Avant de l’avoir atteint

Quelles raisons étions-nous en droit d’invoquer lorsque nous faisions croire à ceux qui le voulaient bien que nous étions arrivés là où personne encore n’était parvenu encore, sinon celles – habituelles et inavouables – qui nous conféraient le droit de nous réchauffer entre nous, attablés au fond d’une tiède impasse, chantonnant la mélodie de rêves surannés? Pourquoi tout cela l’avons-nous cru nous-mêmes si longtemps?
C’est au contraire de n’y être pas qui nous réjouit aujourd’hui, non pas faute d’avoir essayé ou même d’avoir ménagé notre peine pour nous retrouver dans le dédale des anciennes routes et des sentes invisibles tracées par les égarés, mais parce que c’est ensemble, venus de l’inédit et allant nulle part, sans jamais ne nous être rien dit, que nous nous retrouvons sur la possibilité même, jamais établie, que nous nous sommes déjà rencontrés ou que nous allons nous rencontrer un bref instant, au carrefour des innombrables chemins qui nous éloignent de ce qui n’est en définitive qu’un – mais bien utile – leurre confit.

… tout comme un alpiniste encore inexpérimenté, plutôt que de se risquer à l’aborder de front, contourne la montagne abrupte dont il vise le sommet, quitte par excès de prudence à voir la nuit tomber avant de l’avoir atteint.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable

Jean Prod’hom

XXXIX

Michel et Marjolaine, enseignants à la retraite, reviennent de leur semaine en Provence, ils montrent leurs photos et racontent leurs joies à ceux qui sont là, j’en suis.
– C’était à Grignan! un magnifique spectacle en plein air, Phèdre monté par un groupe de rap!
– Non chérie, c’était à Valréas! il s’agissait de Britannicus présenté par des amateurs de slam!
Ce léger désaccord n’effraie pas nos deux jeunes retraités qui ne semblent en effet pas douter une seconde d’avoir assisté ensemble à un même spectacle, je suis réellement soulagé.
Et puis la succession de quarante ans de vie commune a obligé chacun d’eux à mettre de l’eau dans son vin et à accepter la vision du monde de son partenaire. Des visions du monde somme tout fondamentalement différentes et, chemin faisant, toujours plus personnelles.

Jean Prod’hom

Commémoration



Un homme et une femme chargés comme des mules se retournent; ils hésitent un instant avant de déposer tout leur barda, s’assoient sur la dune. Ça remonte à tant d’années, chacun d’eux s’en souvient, il en reste quelques miettes en équilibre quelque part et la respiration de l’océan qui les maintient en éveil.
Les enfants sont trois et oeuvrent depuis le matin à l’édification d’un château de sable. C’est l’heure maintenant du bilan, les vagues se préparent à lancer leur assaut, sans arrière-pensée, c’est cela qui étonne, sans savoir – est-ce possible? Les enfants vont en tous sens, anticipent, sautent, s’agitent, s’avancent, sourient, crient, reculent, esquissent quelques pas d’une danse archaïque. Les vagues lèchent bientôt les avant-postes de l’ouvrage, ses contreforts, rongent ses fondations, creusent enfin ses douves avant que d’un coup tout ne sombre.
C’est fini, il ne faudra rien d’autre, il n’aura manqué de rien, silence, comme si rien n’avait eu lieu. Les enfants rassemblent le peu qui leur reste, rouge, bleu, vert, rejoignent leurs parents qui se sont remis à respirer et qui se lèvent. Pas un coup d’oeil en arrière, ils basculent ensemble derrière la dune qui les avale. L’océan lui lance un dernier assaut avant d’aller jouer ailleurs, la plage redevient pure mémoire.
Tous nos jours sont à cette image, châteaux en miettes engloutis dans le ventre de la mer qui ne remonteront pas à la surface et quelques mots qui moulent l’empreinte de ce naufrage. Mais d’autres enfants – ou les mêmes – viendront en septembre prochain, et ceux qui seront à leur tour sur la dune ne détourneront pas non plus les yeux de ce qui recalibre leurs insensées ambitions. Enfoui quelque part un mystère, un mystère qui transite d’été en été, de jour en jour, une même alchimie qui réconcilie sans pitié nos rêves de sable avec le fer de l’océan.


Perpétuer, du moins pour un temps, ce que la mort s’apprête à réduire en poussière, tel est parmi d’autres le rôle du langage.

Louis-René des Forêts
Face à l’immémorable

Jean Prod’hom