Commémoration



Un homme et une femme chargés comme des mules se retournent; ils hésitent un instant avant de déposer tout leur barda, s’assoient sur la dune. Ça remonte à tant d’années, chacun d’eux s’en souvient, il en reste quelques miettes en équilibre quelque part et la respiration de l’océan qui les maintient en éveil.
Les enfants sont trois et oeuvrent depuis le matin à l’édification d’un château de sable. C’est l’heure maintenant du bilan, les vagues se préparent à lancer leur assaut, sans arrière-pensée, c’est cela qui étonne, sans savoir – est-ce possible? Les enfants vont en tous sens, anticipent, sautent, s’agitent, s’avancent, sourient, crient, reculent, esquissent quelques pas d’une danse archaïque. Les vagues lèchent bientôt les avant-postes de l’ouvrage, ses contreforts, rongent ses fondations, creusent enfin ses douves avant que d’un coup tout ne sombre.
C’est fini, il ne faudra rien d’autre, il n’aura manqué de rien, silence, comme si rien n’avait eu lieu. Les enfants rassemblent le peu qui leur reste, rouge, bleu, vert, rejoignent leurs parents qui se sont remis à respirer et qui se lèvent. Pas un coup d’oeil en arrière, ils basculent ensemble derrière la dune qui les avale. L’océan lui lance un dernier assaut avant d’aller jouer ailleurs, la plage redevient pure mémoire.
Tous nos jours sont à cette image, châteaux en miettes engloutis dans le ventre de la mer qui ne remonteront pas à la surface et quelques mots qui moulent l’empreinte de ce naufrage. Mais d’autres enfants – ou les mêmes – viendront en septembre prochain, et ceux qui seront à leur tour sur la dune ne détourneront pas non plus les yeux de ce qui recalibre leurs insensées ambitions. Enfoui quelque part un mystère, un mystère qui transite d’été en été, de jour en jour, une même alchimie qui réconcilie sans pitié nos rêves de sable avec le fer de l’océan.


Perpétuer, du moins pour un temps, ce que la mort s’apprête à réduire en poussière, tel est parmi d’autres le rôle du langage.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable

Jean Prod’hom

Réhabilitation des cendres



Je sus d’expérience durant ce rude hiver-là qu’après la combustion du bois demeurent les cendres. Que je retirais chaque matin du foyer, je croyais bien faire. Il vaut mieux pourtant, me rappela la vieille de Pra Massin qui m’apportait quelques oeufs ce matin-là, ne pas les retirer après chaque utilisation de ton poêle. Au contraire, il convient d’en laisser un bon tapis qui peut atteindre les trois-quarts de la hauteur des amenées d’air percées dans la chamotte. Un épais lit de cendres améliorera ton feu! lança-t-elle en s’éloignant dans la bise noire qui ne nous avait pas lâchés de la semaine.

Ainsi qu’avec l’âge s’évanouit la puérile ambition de parcourir la vie en souverain, le feu de la mémoire qu’attisait par en-dessous le souffle de l’invention langagière s’est brusquement éteint. De cette matière informe il ne reste, à quelques éléments près, qu’un univers mort, comme est mort le cerveau frappé d’amnésie, et il y a si peu à en tirer qui ait force d’évidence que mieux vaudrait la jeter tout uniment au rebut. Elle y croupira dans l’oubli, mais est-ce pertinent si on pense que les choses sans intensité mettent en valeur celles qui en ont, que c’est leur fonction et peut-être leur nécessité.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable

Jean Prod’hom

Dimanche 27 septembre 2009



Ne t’inquiète pas, la partie n’a pas commencé, avant on ira à l’océan avec nos cerfs-volants, on ramassera des coquillages, on construira des châteaux, on rira lorsque la vague huileuse et sans âme, puissante, obtuse écartera en les caressant les rêves auxquels on n’a jamais cru. Et on recommencera bien avant que la partie n’ait débuté, aussi longtemps qu’il le faudra. Au risque de prolonger jusqu’à la fin la folie des commencements.
On laissera sur la grève les quelques pierres avec lesquelles tu aurais pu élever des palais ou construire des digues. Ces pierres te serviront peut-être un jour à en jeter d’autres pour passer des gués ou remonter des fleuves dont tu ne soupçonnes pas l’existence.
C’est plus tard, c’est beaucoup plus tard que le sablier commence son décompte, c’est trop tard lorsque les dés ont été jetés et que tout est sur le point de finir. Demeure en retrait, détourne-toi de ceux qui te demandent, à toi qui l’ignores, qui tu es, d’où tu viens? Qui le sait. C’est lorsque la partie est jouée que le sablier met en scène l’inexorable. La partie n’a pas commencé.
Tu as le visage de personne, à peine un nom qui te distingue des autres, visage de pierre que nos rencontres attendrissent. Je te reconnais pourtant, temps béni d’avant les promesses. Il ne saurait en être autrement, tu n’es pas seul. N’obéis pas aux princes, aux otages du temps, au règne des fins, à ceux qui surveillent tes engagements.
Ne passe pas du règne des commencements à celui des fins, demeure à l’écart de l’étroite logique du temps, à côté du cou du sablier.
Et recommence s’il le faut, recommence depuis le commencement avec l’exigence des fins.

Jean Prod’hom