Clairière

La vieille de Pra Massin était de son temps, mais la résolution des multiples problèmes qu’elle n’avait jamais manqué d’honorer et dont elle n’aurait voulu pour rien au monde s’affranchir ne lui offrait que des demi-satisfactions. Elle se pliait – librement précisait-t-elle – aux us et coutumes qui maintiennent ensemble, autant que faire se peut, les hommes et le monde dont elle était la scrupuleuse héritère, mais elle y creusait en même temps, de l’aube au crépuscule, des sillons dans lequels elle glissait les graines de ce qui croît à l’ombre de ce qu’on croit être. Elle trouvait ainsi l’air qui lui manquait pour continuer sa tâche, percer l’épais rideau des bois et des habitudes, et dessiner dans cet au-delà sans ordre des collines broyardes le lieu qui accueillerait une image satisfaisante de l’éternité.

… pourvu que la vie reprenne ses droits et que soient permises toutes les audaces sans lesquelles il n’y pas d’aventure digne de ce nom, c’est-à-dire assez grisante pour que celui qui s’y jette en perde le sens de la mesure jusqu’au contrôle de sa direction, l’égarement étant devenu son état naturel, le seul où il respire, libéré de cette peur que les peureux appellent prudence.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom

Avant de l’avoir atteint

Quelles raisons étions-nous en droit d’invoquer lorsque nous faisions croire à ceux qui le voulaient bien que nous étions arrivés là où personne encore n’était parvenu encore, sinon celles – habituelles et inavouables – qui nous conféraient le droit de nous réchauffer entre nous, attablés au fond d’une tiède impasse, chantonnant la mélodie de rêves surannés? Pourquoi tout cela l’avons-nous cru nous-mêmes si longtemps?
C’est au contraire de n’y être pas qui nous réjouit aujourd’hui, non pas faute d’avoir essayé ou même d’avoir ménagé notre peine pour nous retrouver dans le dédale des anciennes routes et des sentes invisibles tracées par les égarés, mais parce que c’est ensemble, venus de l’inédit et allant nulle part, sans jamais ne nous être rien dit, que nous nous retrouvons sur la possibilité même, jamais établie, que nous nous sommes déjà rencontrés ou que nous allons nous rencontrer un bref instant, au carrefour des innombrables chemins qui nous éloignent de ce qui n’est en définitive qu’un – mais bien utile – leurre confit.

… tout comme un alpiniste encore inexpérimenté, plutôt que de se risquer à l’aborder de front, contourne la montagne abrupte dont il vise le sommet, quitte par excès de prudence à voir la nuit tomber avant de l’avoir atteint.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable

Jean Prod’hom

XXXIX

Michel et Marjolaine, enseignants à la retraite, reviennent de leur semaine en Provence, ils montrent leurs photos et racontent leurs joies à ceux qui sont là, j’en suis.
– C’était à Grignan! un magnifique spectacle en plein air, Phèdre monté par un groupe de rap!
– Non chérie, c’était à Valréas! il s’agissait de Britannicus présenté par des amateurs de slam!
Ce léger désaccord n’effraie pas nos deux jeunes retraités qui ne semblent en effet pas douter une seconde d’avoir assisté ensemble à un même spectacle, je suis réellement soulagé.
Et puis la succession de quarante ans de vie commune a obligé chacun d’eux à mettre de l’eau dans son vin et à accepter la vision du monde de son partenaire. Des visions du monde somme tout fondamentalement différentes et, chemin faisant, toujours plus personnelles.

Jean Prod’hom