En plus, comme n’importe quoi

– Tout de même tu penses à ton avenir ?
– Il n’y a pas d’avenir, tranchait Georges.
Pas d’avenir ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Alors ça serait toujours pareil avec rien au bout.
– Jamais pareil, disait Georges. C’est pour ça qu’il n’y a pas d’avenir.

– … Mais j’ai peur que ma vie soit en morceaux. Pas toi ?
– En morceaux si tu veux, dit Georges. Mais tu peux faire encore des morceaux avec des morceaux.
– Ça n’aboutit à rien.
– A rien. C’est pourquoi ça ne finit jamais, jamais.

André Dhôtel


Il y a le lierre au mur de la bergerie, le château trop étroit, le ciel si haut qu’il ne pèse plus sur rien. Il y a le silence dans le préau, des enfants dans la classe, il y a les tronçonneuses au fond des bois et Jean-Jacques qui y va.
Et toi tu avances d’un pas régulier sans te presser, sans vouloir non plus retenir quoi que ce soit, parfois tu baisses la tête parce que tu crois que ça pourrait te mener quelque part d’avoir l’esprit qui se retourne à l’intérieur, et tu y vas un bout, il y aurait de quoi faire mais faudrait d’abord trier. Tu entends soudain un oiseau, tu l’écoutes, c’est le premier que tu écoutes depuis longtemps, il s’est enfoncé dans la haie et t’a ramené à l’air libre, tu es seul mais tu ris parce que tu n’y crois pas tout à fait. Et tu te rappelles ce qu’une dame a écrit la veille dans son journal, cet oiseau c’était le premier qu’elle écoutait depuis trop longtemps. Etait-ce la même mésange ? La même que celle que tu as écoutée lundi en redescendant de Pra Massin ? T’en souviens-tu ? Et les corneilles tout à l’heure ? Tu les as oubliées n’est-ce pas ? Faudra apprendre à les aimer.
Il y a la ferme en ruines des Chênes, les carreaux cassés, du silence encore, il y a un avion dans le ciel, il y a une pomme dans ta poche et tu la tiens pour que vous soyez deux, il y a le bitume noir, des vapeurs sur l’horizon, un banc, un vieux biscuit dans l’autre poche. Tu ne cherches rien, à quoi bon, les choses passent toujours avec toi, ne t’inquiète pas, avec moi aussi il n’en reste rien. Et puis de toutes façons tout ça mis bout à bout est-ce que ça fait une vie ? Ça fait tout au plus une promenade, et les promenades où est-ce que ça mène ?
Peut-être qu’il faudrait qu’on mette tout ça ensemble toi et moi. Mais c’est pas si simple parce qu’en vrai rien ne va avec rien; tandis que les choses coexistent et les événements se succèdent sans nécessité, toi tu sautes du coq à l’âne. C’est ce disparate que j’aimerais nouer sans brin, ces mots s’ajouteraient aux mots et aux choses, aux souvenirs, au château, au lierre et à l’imprévisible. Tout ça n’est écrit nulle part, subordonné à rien, c’est en plus. Toi tu es en plus, moi je suis en plus comme n’importe quoi. Et à la fin il n’y aurait pas de fin, tu verrais sur le sable lisse l’ombre d’une vague qui s’est retirée, sur la neige l’empreinte d’un oiseau qui s’est envolé.

Jean Prod’hom

LVI

Tous ceux de Chez Progel sont là pour l’apéritif offert par Monsieur au café du Cygne à l’occasion du PNA, le petit nouvel an. Monsieur Progel règne parmi les siens, il regrette pourtant que cet apéritif ne lui rapporte rien, il piaffe. Un peu plus loin deux grosses femmes au dos nu tatoué ricanent, ce sont les secrétaires. L’une est grande, l’autre petite, et chaque fois que la grande avale sa salive la petite hoche la tête. Elles me rappellent quelque chose mais quoi? Près du bar Alfonso, c’est le responsable technique, il raconte avec entrain à Madame Progel sa rando prévue du côté de la Fouly. Elle sourit d’aise, ah ces montagnards! Alfonso a l’oeil brillant et fait des plans sur la comète.
Je remets enfin les deux secrétaires: elles se tenaient à l’entrée de l’immeuble en ruines de mon terrible cauchemar de la nuit passée. Ce soir elles tournent en silence sur elles-mêmes en grignotant des coeurs de France comme des castors. Elles font valoir leurs lourdes chairs que soupèsent les chauffeurs-livreurs. La noirceur du cauchemar et les fumées inhalées les ont rendues un peu poisseuses, elles gloussent d’aise pourtant.
Quant au contremaître de chez Progel qui pianote sur son portable et renifle à tous vents, il s’agit bel et bien du petit homme famélique qui surveillait l’entrée de l’immeuble en ruines qui trônait au coeur de ma nuit, c’est lui qui allait vomir continûment au pied du lampadaire pisseux.
C’en est trop, je prends peur et quitte le café du Cygne.

Jean Prod’hom

Dégel

La douceur de la veille et le soleil de l’après-midi ont transformé le ruisseau porté disparu depuis quelques jours en un filet d’encre noire que la neige n’a pas réussi à effacer. Hier il a dessiné la première lézarde, l’a élargie ce matin. Il retrouve son lit d’avant les nuits blanches et coule désormais la tête hors de l’eau.
Il grignote sur les deux berges la part de neige qui le fait grossir. C’est sûr il écrira ce soir dans son lit sombre quelques belles promesses. Pourtant le ruisseau ne chante pas, c’est pour plus tard, il médite plutôt, tout à son offensive souterraine, il ne prend aucun risque, le bois il connaît, il emprunte le trajet qui a toujours été le sien, il contourne sans ruse les fûts sombres avant de disparaître dans le creux en-dessous des nouvelles plantations.
L’abondance du duvet tout autour ne résiste pas, le manteau pied de poule fait voir sa doublure mitée, détrempée, les brindilles et les feuilles mortes en creusant d’innombrables cupules donnent un coup de main aux grands travaux du renouveau. Tout est noir tout est blanc au bois Vuacoz.
Dans quelques semaines le sol s’amollira, on se couchera dans la mousse et les traits d’encre s’éclairciront, rubans d’argent liquide sur lesquels flotteront les morceaux du ciel suspendu, avec dedans les nuages qui passent.

Jean Prod’hom