Noble aliénation

L’insouciance tu y as songé toi aussi lorsque tu dévorais à Sils Maria les opinions et les sentences mêlées du voyageur et de son ombre. Mais qui des mortels, je te le demande, a goûté un seul jour à ses divins bienfaits?
Tu ne regrettes pourtant pas ce rendez-vous manqué et les années ont atténué les effets dévastateurs d’un souci qui ne t’a jamais quitté, un souci qui a mis ton esprit à dure épreuve en te contraignant, pour respirer un peu, à lever la tête vers l’autre région, celle où il n’est pas interdit de reprendre et de repriser le bégaiement des choses. Tu as sauvé ainsi une existence qui s’effritait comme un morceau de mauvaise molasse.
Les années s’en vont sans que les soucis ne desserrent pourtant leur emprise, c’est un soir d’automne et tu n’y peux rien. C’est dans un nichoir vide creusé au vilebrequin, oasis blanche et solitaire aperçue derrière les conventions de nos vies accablées que tu as tracé quelques chemins maigres en prenant appui sur ce presque rien que tu aurais sans doute, insouciant, ignoré.
Depuis une mandorle a remplacé le nichoir et l’oasis, l’habitent désormais, souci vivant, souci tremblant, une ou deux choses nimbées d’une brume protectrice qui rappellent la bienveillance des anges et l’inachèvement de nos entreprises.

Ce qu’on doit attendre du langage, c’est de nous déraciner de nos habitudes: rien d’étonnant s’il échoue à nous restituer une large tranche de vie enchaînée à l’obligation de présence, à la promiscuité bureaucratique, aux besognes fastidieuses, lesquelles jour après jour mettaient l’esprit plus bas que terre, l’humiliaient en un mot, car il n’y en a pas d’autre.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable

Jean Prod’hom

Même s’il en fut autrement

En se dotant d’un langage dont l’une des caractéristiques essentielles est de maçonner ses oeuvres au marteau et au fil à plomb avec la même obstination que celle qui habite le soleil lorsqu’il se rend à l’ouest, l’homme a perfectionné son aveuglement tout au long d’une histoire née et bâtie au forceps.
Mais ce même langage, et c’est une autre de ses caractéristiques, en nous permettant de ressaisir à nouveaux frais et autant de fois que nous le souhaitons non seulement ce qui a eu lieu mais ce qui aurait pu avoir lieu, ce qui aura lieu et ce qui pourrait avoir lieu, nous conduit au seuil d’une autre scène sur laquelle le passé livre à l’avenir et l’avenir au passé ce que chacun d’eux aurait pu être s’ils n’avaient été réduits à chevaucher un fil.
On découvre alors que le pertuis par lequel chacun d’eux rejoint l’autre en laissant une empreinte de son passage ne se définit pas négativement par sa pure inexistence, à peine un palmier dans le désert, mais s’impose par sa densité extrême, innombrables fils d’acier obligés par un anneau – l’écriture? – à se concerter pour rassembler le réel et le possible sans lequel le premier ne serait pas et faire voir, ou entendre, les innombrables et mystérieuses voix issues des quatre coins du temps.

Subordonner la recherche du passé à une reconstitution scrupuleuse serait en méconnaître l’enjeu, ces forces potentielles qu’un coup de dés malchanceux ne suffit pas à ruiner. L’imagination venue ultérieurement combler la perte, loin de porter atteinte à la vérité intime de l’être, ne la dévoile que mieux…

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable

Jean Prod’hom

Clairière

La vieille de Pra Massin était de son temps, mais la résolution des multiples problèmes qu’elle n’avait jamais manqué d’honorer et dont elle n’aurait voulu pour rien au monde s’affranchir ne lui offrait que des demi-satisfactions. Elle se pliait – librement précisait-t-elle – aux us et coutumes qui maintiennent ensemble, autant que faire se peut, les hommes et le monde dont elle était la scrupuleuse héritère, mais elle y creusait en même temps, de l’aube au crépuscule, des sillons dans lequels elle glissait les graines de ce qui croît à l’ombre de ce qu’on croit être. Elle trouvait ainsi l’air qui lui manquait pour continuer sa tâche, percer l’épais rideau des bois et des habitudes, et dessiner dans cet au-delà sans ordre des collines broyardes le lieu qui accueillerait une image satisfaisante de l’éternité.

… pourvu que la vie reprenne ses droits et que soient permises toutes les audaces sans lesquelles il n’y pas d’aventure digne de ce nom, c’est-à-dire assez grisante pour que celui qui s’y jette en perde le sens de la mesure jusqu’au contrôle de sa direction, l’égarement étant devenu son état naturel, le seul où il respire, libéré de cette peur que les peureux appellent prudence.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable


Jean Prod’hom