Jardinet d’Hauterive

Posieux / 12 heures

Une mère et un petit enfant prennent du bon temps dans un jardinet des environs de Hauterive, doré à la feuille d’automne. La mère, rêveuse, assise sur un muret qui retient un bout de terre recouvert de fraisiers porte un drôle de chapeau; sa main gauche tient en équilibre un gros livre à la jaquette rouge ouvert en son milieu, qui repose dans les plis de sa longue cape bleu myrtille, ouverte sur une robe couleur cassis, elle ne lit pas. Elle tient une rose blanche dans l’autre main, ouverte, doigts longs et fragiles, la courte tige de la rose pincée entre le pouce et le majeur, le bras relâché. L’enfant est à ses pieds, cheveux en désordre, les yeux et le bras tendus vers la fleur, impatient, un vase aussi gros que sa tête dans l’autre main, un vase vide. Il a le vase, elle a la fleur.
A leur pied des verts, ceux du muguet, de la nivéole et de la pervenche. Derrière eux un bâti de lattes de bois, rouge cerise, enfoncées dans la terre meuble et contre lesquelles grimpent deux rosiers, un rouge et un blanc, aux fleurs rares, souvent défaites à cette saison. Derrière eux une haie vive et, tout en-haut du rameau d’un tout jeune merisier, un chardonneret.
Si les nivéoles et le muguet avaient été en fleur, si le blanc des pétales des fraisiers, le jaune de leurs étamines et le rouge de leurs fruits s’étaient alliés au vert de leurs feuilles, si les oiseaux avaient été plus nombreux, on aurait pensé plus encore qu’aujourd’hui à la Madone aux Fraises du Maître du Jardin de Paradis.

Cloître d’Hauterive

Posieux / 17 heures

Né à Paris dans une famille d’intellectuels catholiques, P-Y étudie quelques années la littérature et la géographie avant de réorienter sa vie. Il se rend alors à Fribourg où il étudie la théologie. C’est un peu par hasard qu’il s’engage ici plutôt que là, une intuition peut-être, ou ce que des amis lui en ont dit. Il s’y engage pour la vie sans que la prêtrise ne le tente, il sera frère et le restera, chargé d’abord du domaine agricole – un peu plus de 12 hectares – de la comptabilité également, depuis quelques années.
Il a déposé ses valises au bord de la Sarine il y a plus de vingt ans et se souvient du premier jour, à sarcler les carreaux du jardin de l’abbaye, entre Tierce et Sexte, puis entre None et Vêpres, à se demander ce que deviendrait sa vie hachée en si petits morceaux. Il lit de moins en moins, deux phrases ou un verset biblique suffisent pour la journée; il préfère le travail dehors dont il a toujours rêvé: les chèvres, les vergers, les vaches, les prés. Le temps passe si vite.
Ce matin il a chassé les taupes qui se sont attaquées aux racines des hautes-tiges plantées ce printemps: pommiers, poiriers, cerisiers, griottiers, pruniers. Cet après-midi il fixe les montants de l’appentis en bois et tuiles plates qui s’appuiera contre le mur du cimetière pour offrir une place ombragée aux visiteurs. Demain, il s’occupera des 400 mètres de haies mêlées de chênes et de merisiers, prévus dans la «requalification du site». Il avance au jour le jour sans les compter, comme si chacun d’eux contenait les autres.
Aujourd’hui le siècle aura raison de la règle, il a sauté none et vêpres, le travail ne pouvait pas attendre. Son silence m’a fait comprendre que les questions que je souhaitais lui poser n’attendaient en définitive que mes propres réponses, simples, patientes, en acte.

Abbaye d’Hauterive

17 heures / Posieux

Promenade sur les falaises qui dominent l’abbaye: boum, boum boum, boum. Je ne comprendrai que plus tard, au retour: sur la rive gauche de la Sarine deux hommes bottés, le fusil à l’épaule et un chien mouillé à leur pied: sangliers et chevreuils qu’ils me disent, c’est fini; bientôt ce sera les renards dont il nous faudra brader les peaux. On guette le ciel depuis ce matin, trop de bise, on n’a pas tiré grand chose. Ils me conduisent un peu plus loin derrière la souche d’un hêtre abattu où les deux hommes ont placé leur butin: deux colverts, plumes vertes, bec jaune, plumes bleues, à côté d’un panneau sur lequel on peut lire Zone de silence de Hauterive.