Ostinato

Le cogito qui fut au XVIIème siècle un immense espoir, une chance, une occasion inouïe – celle de nous éloigner des sensations immédiates afin de les mesurer, prendre de la hauteur pour identifier les objets et leurs contextes, douter enfin des doctrines qui asservissent – demeure aujourd’hui encore une occasion, unique et tragique au regard de l’ambition démesurée de l’homme, l’occasion d’une nouvelle modestie, d’une modestie sans fond.

Jean Prod’hom

Nous sommes pétris de deux substances hétéroclites. L’une, étendue – c’est notre corps – est inféodée à un lieu, à l’heure qu’il est. L’autre, pensante – c’est notre esprit – peut se glisser entre les barreaux du cachot spatio-temporel, revenir dans le passé, se porter dans l’avenir, envisager d’autres endroits, des choses qui ne sont pas encore ou ne sont plus ou qui n’existent pas.

Pierre Bergounioux, Une chambre en Hollande


Nous sommes doubles, faits d’un corps et d’un esprit. le premier est matériel, prisonnier d’une heure – le présent – et d’un lieu (ici, maintenant). Le second, quoique immatériel, n’en est pas moins très réel, puissant et libre. Il peut se transporter ailleurs, revenir dans le passé ou se porter dans l’avenir, imaginer ce qui n’est pas. Tel est le privilège de la pensée. Nous ne sommes pas seuls au monde… Pour faire connaître ce que nous sommes aux autres et pour savoir ce qu’ils pensent, nous nous parlons.

Pierre Bergounioux, Aimer la grammaire


Il a plu aux dieux jaloux de nous assigner la dualité pour partage et la division qui s’ensuit pour destin. Nous avons reçu la vie mais nous nous savons promis à la mort. Nous sommes pétris de deux substances hétéroclites, pourvus d’un corps et munis d’un esprit et celui-ci, lorsqu’il s’éveille, c’est pour constater son essentielle inégalité au monde extérieur et à sa propre intériorité. Nul registre de l’expérience n’échappe à la contradiction qui nous traverse.

Pierre Bergounioux, Couleurs


Si nous pouvons lutter à mort dans le registre symbolique, c’est que nous sommes doubles, ainsi qu’un autre philosophe, français, celui-ci – Descartes – l’a établi au XVIIe siècle, pétris de deux substances: l’une, qu’il qualifie d’étendue, l’autre de pensante. Il s’ensuit que nous pouvons très bien continuer d’exister par corps alors même que ce qui nous qualifie en propre – la pensée de notre être, l’être de notre pensée – a été emporté. Et l’on n’est plus alors qu’un cadavre qui marche.

Pierre Bergounioux, La lutte des consciences dans la littérature


Nous sommes doubles et divisés, engagés dans le monde, agissants, passionnés, émus, agités mais capables, aussi, de recul et de réflexion.

Pierre Bergounioux, La cécité d’Homère

Copier

Nous aurons à reprendre notre copie, ou plutôt à prendre la mesure de cette opération disqualifiée. La copie n’est pas un obstacle à l’originalité mais une de ses conditions. C’est plutôt son déni qui est à l’origine de certaines impasses qui ont conduit l’histoire et la critique à l’accabler de mille maux et de lui dénier quelques incomparables vertus, et principalement celle de lire lentement.

Comme Borges et Pierre Ménard l’ont démontré, la copie est peut-être en son point extrême le lieu de l’interprétation la plus osée. La métaphore la plus risquée, la plus originale, n’est-elle pas en définitive la pâle copie d’elle-même?

Je me souviens d’un chauffeur de bulldozer qui perçait les chemins dans le schiste et le granit de la région de Cros et de Saint-Hippolyte-du-Fort, le long du Vidourle et sous La Fage, en hurlant à tue-tête les fables de la Fontaine apprises à l’école. Les hôtes des Cévennes s’en souviennent encore, les chèvres, les arbres et les hommes, les Gardons, les moutons et les loups.

Il y a copier, copier et puis copier, prendre et reprendre, priser et repriser, écrire et récrire, le Jorat et le Cher, et puis il y a Alain-Fournier et Pierre Bergounioux.

Jean Prod’hom

Personne ne répondit. Nous étions debout tous les trois, le coeur battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l’escalier de la cuisine s’ouvrit: quelqu’un descendit les marches, traversa la cuisine, et se présenta dans l’entrée obscure de la salle à manger. (…)
«Tiens, dit-il, j’ai trouvé ça dans ton grenier. Tu n’y avais donc jamais regardé.»
Il tenait à la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusées déchiquetées courait tout autour; ç’avait dû être le soleil ou la lune au feu d’artifice du Quatorze Juillet.

La cour était déserte encore lorsqu’il descendit. Il fit quelques pas et se trouva comme transporté dans une journée de printemps. Ce fut en effet le matin le plus doux de cet hiver−là. Il faisait du soleil comme aux premiers jours d’avril. Le givre fondait et l’herbe mouillée brillait comme humectée de rosée. Dans les arbres, plusieurs petits oiseaux chantaient et de temps à autre une brise tiédie coulait sur le visage du promeneur.

Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes


Les grands romanciers réalistes, quoiqu’ils soient d’abord préoccupés des rapports nouveaux qui s’instaurent entre les hommes, dans la société révolutionnée, à la ville, ne sauraient négliger la couleur du ciel. (…)
La magie de son unique petit roman tient au pouvoir du personnage central, qui est de faire tourner la roue des saisons. Son premier geste, lorsqu’il arrive, en cours d’année, dans l’école de campagne où sa mère l’a mis en pension, est d’explorer les greniers. Il en tire une pièce de feu d’artifice qui avait raté, lors de la Fête nationale, l’allume, dans la cour déserte, et c’est le soleil du 14 Juillet qui monte en tournoyant au ciel gris, crépusculaire, du premier dimanche d’hiver.

Lorsqu’il ouvre les yeux, au matin du deuxième jour, qui va le combler de bonheur et au-delà, il pourrait se croire transporté au printemps. Dans les arbres, les petits oiseaux chantent et, de temps à autre, une brise tiédie coule sur le visage du héros.

Pierre Bergounioux, Une chambre en Hollande

XV

Midi moins un quart! Lorsque j’entre ce matin au café, les sept survivants de la Société de jeunesse année 1920 sont assis à la table des menteurs dans un état d’ivresse avancé, ils boivent au souvenir de leur premier voyage à Cuba il y a cinquante ans et de leurs dix-huit regrettés camarades. Les gaillards qui n’ont pas lésiné sur le petit blanc ont si bien plombé l’ambiance que les habitués se sont discrètement éclipsés.
Le patron décide alors d’utiliser les grands moyens pour récupérer ses fidèles, il ouvre les fenêtres et ferme les volets, il tire ensuite les rideaux avant de monter les chaises sur les tables.
– C’est l’heure! lance-t-il, on ferme!
Sonnent au clocher de l’église voisine les douze coups de midi.
Les six survivants obéissent alors comme des enfants sages, ils se lèvent et vacillent.
– Bonne nuit! bégaient-ils tout en cherchant la sortie.
Ils passent le seuil. On entend dehors la voix du plus réveillé de ces témoins d’un autre temps:
– Tiens donc! c’est la pleine lune!

Jean Prod’hom