Mont-de-Piété

Alors qu’il se réjouissait de ses prochaines lectures – du Napoléon de Max Gallo en 4 volumes qu’il avait hâte de croquer cet été sur les plages de Corse – , et que je l’écoutais distraitement réciter de mémoire trois longs passages de La Tentation de Lady Blanche que Brenda Joyce a publié chez Harlequin il y a plusieurs années déjà et qui l’avaient envoûté, tandis qu’il me racontait le restaurant sis en face de la gare de Nevers, le fauteuil de cuir noir dans lequel il avait lu les premières pages d’Un coin de paradis de Michel Carnal abandonné par un client pressé (Fleuve noir, 767), la pente du champ sans fiin traversé par un cerf hagard que Jean Giono a dépeint dans un livre de poche usagé abandonné au sommet de l’Aigoual, les phrases d’Elie Wiesel – L’Aube? Le Jour? – qui l’avaient raccommodé avec la vie alors qu’il fondait sur le Causse Méjean, je me dis qu’aucun de ces ouvrages ne valait l’autre, qu’ils étaient incomparables, qu’ils avaient tous leur place dans la grande bibliothèque et qu’il est difficile de brûler des livres, mais je me dis surtout que s’ils gardent une place à part dans nos mémoires, c’est parce que chacun d’eux est arrivé au devant de nous sans prévenir alors que nous manquions de quelque chose, sans avoir la prétention toutefois de combler ce manque qui demeure, mais en offrant une chambre à des échos qui se sont joints aux échos de manques plus anciens pour former le chiffre énigmatique d’une question qui n’attend pas de réponse mais un prolongement, car d’être allés de Nevers au sommet de l’Aigoual en passant par Méjean et Moriani-plage ne nous oblige à rien.

Jean Prod’hom

XXIX

C’était la fête au village le week-end passé: carrousels, carabines, trafiquants de babioles, barbes à papa. Dimanche matin, le vendeur de flûtes traditionnelles rencontre à l’heure du café le prestidigitateur qui vend tous les accessoires nécessaires à l’exécution d’admirables tours de magie.
– Ça a marché hier?
– Pas trop! répond l’habile homme.
Pas foutu de faire son beurre le prestidigitateur?

Jean Prod’hom

Le présent fulgure

D’être d’ici ou de là, d’hier ou d’aujourd’hui change évidemment tout. Ainsi André Dhôtel rapporte combien la guerre fut une rupture étonnante pour Jean Follain qui assure « qu’à une année près, s’il avait tardé à prendre conscience du siècle à son début, sa poésie n’aurait pas été ce qu’elle fut: une légende continuée à travers des événements et contre les événements. Les souvenirs devaient maintenir avec une force insoupçonnable ce que la guerre avait perdu ».
Si donc les choses se présentent à nous ainsi que nous les voyons aujourd’hui lorsque nous ouvrons la porte, c’est nul n’en doute en raison des circonstances qui ont entouré le dedans et le dehors de notre maison d’enfance et qui déterminent l’allure de notre être au monde Pourtant les particularités sur lesquelles nous ne nous sommes pas prononcés et qui commandent le regard que nous portons sur le monde ne rendent pas impossible le chemin qui mène à l’universel. Bien au contraire, ce sont elles qui nous ouvrent ses portes.
Né ici, je suis celui qui rompt en ce lieu le grand cercle du temps et la ronde des événements qui m’enchaînent, je suis le tard venu, celui qui ne compte pour rien mais qui peut s’il le veut faire entendre, là où il est, le grand brassage, la quincaillerie des étoiles et des hommes, les verrous et les croix de grille, la diversité fugace qui vogue vers l’éternel.
C’est ici seulement, en honorant les particularités de nos limites que nous sommes susceptibles d’accéder à l’universel, d’être éblouis par l’irremplaçable origine, d’entrevoir par la magie du poème le grand royaume auquel on goûta enfant: le disparate au pied de la barrière.

PARLER SEUL

Il arrive que pour soi
l’on prononce quelques mots
seul sur cette étrange terre
alors la fleurette blanche
le caillou semblable à tous ceux du passé
la brindille de chaume
se trouvent réunis
au pied de la barrière
que l’on ouvre avec lenteur
pour rentrer dans la maison d’argile
tandis que chaises, table, armoire
s’embrasent d’un soleil de gloire.

Jean Follain, Exister

Jean Prod’hom