Deux fois ravi

Il est un peu plus de 10 heures 30 et les élèves travaillent en silence un beau conte de Maupassant, Le Papa de Simon.
Désoeuvré, j’aperçois à travers la vitre de l’une des fenêtres aux cadres turquoise de la villa du Chemin du Mottier un vieil homme qui s’affaire. Dans le ciel file un merle à tire-d’aile, il stoppe son vol, pieds joints sur une branche basse de l’un des trois pins qui se dressent là, devant moi à deux pas… Je me réjouis.
Je me réjouis de ce que l’école, malgré l’orientation qu’elle a prise depuis le commencement, soit encore si proche de ceux qui n’y sont plus et que j’aperçois de temps à autre par les grandes baies vitrées de la classe, enchanté que l’école se dresse en compagnie des arbres et des merles à l’air libre.
Tandis que les élèves s’enfoncent dans une petite ville de province et rejoignent Simon au bord de la rivière, Philippe Remy dans sa forge, Blanchotte dans la chambre, je demeure la tête hors de l’eau, perds le fil de ce pourquoi je suis là, observe les feuillus, nus, qui se dressent dans la pelouse interdite, je devine plus loin le Gros-de-Vaud, le Jura et l’Amérique.
Dans le même temps pourtant, je me sens abandonné, exclu du monde, habité par le sentiment tenace de jouer une partie dans une réalité moindre. J’aimerais être ailleurs, dans le bruit du monde ou le creux des ravins, vivre à mon tour et ne rien attendre, obtenir l’immédiat et m’en suffire.
Comme souvent alors je songe à quelques mots d’Yves Bonnefoy qui me suivent depuis tant d’années.

Il me semble dans ces moments qu’en ce lieu ou presque: là, à deux pas sur la voie que je n’ai pas prise et dont déjà je m’éloigne, oui, c’est là que s’ouvrait un pays d’essence plus haute, où j’aurais pu aller vivre et que désormais j’ai perdu.

Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays
Albert Skira, Paris, 1972

Le mirage a creusé un manque qui m’a écarté de la route, il m’a déposé nulle part, à deux pas de mes rêves, plus proche que jamais des êtres qui s’éloignent.

Jean Prod’hom

3

Au comble de la nécessité, lorsque je prends conscience que nos pas suivent les ornières des chemins d’autrefois et qu’ils ne s’en éloignent pas, j’aperçois, allégé, là tout près, dans les landes mêlées de ronces, la bruyère qui s’incline au souffle de l’imprévu.

Jean Prod’hom

Google

Un ancien élève écrit à la rédaction du Journal, il souhaite que deux textes qu’il a rédigés à l’occasion d’un atelier d’écriture, il y a sept ans, soient retirés du site du Journal, ils lui rappellent de bien mauvais souvenirs, c’était une difficile époque de sa vie. Je retire donc du site les liens qui conduisent à ces deux textes.
Mais Google est une grosse machine mémorielle qui prend un temps important avant de nettoyer les résultats de ses explorations, si bien que, chaque fois que cet ancien élève tape son prénom et son nom sur Google, ceux-ci apparaissent sur une page, suivi de quelques-uns des mots que cet ancien élève veut bannir du monde.
Lorsqu’on tente de télécharger ces deux textes, par un clic sur les adresses fournies par Google, celui-ci signale son impuissance par les mots: Objet non trouvé! Error 404. Ces textes n’existent plus en effet sur aucun serveur. Ce que l’élève voit lorsqu’il tape son prénom et son nom, ce ne sont plus ses textes proprement dits, mais l’empreinte qu’ils ont laissée, des simulacres qui rappellent qu’un objet a existé mais qu’il n’est plus là.
L’élève m’envoie alors plusieurs jours de suite un message dans lequel il me prie instamment de supprimer ces empreintes. Je n’en suis pas capable et j’ai beau le lui répéter; je lui soumets pourtant quelques solutions qui ne le convainquent pas: s’adresser directement à Google – mais il n’est pas si aisé de s’attaquer à une pieuvre géante –, attendre et espérer que la blessure s’atténue, ou renoncer à vouloir supprimer les empreintes de ce qui a été.
Car on ne se débarrasse pas si aisément de son passé. Et comment pourrait-il en être autrement? Comment vivraient les hommes s’ils n’avaient aucun accès à l’ensemble des événements qui les constituent? On ne se refait pas dans la vie comme au poker!
Cet ancien élève est-il condamné désormais à taper son prénom et son nom, indéfiniment, pour s’assurer que rien de son passé ne fait retour? A vouloir escamoter les traces et les images de celui qu’on suppose avoir été, on se condamne aux travaux de Sisyphe. Le déni n’amène aucun réconfort, rien ne nous garantit qu’aucune trace n’existe ici ou là, que nous ne rencontrerons pas, au moment où on s’y attend le moins, demain ou après-demain, celui qu’on avait voulu voir disparaître.
Il est vain, logiquement et ontologiquement, de vouloir s’assurer de l’inexistence de quoi que ce soit.

Jean Prod’hom