Holyground

Cobh / 15 heures

Cher Pierre,

On monte en famille, ce matin, dans le train qui roule sur une ligne mise en service par la Cork & Youghal Company en 1862; elle traverse depuis Dublin le sud-est de l’Irlande et longe de Cork le Lee, puis son estuaire: Little Island, Glounthaune, Carrigaloe, Rushbrooke; jusqu’au port de Cobh d’où le Queen appareilla en 1791 pour l’Australie avec à son bord 150 condamnés dont on ne veut plus sur l’île; d’autres centaines de voleurs et de meurtriers, des milliers de brigands et de mécréants les suivront.
Puis ce sera au tour des pauvres et des affamés, cette fois par centaines de milliers à demi-forcés, qui embarqueront sur le Nevada, le Sirius, le Titanic ou le Lusitana pour rejoindre ceux qui les ont précédés en Australie, en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis ou au Canada, et y rester. Des six millions d’Irlandais qui ont fait le mur, deux millions et demi prendront leur billet à Cobh; on le sait, certains n’arriveront jamais à destination. Quant à ceux qui sont restés dans le Kerry, ils assureront le minimum: bistrots, bordels, cantines, ateliers et jetteront leurs filets dans l’eau poissonneuse de la baie; on peut le constater aujourd’hui, tous ne se sont pas enrichis.
Dans le port un peu décati de Cobh, pas de migrants ce matin, mais les croisiéristes du Celebrity Silhouette, un luxueux paquebot de 320 mètres de long et 40 de large, baptisé en 2011 par Michèle Morgan. Les 3000 passagers qui errent sur les quais ont quitté Dublin hier soir et lèveront l’ancre en fin d’après-midi pour Zeebbrugge en Belgique. Ils débarqueront dimanche à Amsterdam après une croisière de 12 jours avec escales – pour 2500 à 8500 francs suisses par personne: Liverpool, Belfast et Dublin.
On a affaire là, évidemment, à une autre filière de la mise au pas des hommes, à une autre pauvreté et à d’autres brigands. Mais la différence n’est au fond pas là: si les premiers ont quitté leur port d’attache, c’était pour ne pas y revenir et recommencer ailleurs; les seconds font au contraire une boucle à laquelle ils sont attachés et qu’ils ne veulent pas rompre, ils voudraient revenir d’Ellis Island avant même d’y être arrivés, et en parler.

 

On the Lane

Clonakilty / 15 heures

D’autant qu’il n’y avait ici à Dombeg, il y a 3000 ans lorsqu’ils sont arrivés, ni lys ni hortensias, ni pâtures ni fuchsias, ni fermettes, ni vaches ni bossettes, ni murettes ni bocages, pas même des pierres levées qui auraient indiqué à ces hommes du bronze que là, s’ils daignaient patienter et attendre un peu, un signe viendrait. Alors ils ont roulé et dressé dans les jours, les mois ou, nul ne le sait, les années qui ont suivi, en cercle, dix-sept pierres en haut des terres maigres qui descendent en pente douce jusqu’à la baie de Rosscarbery; la suite est conjecture.
Il nous a fallu à nous, de Roselodge, deux grosses heures de route difficile pour y parvenir; on a parqué la Skoda à côté d’autres véhicules, en épi serré sur la butte voisine. On s’est mis ensuite à regarder, à chercher en tous sens, aucun de nous ne savait trop bien quoi. Qu’importe, on était tous là dans la même galère au milieu de rien, sur un tapis d’herbe fraîchement taillée, entourée de prairies gagnées à nouveau par des orties et des chèvrefeuilles, des ronces, des églantiers, des fougères et des épines noires; ça a duré ce que ça a duré et chacun de nous s’est éclipsé bientôt à son tour et à voix basse: les signes et les solstices on les attendrait ailleurs, chacun de notre côté. Pour autant qu’on ne les oublie pas.

Garrylucas

Kinsale / 16 heures

Il vient de Dublin et passe chaque année la seconde quinzaine de juillet dans l’un des mobilhomes mis en location par O’Connor en face du Beach Cafe de Garettstown. C’est un arrière-petit-cousin du pêcheur qui récupéra dans sa barque plus de cent passagers d’un célèbre paquebot transatlantique britannique torpillé par les Allemands dans l’après-midi du 7 mai 1915.
Il a longé comme chaque matin la côte jusqu’à Old Head of Kinsale, en mocassins vernis, socquettes blanches et chemise écossaise, tournant le dos à la bruyère et la camomille, maugréant contre les barbelés du club de golf qui l’empêchent de faire le tour de la presqu’île. Il scrute l’estran sous les falaises, avec dans la main un morceau de vaisselle qui provient, me dit-il, du Lusitana, un morceau de vaisselle un peu jauni, que l’océan n’a pu empêcher de vieillir.

Photo / Arthur Prod’hom 

Photo / Arthur Prod’hom