Ballet

Quelques-uns travaillent solitaires ou par deux, quelques-uns bâillent, l’un est à l’évier et se désaltère, un autre a le visage enfoui dans un livre. Et il y a lui là devant moi qui attire toute mon attention. Le buste bien droit il recopie un texte dans son cahier, il tient une plume dans la main droite à laquelle il fait exécuter un mouvement rapide et vif d’allers et retours somme tout assez commun. Ce qui l’est moins c’est le jeu de la main gauche qui tient un effaceur, et celui qu’elles exécutent toutes deux: un ballet constitué de quelques pas seulement et répétés en boucle.
Avec une dextérité qui déjoue les pièges du trafic, la main gauche de l’élève place vivement l’effaceur entre le pouce et l’index de la main droite au moment où celle-ci a laissé la place au nouveau venu en reléguant la plume entre ce même index et l’annulaire pour l’y bloquer momentanément. La main gauche n’en a pas terminé pour autant puisqu’elle approche aussitôt le pouce et l’index du bouchon qui protège l’extrémité de l’effaceur que lui tend alors la main droite qui est à l’instant au four et au moulin.
Celle-ci dirige la pointe de l’instrument sur le papier puis, par un mouvement analogue à celui que le bec de la plume dessinait tout à l’heure sur le papier, retire ce que celui-ci y a laissé.
L’opération terminée, la main gauche replace le bouchon à l’extrémité de l’effaceur, tenu encore un instant par la main droite, avant que celle-ci ne le remette aux bons soins de la main gauche, chacune des mains se retrouvant alors comme au commencement. Le ballet peut recommencer.

Je m’y rendais chaque année deux ou trois fois, le mercredi après-midi, en serrant dans la main droite une pièce de cinq francs. J’avais à traverser le Valentin et l’avenue Vinet. Je n’attendais pas longtemps. Il m’invitait d’un geste vif à m’asseoir après avoir glissé un tiroir sous le coussin de cuir du fauteuil. Il ressemblait à Steve Warson, cheveux roux, en brosse, menton carré, je l’admirais, on ne se parlait guère. Il jetait dans les airs une cape blanche qui retombait au ralenti sur mes épaules. Je regardais alors dans le miroir, pendant une bonne vingtaine de minutes, l’habile danse qu’exécutaient la paire de ciseaux que faisait cliqueter en continu le prestidigitateur au-dessus de ma tête et le peigne qui virevoltait d’une main à l’autre.

Ecrire, effacer, danser, couper, coiffer, virevolter, c’est tout un.

Jean Prod’hom

VII

En repassant ce matin le seuil du café, j’ai le sentiment de revenir sur le lieu du crime. Je pense à cette petite fille dont j’ai écrasé les doigts il y a une semaine en refermant la porte d’entrée. Pourvu qu’elle n’aboie pas!

Jean Prod’hom

Histoire de l'art 6

Mode Depesche, la compagnie Elca, Sleek magazine, fanzine Sonntagsfreuden, Local Studies,… on ne saurait terminer avec Geoffrey Cottenceau et Romain Rousset sans évoquer les entreprises avec lequelles ils travaillent, sans mentionner les commanditaires auxquels ils sont liés pour le meilleur. Des commanditaires, disons-le tout de suite, qui oeuvrent pour la plupart avec d’autres intentions que celles des commandités, minés par d’autres soucis, engagés dans d’autres labours, pris dans d’autres tourmentes que celles de l’esprit: dans la noble guerre de la concurrence.
Depuis plusieurs siècles, les artistes enchaînés à leur ego n’ont que rarement eu affaire avec les seconds concentrés sur leurs rapines, si bien que les uns et les autres, déliés pour le pire, après avoir choisi leurs sujets et leurs niches par exhaustion, se réfugient avec leurs emplettes, les artistes dans leur quartier, les commerciaux dans le leur.
Faire se rencontrer ceux qui s’excluent trop souvent, joindre ce qui se vend avec ce qui n’est que dépense, joindre ce dont la valeur se chiffre avec ce qui est hors de prix, serait-ce donc désormais possible? Ça l’a toujours été! ici et là aujourd’hui, autrefois à Sienne, à Pise, à Florence, dans la Toscane des beaux jours, ailleurs.
Les uns, en effet, n’auraient-ils pas tout intérêt à s’en remettre aux autres pour ne pas réduire les oeuvres des premiers à leur chiffre et celles des seconds à un numéro de catalogue? Les premiers n’auraient-ils pas quelqu’intérêt à abriter les seconds comme le corps qui abrite l’esprit, comme la grotte qui protège l’aurochs, comme le site que l’hôte explore? Quand aux seconds, en démontant et en remontant le monde qu’ils ont sous les yeux et qu’ils comprennent si mal, n’ont-ils pas la chance de toucher terre à nouveau et l’occasion de faire un peu de lumière. Fuir aussi et enfin ce qui se donne comme art, provocatoirement nul, en tant qu’il réverbère la nullité ambiante et l’entropie culturelle mondialisée (Michel Thévoz, Museums.ch, 3, 2008)?
Comment bon dieu vivrions-nous dans un monde qui n’abrite pas sa représentation et son sens?

Pour que le monde nous devienne accessible, il doit s’abymer, c’est la tâche de ses hôtes. Et Geoffrey Cottenceau et Romain Rousset sont de cette espèce, de nobles hôtes qui ne demandent rien sinon la couche et le couvert. De leur côté les entreprises qui veulent fructifier se doivent d’abriter ces êtres libres qui ne manqueront pas de leur révéler ce qu’elles sont en soulevant la couette sous laquelle elles se calfeutrent et s’assoupissent.

La contribution de Geoffrey Cottenceau et Romain Rousset au Rapport annuel 2007 d’ELCA – une société informatique de services – applique à la lettre ce programme. Lorsque cette société leur ouvre les portes, c’est avec une image fantasmée de l’entreprise qu’ils ont affaire: fondations de pierres dans des mains de fer, organisation du tonnerre de dieu, activités tous azimuts, chiffres à l’appui, santé par la croissance,… Ils démontent d’abord, s’installent ensuite dans leurs meubles, remontent enfin des éléments de la bâtisse: les montagnes sont moins raides, moins coupantes, moins cassantes, moins solides les fondations, souples et de plumes. L’organisation du tonnerre de dieu est un bricolage d’artisans habiles.
Geoffrey Cottenceau et Romain Rousset sont eux aussi d’habiles artisans, ils échafaudent pas à pas – sans feindre un instant l’improvisation – une représentation de ce que ni les entrepreneurs ni leurs clients ne veulent ou peuvent voir, hypnotisés qu’ils sont par l’image délirante de ce que doit être le monde et leurs actions dans le monde.
C’est dire que le commanditaire accueille le loup dans la bergerie. Coexistent désormais dans une seule représentation ce que les commanditaires croient voir et ce qu’ils sont incapables d’observer, Au sérieux des images lisses, solides, fantasmées répondent les échafaudages de l’édifice, la légèreté des fondations, la précarité des équilibres.

Seule une confiance aveugle du commanditaire envers le commandité peut lui amener cette plus-value spirituelle dont il a besoin pour se mettre en mouvement et disposer d’un avenir. C’est à la gloire du commanditaire que d’accepter auprès de lui, sans contrepartie, celui qui abyme le monde. Ensemble les commanditaires et les commandités, le roi et le bouffon, l’organisme et le parasite, l’hôte et son hôte, ensemble mais sans concertation, sans négociation. Les commandités n’ont pas à justifier leurs propres actes ni à illustrer et défendre les bonnes intentions des princes.

On aperçoit dans une mandorle la représentation en pièces et sur pied d’un aurochs, un mot aussi, à peine lisible, quelque chose comme un aphorisme calligraphié sur un mur délabré d’une maison à l’abandon: Qui n’a pas vu double n’a rien vu. Nulle explication nulle mention. Tant mieux!
Ni les uns ni les autres n’auront le dernier mot.

Jean Prod’hom