestiques de Noël à laquelle il s’est plus d’une fois présenté à Moudon, attendant debout qu’on lui propose une place. Ernest m’éclaire encore sur la betterave sucrière, son arrachage entre fin septembre, octobre et novembre, son transport jusqu’à Frauenfeld ou Aarberg, le rôle du BAM.

Je poursuis en rentrant ma lecture du beau livre de Carl Seelig sur son compagnonnage avec Robert Walser qui lui confie le 30 décembre 1945:
Ah, si l’on pouvait retrouver ce paisible arrondi de la phrase de Gottfried Keller! Il n’y a pas chez lui une seule ligne inutile. Chaque chose consciencieusement et judicieusement disposée à la place qui lui convient.
On mange à 18 heures Louise, Sandra et moi: un peu de chou-fleur, des pommes de terre grillées et le reste de la saucisse à rôtir.

Salle de bains

Riau Graubon / 19 heures

Le match de foot à Bâle m’a tenu éveillé jusqu’à plus de 23 heures hier soir, je me réveille avec les yeux qui piquent et des doutes sur mon entreprise. Arthur a congé et dort, les filles et Sandra partent à la mine; je monte à la bibliothèque, ouvre un fichier Rapidweaver, risque une première phrase et en imagine les ricochets jusqu’à la dernière; ça passe mais pas tout à fait comme je l’imaginais, rien n’est donc tout à fait perdu. Je transcris une page de la Cour sainte de Nicolas Caussin, c’est du solide. Au-dessus de nos têtes le ciel est encore bleu mais les prévisions sont mauvaises, à l’ouest des nuages remontent le long du Jura, je sors à un peu plus de 9 heures avec Oscar et mes nouvelles chaussures aux pieds.

J’ai donc passé à l’acte ce matin, posé une première phrase et le contour d’un premier alinéa, avec ses bords et son motif. Il aura fallu que je cesse de regarder le Seeland du haut du Chasseral et réduise mes vues au chemin de la Mussilly. Me voilà un peu réconforté, réjoui à l’idée, si la nuit le veut, de passer les matins prochains à l’atelier et au jeu des focales. Quelqu’un a rempli les mangeoires du jardin, les moineaux viennent en grappe, les mésanges seules ou par deux; je croyais les secondes plus frileuses que les premiers, je me trompais. Lili est restée à l’école, on mange des gnocchis au pesto et de la salade, j’ai vu un peu court, chacun revisite le frigo.

Je fais une sieste après le repas, alterne somnolence et lecture des comptes-rendus de quelques-unes des promenades de Robert Walser avec Carl Seelig; j’entame ensuite, sur les conseils du premier, le recueil de nouvelles de Gottfried Keller parues sous le titre des Gens de Seldwyla. L’introduction n’est guère convaincante – la traduction? – mais les premières pages de Pancrace le boudeur m’emballent. L’après-midi court sur son erre, studieux, c’est bien avant la nuit qu’on allume les lumières.
Arthur se propose de faire des crêpes, il a besoin d’œufs, de jambon, de saumon et de fromage. Je fais un saut chez Duvoisin et achète une polaire chez Landi après avoir déposé Lili à Servion. Je bois une verveine à la Croix fédérale en l’attendant et termine Pancrace le boudeur. Henri le Vert m’avait enchanté, Pancrace me ravit, plaisir d’une longue prose qui ondule, balance et respire. Je me suis informé, les oiseaux c’est Sandra qui les nourrit.