Josquin Desprez



Alors qu’un élève relevait – dans la troisième partie du court texte que Jules Verne a consacré en 1883 à Christophe Colomb – la mise en place par le roi Ferdinand du premier service mensuel de transport entre l’Espagne et Haïti, son voisin lève la main et, sans craindre les effets du coq à l’âne, demande si le français d’alors ressemblait à la langue que nous parlons aujourd’hui. Je ne comprends pas immédiatement de quelle langue il veut parler; de celle de Jules Verne? de celle des rivaux français de Christophe Colomb? de celle d’avant?
Je renonce à me perdre en conjectures, et selon le principe pédagogique qui veut que c’est toujours l’occasion qui fait le larron, je décide séance tenante de leur faire entendre d’abord un poème d’amour du treizième siècle, un texte un peu plus tardif ensuite écrit par Jean Molinet, dans lequel on repère aisément les empreintes de notre langue et que Josquins Desprez à mis en musique. Je donne aux élèves une copie du texte avant de leur faire entendre l’enregistrement que l’ensemble Jannequin a réalisé.
Anesthésié par la légère fierté que l’on éprouve parfois d’avoir cru avoir bien joué la partie, mon esprit s’égare et je rêve d’autrefois en cette fin de vendredi après-midi.
En raison du caractère fini de tout ce qui nous advient, je me réveille. J’aperçois alors vingt-six paires d’yeux défaits qui ne me lâchent pas: Josquins Desprez n’a visiblement pas passé!
Je m’étonne et me perds dans d’inutiles explications, dresse un faisceau d’arguments, feins l’étonnement,… Rien n’y fait! Les élèves le disent haut et fort: ils n’écoutent pas cette musique. Pire! ils écoutent tout, sauf cela! Pour faire bon poids, une élève musicienne ajoute:
– Je crois, et j’ai une assez bonne oreille, qu’ils chantaient faux!
J’ai donc tout perdu: les élèves n’auront pas prêté l’oreille à la musique qu’on entendait dans les cours bourguignonnes du seizième siècle ni n’auront prêté attention à ce que le français d’aujourd’hui doit au français d’alors.
Il est 15 heures 30, l’heure de se séparer.
Une élève reste seule en classe. Elle me demande alors:
– Voulez-vous écouter la musique que j’aime bien.
Je n’ai donc pas tout perdu, mais je dois sur le champ commencer mon éducation musicale pour leur faire entendre un jour Josquins Desprez.

Jean Prod’hom

L'émeute à Fontainebleau



Quoique le narrateur du récit classique – disons du récit sur lequel on demande à l’élève de se pencher à l’école – dispose de moyens, au demeurant assez pauvres, pour modifier l’ordre des événements ancrés dans ce qu’on a coutume de nommer le réel, on parle communément du récit comme quelque chose qui avance, qui accélère, qui débraie ici ou là, qui tombe en panne parfois, comme si le récit était un mobile qui allait résolument, mais non sans heurts, de l’avant. L’habitent le plus souvent des personnages qui, d’événement en événement, vont eux-aussi de l’avant, attachés à la résolution de ce qui s’est compliqué au commencement.
Au cours de ce périple qui les ramène à quelques pas du bercail qu’ils ont quitté ou dont le destin les a arrachés, les personnages traversent des mondes, des paysages, des espaces incommensurables que la narration rapproche.
Si les événements se succèdent dans un ordre précis, comblés par une nécessité interne, on ne saurait en dire autant des mondes sur le fond desquels se déroule la succession des événements. Passent les personnages, et le lecteur qui les suit servilement, de monde en monde, des mondes juxtaposés comme les décors au théâtre.
Avec d’autres je me suis demandé si le récit aujourd’hui ne constituait pas d’abord et avant tout l’occasion unique de visiter l’insaisissable milieu, s’il ne devait pas sa survie à la fragile main courante qu’il offre à l’homme de s’y rendre, d’en revenir sans s’y perdre et de lever quelques amers pour l’avenir en direction duquel nous allons à l’estime.
Le récit est le lieu par la médiation duquel l’homme élabore la carte rêvée dont nous sommes encore infiniment éloignés, le récit n’est donc pas mort, nous ne disposons aujourd’hui que d’un patchwork.

– Car enfin que reste-t-il d’un récit lorsqu’on a suivi pas à pas ceux qui l’ont fait avancer?
– Presque rien! Un rien invisible, enfoui, qui recèle autant de valeur que l’objet qui transite dans le jeu du furet, aucune!
– Il reste Fontainebleau.
Les feuilles autour d’eux sussuraient, dans un fouillis d’herbes une grande digitale se balançait, la lumière coulait comme une onde sur le gazon; et le silence était coupé à intervalles rapides par le broutement de la vache qu’on ne voyait plus.
– Il reste 1848.
Quelquefois, ils entendaient tout au long des roulements de tambour. C’était la générale que l’on battait, pour aller défendre Paris.
– Et Frédéric Moreau, l’un des furets de l’Education sentimentale, qui nous fait passer de l’un à l’autre, qui nous fait entendre au coeur de Fontainebleau le coeur de Paris:
– Ah! tiens! l’émeute!

Jean Prod’hom

La note de l'absente



Tout au long de la journée j’ai attendu. J’ai attendu que l’élève qui nous a quittés il y a un mois m’envoie par educanet l’article promis. Ce mercredi c’était son tour et, le jour de son départ, il m’avait confié, ému aux côtés de sa maman, près du banc nouvellement placé en face de l’entrée de la classe 11, qu’il me ferait parvenir son article.
J’ai attendu donc – diffusément – jusqu’au soir. Avant de me coucher, j’ai jeté un dernier coup d’oeil dans ma boîte aux lettres, j’espérais peut-être secrètement que nous ne soyons pas tous déjà complètement oubliés… Cet espoir fait-il partie de nos métiers? Est-ce une faute professionnelle? La nuit fait son travail, tout cela est oublié.
Et pourtant, j’ai beau me sermonner depuis quelques minutes, quelque chose insiste, quelque chose comme une pensée, une bouffée de pensée, une pensée lointaine, sans forme, archaïque, une de ces pensées qui ne nous lâchent pas. Je sais qu’elle ne se retirera que lorsque je lui aurai donné l’esquisse d’une forme…
Je m’inquiète, je m’inquiète pour l’espèce, dont l’une des particularités constitutives est de pouvoir manquer à ce qui la fonde, de pouvoir être anéantie par ce sans quoi elle ne saurait être. Tout homme peut en effet retirer le gage qu’il a engagé, tout homme peut tromper celui qui lui fait confiance, tout homme peut manquer à sa promesse. Mais quelle serait l’identité de l’homme sans les engagements et les promesses à travers lesquelles il devient et demeure? (Si la confiance, l’engagement et la promesse ne trouvent pas leur place dans les programmes ne nos écoles, c’est d’abord parce que ceux-ci les supposent. Nous avons donc pour tâche prioritaire de les maintenir vivants.)
Quoi qu’il en soit et en guise de réparation je substitue mon geste à celui de l’élève. Et je reprends espoir. N’est-ce pas l’élève qui nous a quittés il y a un mois qui fonde en dernier ressort ces lignes.
Je n’ai plus à ouvrir ma boîte aux lettres, son texte m’est bien parvenu, comme promis.

Jean Prod’hom